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À quoi sert l’histoire

Hommage à Tzvetan Todorov, et plus précisément à l’un de ses livres, La fragilité du bien

par Pierre Tevanian
7 février 2017

Au milieu d’une oeuvre riche et généreuse sur la littérature et les questions sociales et politiques, en particulier sur les rapports passé / présent et identité / altérité, Tzvetan Todorov avait coordonné en 1999 un livre important dont le titre fait volontairement écho à La banalité du mal de Hannah Arendt : La fragilité du bien. Il s’agissait, pour le dire brièvement, de s’intéresser aux exceptions d’une règle qui est l’indifférence face à la persécution de l’autre, et la complicité active et passive face au mal porté par une autorité politique. En hommage à Tzvetan Todorov qui vient de disparaître, voici quelques réflexions sur un grand petit livre.

La Bulgarie fut, avec le Danemark, le seul pays occupé dont la population juive n’a pas été déportée et exterminée. Le livre de Tzvetan Todorov s’attache à faire connaître cette exception et à en comprendre les raisons. Il propose un choix de documents d’époque (articles de presse, pétitions politiques, correspondance des dirigeants allemands et bulgares, etc.), précédés d’une introduction qui en rappelle le contexte. Ces documents montrent que le “miracle bulgare” s’explique par la mobilisation de tous en faveur de la minorité juive : si les Juifs ont été sauvés, c’est grâce à la conjonction de nombreuses actions (manifestations, pétitions publiques, pressions auprès du gouverneur) qui ont été menées par quasiment tous les secteurs de la société bulgare : la société civile, l’Église, l’ensemble des partis politiques et certaines organisations syndicales (notamment les avocats et les écrivains).

Le livre montre aussi les limites de “l’exception bulgare” : si les Juifs de nationalité bulgare furent sauvés, il n’en est pas allé de même des Juifs étrangers, dont les autorités acceptèrent l’expulsion vers des pays où aucune force importante ne s’opposa à la “Solution finale”. Mais l’un des grands intérêts des textes rassemblés est de relativiser l’argument toujours avancé pour expliquer voire excuser la complicité active ou passive qui fut la règle dans presque toute l’Europe, en particulier en France : “on ne pouvait rien faire”. Les condamnations rétrospectives auraient le tort, nous dit-on, de méconnaître la pression qui pesait sur les pays occupés. Ce que pourtant rappelle l’histoire bulgare, c’est que même dans un pays occupé par l’armée d’un régime tyrannique, une action de la société civile demeure possible et efficace.

Le livre de Todorov balaie d’autres idées reçues : l’idée que la passivité face à l’entreprise génocidaire pourrait s’expliquer, voire s’excuser, du fait de la “confusion de l’époque”, et l’idée que la notion de “crime contre l’humanité” serait anachronique. Quand on lit les pétitions publiées en Bulgarie, on s’aperçoit que l’époque n’a pas été “confuse” pour tout le monde. Il y a eu en Bulgarie une conscience claire des enjeux moraux de la “question juive”, et un usage précis de la notion de crime contre l’humanité, avec un argumentaire très précis dénonçant les persécutions anti-juives au nom de trois principes, le droit positif, le droit naturel et l’histoire : les discriminations par l’origine sont contraires aux principes de la constitution ; elles s’opposent au droit naturel (ou divin) ; enfin, elles déshonorent à jamais ceux qui les acceptent et les exposent au jugement sévère des générations futures. Le “contexte de l’époque” s’avère en somme plus divers qu’on ne le pensait, et le contraste est même saisissant entre la rigueur intellectuelle et morale des organisations d’avocats bulgares et l’attitude de leurs homologues français, qui dès les années 1930, donc bien avant la défaite et l’occupation allemande, furent parmi les plus actifs militants en faveur des discriminations par la nationalité ou l’origine.

En mettant en évidence ce contraste, La fragilité du bien pose toute une série de questions : qu’est-ce qui explique que le climat intellectuel, moral et politique européen ait été si divers ? Qu’est-ce qui, dans l’histoire bulgare, a permis un courage et une lucidité hélas exceptionnelle en Europe ? Les hypothèses avancées par Tzvetan Todorov méritent réflexion : l’absence en Bulgarie d’un fort “sentiment national”, un penchant pour l’autocritique, et donc la réflexivité, et enfin le poids de la mémoire. L’un des arguments souvent avancés en Bulgarie contre les persécutions antijuives est, en substance, le suivant : après ce que nous avons tous subi de l’occupant ottoman, comment pouvons nous faire subir la même chose à nos propres minorités ? Le cas bulgare apporte ainsi un cinglant démenti à l’idée reçue suivant laquelle les victimes deviennent fatalement des bourreaux.