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Admettre le meurtre, nier le crime

Le génocide des Arméniens et sa négation dans les mémoires des Jeunes-Turcs unionistes

par Duygu Tasalp
24 avril 2023

Il y a aujourd’hui cent-huit ans, le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur ottoman Talât Pacha ordonne l’arrestation des intellectuels ou notables arméniens à Constantinople : ecclésiastiques, médecins, éditeurs, journalistes, avocats, enseignants, hommes politiques, ce sont plus de 2000 personnes qui sont arrêtées en quelques jours, avant d’être déportées puis massacrées. Ces journées marquent le déclenchement officiel d’un génocide planifié et initié plusieurs semaines plus tôt par le parti au pouvoir à l’époque, le Comité Union et Progrès, qui coûtera la vie à plus d’un million de personnes, soit près des deux tiers de la population arménienne. Dans son Carnet personnel publié en 2005 et surnommé le « Carnet noir », le ministre Talât Pacha lui-même revendiquera un bilan de plus d’1,2 million de morts, soit 77% de la population arménienne. À l’occasion de l’anniversaire d’un génocide toujours pas reconnu par les autorités turques, nous avons choisi de revenir sur ce mouvement des « Jeunes-turcs unionistes », sur son idéologie et sur son héritage mémoriel dans la Turquie contemporaine, auxquels s’est consacrée Duygu Tasalp, dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales. Les lignes qui suivent sont plus précisément consacrées aux nombreux recueils de « mémoires » publiés par des Jeunes Turcs dans l’après-coup du génocide : un corpus qui constitue, selon la sociologue et historienne Fatma Muge Goçek, « le premier matériau de l’historiographie négationniste turque »...

Le premier tome du journal de Goebbels a été vendu en France à 25000 exemplaires (45000 en tout pour les quatre tomes). La curiosité, le désir secret de voir un « bourreau », un « monstre » dans son intimité, ont certainement contribué à ce succès éditorial. En Turquie, les mémoires et autres écrits « privés » des Jeunes-Turcs unionistes sont également des publications à succès. Ainsi, le « carnet noir » de Talât Pacha – chef du Comité Union et Progrès, ministre de l’Intérieur (1913-1917) de l’Empire ottoman, puis grand vizir (1917-1918) et l’un des principaux responsables des crimes commis contre les populations non-musulmanes de l’Empire durant la Première Guerre Mondiale – carnet publié en 2009 en Turquie par le journaliste Murat Bardakçi, a été un best-seller.

Là encore cela s’explique par l’idée de voir de plus près, non pas des bourreaux, puisqu’il ne sont pas perçus comme tels en Turquie, mais des grands hommes, des héros de la nation, des pères-fondateurs ainsi qu’ils sont célébrés par la majorité de la classe politique turque, au-delà de tous clivages partisans. Chez l’historien des génocides, l’intérêt porté à ces documents écrits après, cacherait l’espoir inavoué de voir l’expression d’une confession, d’un aveu associé à un certain regret, un remords. Ou encore, cet intérêt serait motivé par la volonté d’évaluer la distance entre « eux » et « nous », autrement dit, d’évaluer leur humanité… Il va sans dire qu’une recherche basée sur un tel point de départ, téléologique et orienté, serait vouée à l’échec.

Tout d’abord, pour les mémoires des Jeunes-Turcs unionistes, il faut d’emblée abandonner les désignations d’ « écrits privés » ou « écrits intimes ». En effet, malgré leurs titres qui suggèrent un discours privé (Mes souvenirs, Ma vie…), il s’agit bien de discours publics puisque publiés – et destinés depuis le début à l’être – et surtout de discours politiques. La question se pose alors de la pertinence de leur typologisation comme « écrits autobiographiques ». Nous faisons le choix de garder la désignation de « mémoires », mais moins au sens premier d’ « écrit qui rappelle la vie, les événements auxquels est associée une personne », qu’à celui d’ « exposé qui attire l’attention de quelqu’un sur une question précise »  [1]. En effet, nous le verrons plus bas, c’est bien cette définition qui semble le mieux appropriée aux écrits des Jeunes-Turcs d’après la Première Guerre Mondiale.

Toujours sur le plan méthodologique, la question pourrait se poser d’une grille spécifique d’interrogation, différente de celle servant à l’interprétation des récits des victimes, puisqu’il s’agirait là de déjouer les logiques de travestissement propres aux récits de criminels. Cependant, nous refusons de nous engouffrer dans ce piège : car si les Jeunes-Turcs unionistes mentent dans leurs mémoires (comme tous les mémorialistes d’ailleurs, l’écriture du moi étant inévitablement mensongère [2]), ils ne mentent pas toujours. Il ne revient pas à l’historien de dire s’ils mentent ou pas, mais d’expliquer leurs mensonges comme leurs vérités, la vérité de leur groupe et ses rapports complexes avec la réalité. En d’autres termes, il ne s’agit pas de considérer les mémoires des Unionistes comme récit « vrai » ou « faux », mais comme des textes littéraires, des textes écrits, écrits par des hommes et dans des contextes particuliers. Il s’agit donc, en contextualisant ces documents, de repérer les raisons sociales et politiques, les « besoins historiques » à l’origine de leur écriture.

Les traces d’un univers mental

Quelle fut jusqu’à présent la place des mémoires des Jeunes-Turcs unionistes dans l’historiographie ? En Turquie même, ces documents apparaissent dans un premier temps comme ce qu’ils prétendent être : des livres d’histoire, sur le Comité Union et Progrès, sur la guerre, sur la lutte de libération nationale, etc. Ils sont également utilisés par des historiens turcs, mais avec une lecture exclusivement « documentaliste » qui considère les mémoires comme des « récits vrais » ne nécessitant pas d’être interrogés.

C’est un historien non-turc, Erik-Jan Zürcher, qui le premier évoque cette nécessité. Dans un article écrit en 1986  [3], l’historien explique ce choix méthodologique : selon lui, si dans la hiérarchisation communément admise des sources historiques, l’archive en tant que « source primaire » tient la première place, cela suppose le problème de l’accès qui, dans un pays comme la Turquie, par exemple, est limité. D’où, selon lui, la nécessité de s’intéresser aux « sources alternatives » : c’est-à-dire les archives « étrangères », les collections documentaires publiées, la presse, et enfin les mémoires et autobiographies des protagonistes de l’époque. Mais avant de s’intéresser au contenu de ces écrits, explique Zürcher, il faut les soumettre à un questionnement préalable : qui est l’auteur, quelles sont ses motivations, que dit-il et que cache-t-il, mais surtout pourquoi, et pourquoi le livre est-il écrit et publié à tel et tel moment et pas à un autre, etc. Ainsi dans The Unioniste Factor, Zürcher, comme Sükrü Hanioglu ensuite  [4], soumet les mémoires des Unionistes à l’épreuve les uns des autres, et à l’épreuve d’autres sources comme la presse, et les archives disponibles et accessibles.

Dans l’historiographie du génocide arménien, en revanche, les mémoires des Jeunes-Turcs unionistes sont quasiment absents, en dépit – ou en raison même ? – du fait qu’ils constituent, selon Fatma Müge Göçek, « le premier matériau de l’historiographie négationniste turque »  [5]. L’historienne considère en effet l’écriture de ces mémoires comme la première construction d’un récit sur les événements de 1915. Dans un effort de contextualisation, elle situe ces écrits comme précédant et divergeant du fameux Discours (Nutuk) de Mustafa Kemal – un discours qui lui-même prend la forme de « mémoires », et qui constitue la trame centrale de l’historiographie officielle actuelle. La faible exploitation des mémoires des responsables unionistes dans l’historiographie occidentale peut s’expliquer justement par le fait qu’ils sont écrits par les « bourreaux » et qu’a priori, ceux-ci sont censés nier leur crime, c’est-à-dire ce que l’historiographie occidentale tentait dans un premier temps de prouver. Cette focalisation sur la preuve a eu de plus pour conséquence que les historiens non-turcs ont privilégié les archives, en tant que documents « objectifs » et donc irréfutables.

Or il est absolument nécessaire de se libérer de cette « fétichisation », pour reprendre le mot de Hülya Adak, du document d’archive [6], qui résulte en fait de la manipulation négationniste. Dans quelle mesure l’archive serait-elle plus objective qu’un autre document, quand on sait qu’elle est, autant que le témoignage, par exemple, l’oeuvre de l’homme, et même de l’autorité étatique, qu’elle est produite, enregistrée, sélectionnée, détruite ou épargnée par cette autorité ? La subjectivité de la source doit être considérée, non pas comme un indice de fiabilité, mais comme un objet historique en tant que tel. Ainsi, les mémoires des responsables unionistes, en raison même de leur caractère subjectif, présentent un intérêt considérable pour l’historiographie du génocide arménien : en tant que trace laissée par les génocidaires sur la manière dont ils concevaient, se remémoraient et exprimaient le génocide. Ces documents sont importants moins pour les faits qu’ils rapportent que pour la manière dont ces faits sont perçus et rapportés, et ce que cela nous apprend des idées, de l’idéologie, de « l’univers mental » des génocidaires. Le génocide qui est lui même avant tout un « processus mental » selon Jacques Sémelin [7], y est exprimé en mots par ceux qui l’ont commis. Nous pourrions aller plus loin, en suggérant que l’écriture des mémoires constitue une étape à part entière – l’ultime étape – du génocide.

Une « mission historique »

Presque tous les responsables unionistes, s’ils en ont eu le temps, ont écrit leurs mémoires. Même ceux qui n’étaient pas des intellectuels ou des écrivains. Pourquoi ? Il faut d’abord évoquer la probabilité d’un processus communicatif – « j’écris parce que les autres ont écrit » – associé à un aspect épique : il s’agit pour chacun de se tailler une place dans l’histoire. On ressent souvent à la lecture de leurs récits leur propre sentiment de l’historicité de leurs actes. Il s’agit pour eux, avant tout peut-être, d’une grande aventure historique. Ils ont la conviction d’avoir répondu à « l’appel de l’Histoire », d’avoir accompli une « grande oeuvre » mémorable – et c’est pourquoi ils ne nient pas cette « oeuvre ». Talat Pacha fait même dire à des officiers russes, à propos des Arméniens : « il aurait fallu qu’il n’en reste plus un seul » – et il ajoute, en son nom : « ils sont semé le vent, et récolté la tempête ».

En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, aucun de ces écrits ne remet en question l’occurrence des « massacres » arméniens, ni leur ampleur, ni leur signification réelle. Ils se focalisent plutôt sur les raisons de leurs décisions et de leur application, et surtout sur leur conséquence « bénéfique » : ils ont « sauvé » la Turquie de la partition et de la disparition. Les auteurs des mémoires voient les crimes qu’ils ont commis comme un devoir dans le service de la patrie turque. Les mémoires des Unionistes sont bien le lieu d’expression du triomphe d’une vision étatique « proto-nationale »  [8] qui perçoit la structure de l’empire ottoman comme inadéquate, et la position des sujets arméniens au sein de cet empire comme problématique. Cette conception de la présence – physique, matérielle et sociale – des Arméniens comme un problème qui était à résoudre, et qui surtout a été résolu, est clairement exprimée dans les mémoires. La solution choisie a donné la priorité à la préservation de l’Etat et des musulmans, avant tout, et les auteurs justifient leurs actions en fonction de cette priorité.

Par ailleurs, s’ils écrivent tous, il est remarquable également qu’ils écrivent tous quasiment la même chose. Il s’agit bien du récit d’une expérience collective, traduisant une subjectivité collective et un sentiment partagé d’appartenir à un même comité, et à une même génération. La similitude frappante de leurs récits peut aussi s’expliquer par une certaine solidarité, dans un contexte de persécution de leur groupe (les procès de l’après-guerre menés par les cours martiales d’Istanbul). Sur le plan méthodologique, cela implique pour l’historien d’adopter une lecture lente, afin de faire apparaître les singularités, aussi importantes que les similitudes.

Outre la dimension de plaidoirie, il faut aussi mentionner, parmi les raisons d’être de l’écriture des mémoires, la difficulté de sortir d’un « temps historique ». C’est cette difficulté, voire cette impossibilité, qui a conduit certains responsables unionistes à se suicider après la guerre, comme le Dr Mehmed Reshit, ardent unioniste gouverneur de Diyarbekir pendant le génocide, plus que la peur de la reddition et de la condamnation. De même que, comme l’explique Nicolas Jallot, l’écriture de mémoires de guerre par les soldats français après la Première Guerre Mondiale permettait de « retrouver la guerre », moment majeur, moment historique dans la vie d’une personne ordinaire, de même les Jeunes-Turcs unionistes, en écrivant leurs mémoires, retrouvaient pour quelques instants leur moment. Il s’agissait pour eux, sinon de « retrouver la guerre », de la « refaire », c’est-à-dire de la re-présenter, sous un nouveau jour, notamment pour se déresponsabiliser d’un conflit exceptionnellement meurtrier et d’une défaite catastrophique sur le plan géopolitique.

En effet, dans leurs mémoires, la question de l’entrée dans la guerre et de la responsabilité de la défaite est presque aussi centrale que celle de la destruction des Arméniens – comme si la guerre, la défaite et l’effondrement de l’Empire étaient « le crime » le plus important dont ils étaient accusés. Et si aucun regret n’est exprimé pour les massacres de populations, ni même pour les soldats morts, les seuls regrets que l’on trouve exprimés dans les mémoires des Jeunes-Turcs concernent l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne.

Les mémoires des Jeunes-Turcs unionistes comportent par ailleurs une dimension de réponse : ils sont écrits en réponse aux récits des survivants arméniens, et aux témoignages d’observateurs étrangers publiés après la guerre. D’ailleurs, Talât Pacha et Cemal Pacha, dans leurs mémoires, s’adressent parfois directement aux anciens ambassadeurs américain et russe dans l’Empire Ottoman, Henry Morgenthau et André Mandelstam, qui ont tous deux publié au lendemain du conflit des livres comportant des témoignages accablants sur les déportations des Arméniens [9].

Dans cette logique de défense et de justification, les responsables unionistes évoquent avec force détails les massacres de populations turques commis par des bandes d’Arméniens, après les déportations et les massacres de 1915, mais aussi des atrocités commises par d’autres, non pas des Arméniens, mais des Chrétiens, dans les Balkans durant les guerres balkaniques… On est là dans un discours complotiste et vengeur complètement anhistorique et anachronique, dans lequel les Turcs et les Musulmans en général sont présentés comme les victimes éternelles d’injustices de la part des Occidentaux-Chrétiens. A titre d’exemple, on peut lire dans les mémoires de Talât Pacha :

« Les Arméniens se sont toujours approprié le rôle de ceux qui se font écraser et ont réussi, grâce à leur haut degré de connaissance et à leur religion, à faire croire au monde entier qu’ils avaient été les victimes des actes les plus graves »  [10]

« C’était soit eux, soit nous »

En définitive, passé le moment obligé d’un appel au pardon qui semble être de pure forme, et pour une faute qui semble être davantage l’entrée en guerre que l’extermination de tout un peuple, les Jeunes Turcs se posent comme innocents voire vertueux : les « intentions » étaient bonnes, et seule peut être déplorée la candeur et « l’idéalisme » de la « jeunesse ». Les auteurs de ces mémoires se posent même comme les véritables victimes : ils sont les héros et martyrs de la Patrie, les « combattants de la liberté » qui se sont « sacrifiés » pour sauver une Turquie trompée par les puissance impérialistes, trahie par les Arabes, menacée enfin par les Arméniens.

Les auteurs parviennent ainsi à priver les victimes réelles de leur statut de victime. Sous leur plume, l’Arménien ment, l’Arménien se complaît dans son rôle de victime. L’Arménien est perçu dans une vision social-darwiniste comme une entité dont l’existence menace celle du Turc, autre entité. Cette vision social-darwiniste se manifeste de manière particulièrement explicite dans un extrait des mémoires de Mithat Sükrü Bleda, qui fut Secrétaire Général du Comité Union et Progrès de 1911 à 1917 [11], rapportant un dialogue qu’il aurait eu avec le gouverneur de la Province de Diyarbakir, le docteur Mehmed Resit Bey :

« Il fit savoir qu’il voulait s’entretenir avec moi. J’acceptai immédiatement. Quand il s’assit dans le fauteuil en face de moi, il était évident que nous étions tous deux nerveux. Je lui demandai sur un ton très sérieux :

"Vous êtes médecin… Votre mission est de sauver des vies. Comment avez-vous pu fermer les yeux sur le fait que tant de personnes aient été jetées dans les bras de la mort ?"

Dr Resit Bey regarda mon visage, puis après un long silence, il me répondit sur un ton au moins aussi dur que le mien :

"Le fait d’être médecin ne pouvait me faire oublier ma nationalité. Resit est un médecin, bien sûr, et il devait adapter ses comportements dans le cadre de sa profession. Mais Dr Resit était avant tout venu au monde en tant que Turc. Ma nationalité passe avant tout. Lorsque j’étais à Diyarbakir, j’ai vu les aides que recevaient les Arméniens de l’intérieur et de l’extérieur, j’ai vu la prospérité dans laquelle ils vivaient grâce à ces aides, et j’ai vu comment, nourris de sentiments effrayants, ils ont attenté à la vie de notre patrie. Si vous aviez eu la possibilité et l’occasion de voir tout cela de près, comme moi, vous ne me calomnieriez pas comme ça aujourd’hui. Les Arméniens à l’Est sont tellement montés contre nous, que si nous les avions laissés à leur place, il aurait été impossible de trouver, ne serait-ce qu’un seul Turc vivant, de voir un seul Musulman en vie (…). Si nous avions laissé en liberté cette organisation qui s’étendait jusqu’aux quatre coins de l’Anatolie, en peu de temps, il nous aurait fallu chercher les Turcs en Anatolie avec une bougie. C’est-à-dire que c’était soit eux, soit nous… [Yani ya onlar bizi, ya bis onlari]. Ils s’étaient convaincus et avaient décidé de nous anéantir. Si tel n’avait pas été le cas, évidemment, cela ne nous aurait pas traversé l’esprit de nous en prendre à des innocents. Mais il était évident qu’ils se préparaient à nous faire disparaître. Aussi, comprenez qu’ils nous avaient conduit à la légitime défense. Dans cette situation je pris ma tête entre mes deux mains et je réfléchis : Eh Dr Resit, me suis-je dit, il y a deux possibilités : soit les Arméniens vont nettoyer les Turcs, et vont prendre possession de ce pays, soit ils vont être nettoyés par les Turcs. Entre ces deux options, je ne pouvais pas hésiter. J’étais forcé de choisir, et je fis mon choix. Ma turcité l’a emporté sur mon métier de médecin, il ne pouvait en être autrement, et finalement je me suis dit : plutôt qu’ils nous fassent disparaître, nous devons les faire disparaître.

- Docteur, n’avez-vous pas mauvaise conscience ?

- Je n’ai pas fait cela pour la gloire personnelle ou pour me remplir les poches. J’ai vu que la patrie nous échappait, au nom de ma nation, j’ai fermé les yeux et me suis lancé en avant avec hardiesse…

- Et la responsabilité historique ?

- Si l’histoire me tient responsable, qu’il en soit ainsi. Je ne me soucie pas de ce que les autres nations écrivent ou écriront sur moi…" »  [12]

Le cynisme est poussé à l’extrême, si bien que l’existence même de l’Arménien est niée. Ainsi, dans ses mémoires, la romancière Halide Edip Adivar refuse de reconnaître que la petite orpheline Jalé, rencontrée à l’orphelinat d’Aïntoura, était arménienne, alors qu’en 1919,la commission internationale pour la séparation des enfants la déclara arménienne « avec un certain nombre d’autres enfants turcs » comme elle le précise elle-même dans l’épilogue. « Demandez à Mère Halide », aurait répondu Jalé à la commission, « elle vous dira que je ne suis pas arménienne »  [13]. L’Arménien ne peut plus exister qu’en tant qu’ennemi et terroriste. Une petite orpheline innocente ne peut donc pas être arménienne.

Un parachèvement du génocide

En 1919, au moment où Jalé prononce ces mots, les Unionistes ne sont plus au pouvoir, mais ils le contrôlent :

- le nouveau cabinet formé après la guerre compte parmi ses membres des hommes choisis par Talât Pacha lui-même ;

- le Parlement est toujours composé d’une large majorité unioniste, la bureaucratie et notamment la police et l’armée sont largement tenues par des Unionistes ;

- le Comité Union et Progrès est toujours la force politique dominante dans les provinces également.

La conception d’un hiatus entre la chute du régime unioniste à l’automne 1918 et la résurrection nationaliste turque à partir de 1919 – un des traits standards de l’histoire kémaliste officielle – a été considérablement remise en question par Erik-Jan Zürcher. La guerre est perdue, mais la lutte continue, et elle est menée par les mêmes hommes. Quant au génocide, on en est alors au stade des « finitions » : les Arméniens ne sont plus là, il s’agit maintenant de convaincre l’Entente que les territoires où les Arméniens ne se trouvent plus, étaient « authentiquement » turcs et devaient par conséquent être sous administration turque, conformément au principe d’auto-détermination. C’est l’objectif des « Sociétés pour la défense des droits nationaux » qui essaiment partout…

C’est aussi l’objectif des mémoires écrits et publiés par les Unionistes. Ainsi Talât Pacha explique dans ses mémoires que si les violences commises contre les Arméniens relevaient de la légitime défense, les revendications des Arméniens elles, étaient « illégitimes » car, selon Talât Pacha se référant au « principe wilsonien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la légitimité vient de la majorité, c’est-à-dire du plus grand nombre »  [14]. Or, nous précise Talât ensuite, les Arméniens ne sont plus là, comment pourraient-ils revendiquer un tel droit… Dans la même logique, et comme en guise de bilan, Cemal Pacha écrit dans ses mémoires que « l’Anatolie appartient aux peuples purs des Turcs et des Kurdes »  [15].

C’est en ce sens que les mémoires des responsables unionistes peuvent être considérés comme faisant partie intégrante du processus génocidaire. Ils participent de la phase ultime du génocide, et témoignent en même temps de sa finalité : les Arméniens n’existent plus. Ces discours, s’ils ont été publiés dans un contexte particulier, étaient en fait surtout destinés à la postérité. Les Jeunes-Turcs écrivent pour les générations futures. Et la continuité remarquable entre leurs discours et le discours officiel de l’Etat turc actuel montre qu’ils ont atteint leur but. Depuis une quinzaine d’années surtout, leurs mémoires sont abondamment publiés en Turquie. Cette diffusion néanmoins ne s’accompagne pas d’un intérêt de la part des historiens et, en fin de compte, alimente surtout un négationnisme qui, depuis cent ans, emprunte la rhétorique, l’argumentaire, les mots des génocidaires et leur logique. Une logique qui consiste à admettre le meurtre, mais nier le crime.

Notes

[1Définition tirée du Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFi) :
Écrit sommaire qui vise à informer. Mon père a remis à l’empereur le mémoire adressé par toi. Le récit de tes attentats avait irrité sa justice (LA MARTELIÈRE, Robert, 1793, V, 9, p.71). Le maréchal de Belle-Isle, voyant que M. de Choiseul prenait trop d’ascendant, fit faire contre lui un mémoire pour le roi, par le jésuite Neuville (CHAMFORT, Caract. et anecd., 1794, p.135). Mémoire justificatif. Madame de Longueville (...) lui transmit, quelques jours après, un mémoire justificatif, dressé par M. Arnauld. Ce mémoire, en forme d’argumentation, était raide et peu adroit (SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t.4, 1859, p.79).

DR. Écrit où sont consignés les motifs d’un plaideur. Si Greslou était condamné, il déposerait le mémoire entre les mains du président, sur l’heure même  (BOURGET, Disciple, 1889, p.223)
Lien URL : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?13;s=2790896205;r=1;nat=;sol=2 ;

[2LEJEUNE Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975

[3E.J. ZÜRCHER, “The Young Turks Memoirs as a historical source : Kâzim Karabekir’s Istiklal Harbimiz”, in : Middle Eastern Studies, Vol. 22, No. 4 (Oct., 1986), pp. 562-570 [Published by : Taylor & Francis, Ltd. Stable URL : http://www.jstor.org/stable/4283142 Accessed : 23/01/2014].

[4HANIOGLU Sükrü, Preparation for a Revolution, New York, Oxford University Press, 2001 ; The Young Turks in opposition, New York , Oxford University Press, 1995

[5MÜGE GÖCEK Fatma, BLOXHAM Donald, « The Armenian Genocide” in : STONE Dan (éd.), The Historiography of Genocide, Palgrave Macmillan, New York, 2008, p.345-372

[6ADAK Hülya, « Identifying the “internal tumors” of World War I : Talât Pasa’nin Hatiralari (Talat Pasa’s Memoirs) or the travels of a unionist apologia into “History” »

[7SÉMELIN Jacques, Purifier et Détruire : usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005

[8MÜGE GÖCEK Fatma, BLOXHAM Donald, « The Armenian Genocide” in : STONE Dan (éd.), The Historiography of Genocide, Palgrave Macmillan, New York, 2008, p.345-372

[9MANDELSTAM André, Le sort de l’Empire Ottoman, Payot, 1917 ; MORGENTHAU Henry, Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau : vingt-six mois en Turquie, Paris, Payot, 1919

[10TALAT Pasa, Talât Pasa’nin anilari (haz : A. Kabacali, Istanbul, Türkiye Is Bankasi Kültür Yayinlari, 2011 (6ème édition), p.75

[11Seul membre permanent du Comité Central, Mithat Sükrü Bleda avait eu en charge les relations entre le Comité et l’Organisation Spéciale, qui organisa le génocide.

[12BLEDA Mithat Sükrü, Imparatorlugun çöküsü, Istanbul, Remzi, 1979, p.56-59. Traduction : Duygu Tasalp.

[13ADIVAR Halide Edip, House with wisteria. Memoirs of Turkey Old and New (with an introduction by Sibel Erol), New Brunswick and London, Transaction Publishers, 2009

[14TALAT Pasa, Talât Pasa’nin anilari (haz : A. Kabacali, Istanbul, Türkiye Is Bankasi Kültür Yayinlari, 2011 (6ème édition) p.156

[15CEMAL Pasa (haz. : Alpay KABACALI), Ittihat ve Terakki, I. Dünya savasi Hatiralari, Istanbul, Türkiye Is Bankasi Kültür Yayinlari, 2010 (5ème édition)