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Au nom d’Orwell…

Réflexions sur la délinquance, les Noirs, les Arabes, les Zemmour, les Zemmouristes de droite et les Zemmouristes de gauche

par Faysal Riad
14 janvier 2011

« Aujourd’hui, on met en cause la liberté d’expression dans notre pays. C’est la société orwellienne que certains veulent organiser ! ». Ainsi parlait Lionel Luca, député UMP, ce mercredi 12 janvier 2011, à l’occasion du procès Zemmour. Orwell ! Une référence déjà mobilisée il y a quelques mois par le magistrat Philippe Bilger et le journaliste Brice Couturier pour voler au secours d’Eric Zemmour. Bilger et Couturier font en effet partie de ces gens qui, avant Lionel Luca, Jacques Myard, Bernard Debré, Christan Vanneste, Claude Goasguen ou l’ineffable Jean-Pierre Chevènement, ont tenu à prendre la défense de l’éditocrate le plus à droite de France  [1], en faisant de ses propos – sur les « trafiquants » qui seraient pour la plupart « noirs ou arabes » – le simple « constat » d’une « réalité » observable. À l’heure où ce sinistre plaidoyer fait retour, il n’est pas inutile d’en ré-examiner les ressorts, les présupposés et les points aveugles – et c’est ce que propose ce texte de Faysal Riad.

Il serait fastidieux de réfuter chaque propos débile de ce journaliste omniprésent dans les médias [2] D’ailleurs, Bilger et Couturier ne prétendent pas à proprement parler défendre toute la thèse de Zemmour, ils se contentent, disent-ils, de s’attaquer au « politiquement-correct » – vous savez, ce « tabou » qui interdirait d’énoncer des vérités, des évidences, des réalités que le bon sens et la bonne foi nous obligent à reconnaître... C’est donc sur cette posture « anti-politiquement-correct » de plus en plus répandue que je voudrais m’attarder.

Quelle est donc cette évidence que les deux compères prétendent pouvoir confirmer courageusement sans pour autant adhérer à la pensée de Zemmour ?

La voici :

« Pourquoi on est contrôlé 17 fois ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs ou arabes, c’est comme ça, c’est un fait. »

Premier problème

En prenant la défense de Zemmour, le journaliste et le procureur général s’intéressent uniquement à la deuxième partie de la phrase :

« La plupart des trafiquants sont noirs ou arabes, c’est comme ça, c’est un fait ».

Cela leur semble en effet indiscutable et ils trouvent injuste, angélique et « politiquement correct » toute volonté de nuancer, relativiser voire réfuter complètement une telle allégation.
Mais la phrase ne se contentait pas d’établir ce que ces gens considèrent comme étant un simple constat : elle justifie aussi le harcèlement policier et le contrôle au faciès. Sans assumer cette abomination, les défenseurs de ce pseudo-constat n’admettent pas – ou omettent de signaler – que si ce qu’ils disent est vrai, cela donnerait un peu de biscuits à ceux qui voudraient justifier les pratiques policières les plus illégitimes : loin d’être racistes, les contrôles au faciès trouveraient ainsi une justification pseudo-rationnelle. Il ne s’agit donc pas uniquement de rappeler ce qu’ils croient être une évidence mais aussi, dans le cadre de la stratégie argumentative de Zemmour, de renforcer les fondements de sa thèse.

Deuxième problème

Toujours en admettant provisoirement la véracité de ce douteux « constat », quelle est la conséquence politique concrète qui est tirée ? Si l’on prétend pouvoir trouver dans un tel pseudo-constat une justification du harcèlement policier – et telle est bien, on l’a vu, la démarche de Zemmour – cela implique déjà de renoncer à l’indifférence que la loi républicaine est censée observer vis-à-vis des appartenances raciales – et d’y renoncer non pas pour repérer des inégalités afin de les combattre, mais bien au contraire pour en commettre et en justifier.

Ce positionnement se rattache à une conception philosophique et juridique bien précise de la nationalité et des individus. Des policiers, des représentants des forces de l’ordre républicain, peuvent-ils se placer au-dessus des principes universels d’une république qui se définit comme antiraciste ? Pour les nécessités d’une enquête ou du maintien de l’ordre républicain, mes droits peuvent-ils être niés ? Me faut-il accepter, pour que la police soit efficace, de me voir déchu de certains de mes droits à cause de ma religion, de la consonance de mon nom ou de l’aspect de mon visage ?

Faut-il, au nom de la nécessité de ne pas affaiblir une cohésion sociale en principe protégée par les forces de l’ordre, au nom donc d’une sorte de raison d’Etat, faire passer la réputation de la police et de la république au-dessus des droits de tel citoyen isolé ?

Et de quel citoyen ? Doit-on soumettre Jean Sarkozy par exemple aux mêmes contrôles à répétition ?

Ce débat a déjà eu lieu dans le monde politique français : à l’idée d’une France qu’on ne peut aimer que lorsqu’elle reste fidèle aux principes des Lumières, les antidreyfusards opposaient l’idée d’un impératif catégorique d’aimer la nation sans condition, au-delà de toute considération philosophique – quels que soient par exemple les crimes dont certains de ses dirigeants ou agents peuvent se rendre coupables :

« Mais la justice ? Objection non recevable ; elle n’a ici que faire ; il y a la patrie, l’Etat et, en politique, la raison d’Etat. Le raisonnement antirévisionniste est donc, à son tour, exemplaire de la pensée de droite par ces deux aspects conjoints et solidaires : accepter un non-universel, la France, comme sommet de la hiérarchie des valeurs ; et affirmer la spécificité du politique et de ses règles d’action au lieu de soumettre l’action politique aux règles de la morale générale. » [3].

Tel est bien l’enjeu dans l’actuelle « affaire Zemmour » : la police procède à des contrôles au faciès, et Zemmour les justifie en invoquant la spécificité de la police et de ses règles d’action au lieu de soumettre l’action policière aux règles de morale générale. De nombreux policiers, soutenus par des journalistes et même des magistrats, se moquent de savoir si toutes les personnes qu’ils harcèlent méritent ou non d’être tourmentées, en se contentant de se fonder sur leur race – tout comme certains antidreyfusards se moquaient de savoir si Dreyfus était réellement coupable : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race » a pu écrire Maurice Barrès, le célèbre écrivain auquel Nadine Morano a tenu à rendre hommage récemment [4].

Autrement dit : que je puisse légitimement être contrôlé 17 fois et suspecté chaque jour d’avoir commis une infraction, Zemmour, Couturier et Bilger ne le déduisent d’aucun de mes actes mais uniquement de ma race, supposée fournir la plupart des contingents de « trafiquants » de ce pays.
Le soutien de Brice Couturier et Philippe Bilger à la phrase de Zemmour révèle en somme une certaine conception de la République : elle valide la perception racisée des individus et justifie le traitement inégal de ces individus en fonction de leur appartenance raciale.

Troisième problème

Ce que Bilger et Couturier croient pouvoir qualifier de constat objectif est, nous y venons, une pure et simple absurdité. Quand bien même Dreyfus aurait été coupable, il aurait été plus que discutable de ne le condamner, comme Barrès y invitait, qu’en se fondant sur sa race. Mais il se trouve en outre – et c’est ce qui rend la chose encore plus insupportable – que Dreyfus était innocent ! De même, non seulement une « dominante noire ou arabe » dans les « trafics » ne saurait justifier qu’on harcèle tous les Noirs et tous les Arabes, mais en outre ce pseudo-constat n’a rien d’une évidence – il est même, en lui-même, parfaitement tendancieux.

Rappelons en effet à MM. Couturier et Bilger une première évidence : les mots sont importants. Qu’est-ce, par exemple, qu’un « trafiquant » ? Comme il existe en droit plusieurs types de crimes et de délits, il serait légitime de les distinguer et de nommer objectivement les individus qui se rendent coupables d’actes condamnés par la loi en fonction de la nature et du degré de gravité de ces actes. Zemmour, Bilger et Couturier voulaient-ils parler de tous ceux qui en France contreviennent effectivement aux lois ou visaient-ils uniquement un certains type de délit bien précis ?

Autrement dit : le coupable d’un délit d’initié, d’un détournement de fonds publics, d’une politique menant à la ruine de l’Etat en vue de s’enrichir personnellement, sont-ils des « trafiquants » au même titre que les petits dealers de cannabis et plus largement des petits délinquants de banlieue en baskets-casquette, qui traînent dans les halls d’immeubles des cités des périphéries des grandes villes ? Ou ne visait-on d’avance que certains individus commettant un certains type de délit ?

Car enfin, si les non-blancs sont sur-représentés quelque part, ce n’est assurément pas dans la délinquance patronale mais plutôt, éventuellement, dans cette « petite délinquance » qu’est la délinquance de rue – la délinquance des pauvres. Et s’il s’avérait que les non-blancs sont surreprésentés dans cette délinquance de pauvres, n’y aurait-t-il pas d’autres conclusions que la réhabilitation des contrôles au faciès et autres pratiques racistes ? La possible sur-représentation des non-blancs dans la délinquance de pauvre n’est-elle pas tout bêtement proportionnelle à la sur-représentation – bien avérée celle-ci – des non-blancs dans la population pauvre ? Ce qui déboucherait sur cette autre question : pourquoi les non-blancs sont-ils ainsi cantonnés dans les couches les plus pauvres de la population ?

Messieurs Bilger et Couturier auraient en tout cas dû se garder de généraliser leur « constat », porté uniquement sur un certain type de délit, à l’ensemble des « trafics » qui peuvent exister sur le territoire français, dans la mesure où la phrase formulée ainsi jette une opprobre imméritée sur une catégorie de personnes qui peuvent n’avoir jamais rien commis d’illégal.

Brice Couturier ne s’embarrasse pas de tant de scrupules, et affirme froidement :

« Il faut n’avoir jamais acheté de drogue de sa vie pour ignorer encore que la grande majorité des dealers de drogue sont noirs et maghrébins. »

Cela, ajoute-t-il, peut se « constater de la fenêtre de[notre] immeuble » [5]

À votre avis, de quel « immeuble » parle-t-il exactement ? D’un bel immeuble haussmannien du huitième arrondissement de Paris, ou d’une barre de banlieue ? Les mots de Brice ne sont évidemment pas innocents : la fenêtre d’un immeuble d’où l’on verrait clairement « des Noirs et des Arabes » s’adonner à toutes sortes de trafics font clairement référence à l’imagerie de la « banlieue » telle que les médias la façonnent quasi-quotidiennement depuis près de trois décennies – et c’est dans le cadre d’une telle image (une femme penchée à sa fenêtre d’un immeuble de banlieue et se plaignant de trafics) que notre président, alors ministre de l’Intérieur, avait promis de débarrasser la France de « cette racaille ».

Comme pour confirmer que Zemmour visait uniquement certains individus basanés (et non par exemple un trafiquant blanc en costume qui prendrait certaines libertés avec le droit du travail et vivant dans un quartier chic), Philippe Bilger a pu lui aussi se revendiquer, lors de l’émission de Guillaume Durand du mercredi 24 mars 2010, de son expérience d’avocat général non seulement à Paris mais aussi à Bobigny, en Seine Saint Denis.

Or, dans la mesure où il n’existe aucun moyen d’établir scientifiquement la part « d’Arabes et de Noirs » composant la masse de personnes coupables « d’avoir trafiqué » (puisqu’il n’existe même pas, rappelons-le, de moyen scientifique permettant ne serait-ce que de distinguer clairement un « Noir » d’un « Blanc », et que ces termes ne désignent que des appartenances sociales), comment peut-on faire ce type de « constats » en se fondant sur la « bonne foi » et le « bon sens » ? Sur le sens que l’on attribue aux mots que l’on décide d’employer ? Ou plutôt sur le sens objectivement dénoté des mots que Zemmour, Couturier et Bilger emploient ? Résumons leur proposition : les « trafics » qu’ils décident de considérer comme des « trafics » sont ceux qui sont commis dans des banlieues où les non-blancs sont sur-représentés. Et cela dans un cadre précis, faisant appel à une représentation médiatique où le personnage du délinquant arabe ou noir (le petit sauvageon cher à Jean-Pierre Chevènement ou la « racaille » chère à Nicolas Sarkozy) joue un rôle primordial.

Autrement dit, la définition arbitraire des « trafiquants » dans les discours de Brice Couturier et Philippe Bilger contient déjà, a priori, le caractère « non-blanc » : comment s’étonner d’y retrouver au final plus d’ « Arabes » et de « Noirs » ? Pour peu qu’un Blanc (par exemple député) commette dans une périphérie de grande ville (Levallois) un délit beaucoup plus grave, il ne sera à coup sûr pas considéré comme un « trafiquant » au même titre qu’un Arabe ou un Noir pauvre et délinquant, dans la mesure où il n’entre pas dans une catégorie – « trafiquant » – spécialement réservée aux non-blancs, que créent dans leur petite tête Zemmour, Couturier et Bilger. La phrase de Zemmour ne peut en somme être vraie que si elle s’énonce de cette manière tautologique : la plupart des trafiquants que je perçois comme étant des trafiquants noirs et arabes sont des trafiquants noirs et arabes parce que le je les perçois comme tels.

Quatrième problème

Si Zemmour, Bilger et Couturier (qui prétend s’intéresser à la sociologie) voulaient uniquement parler de la surreprésentation supposée des jeunes issus de l’immigration parmi les délinquants, ils auraient dû, toujours parce que les mots sont importants, se contenter de parler de la « surreprésentation supposée des jeunes issus de l’immigration parmi les délinquants », et se garder d’extrapoler en validant des idées reçues racistes qui nourrissent l’imaginaire de l’électorat sarkozyste et lepéniste.

Laurent Mucchielli dans un très bon article intitulé « Immigration et délinquance : fantasmes et réalités » (paru dans le livre collectif dirigé par Nacira Guénif-Souilamas,La République mise à nu par son immigration) démonte un à un tous les clichés liés à l’idée selon laquelle les Arabes et les Noirs auraient des prédispositions spéciales et naturelles à la délinquance. Bilger et Couturier ne vont certes pas jusqu’à cautionner ouvertement ce type d’amalgame, mais ils l’entretiennent en validant le faux constat de Zemmour, et si l’on se penche sur les fondements de leur perception erronée du réel, on constatera qu’à l’origine de leur erreur (fondée sur une condamnation présupposée et un soupçon général fondé sur la race), à l’origine donc de cette tendance à ne pas percevoir objectivement un être en fonction de ce qu’il dit et de ce qu’il fait réellement, il y a exactement les mêmes prémisses que celles de Zemmour – et du policier qui contrôle au faciès.

Pour reprendre l’exemple de Dreyfus, ses détracteurs ne se souciaient que très rarement de savoir ce qu’il avait réellement commis : ils partaient souvent du principe qu’il était juif (ils décidaient de voir avant tout cet élément en lui) et en concluaient ensuite toute une série de choses que leur esprit malade et raciste avaient en réalité déjà décidé de conclure avant tout examen rationnel des faits. À la fin, puisqu’ils en arrivaient à décider qu’il était coupable, ils pensaient sincèrement pouvoir y trouver là une justification de leur antisémitisme – qui était au contraire le fondement de leur empressement à vouloir voir un coupable là où il n’y avait en l’occurrence qu’un innocent.

De la même manière, le faux constat qui permet de dire que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ne peut s’établir que si on décide d’avance de percevoir ces individus comme noirs et arabes et d’en tirer une série de conclusion ad hoc. Il ne s’agit pas d’un raisonnement rationnel mais d’un véritable cercle vicieux. Un cercle vicieux qui n’opère pas que dans les cerveaux de Zemmour ou Bilger, puisqu’on le retrouve au coeur de la pratique policière du contrôle au faciès, dont le caractère massif a été établi scientifiquement [6] : si la police cible particulièrement les non-blancs, il est assez vraisemblable qu’elle finira par tomber sur des non-blancs ayant quelque chose à se reprocher, et Philippe Bilger pourra alors, « de bonne foi », « constater » qu’il y a une proportion importante de non-blancs dans les prétoires – sans songer un instant que c’est peut-être parce que les « trafiquants » blancs, beaucoup moins contrôlés, sont beaucoup moins arrêtés et donc beaucoup moins convoqués dans lesdits prétoires...

Brice Couturier, journaliste à France Culture, a cru pouvoir se réclamer de George Orwell, l’auteur génial de 1984 – et cela pour justifier les propos d’un journaliste du Figaro omniprésent sur nos télécrans. Propos eux-mêmes défendus par un célèbre avocat général, familier lui aussi des émissions sur les « tueurs en série » qui effraient tant les électeurs les veilles de scrutin. Pauvre George Orwell… Lui qui en appelait à la common decency – c’est-à-dire à ce sens commun qui nous avertit de l’immoralité de certaines choses… Quel ne fut pas mon étonnement en constatant que Brice Couturier a cru pouvoir invoquer cette même « décence commune » pour affirmer, contre toute logique, que le groupe auquel j’étais assimilé fournissait la plupart des trafiquants de ce pays.

Personnellement, je ne trouve pas tout cela très décent. Et je suis même assez certain que l’anarchiste antifasciste et antilibéral qu’était Orwell n’aurait pas approuvé cette idéologie consistant à stigmatiser les individus en fonction de leur race. J’ajoute que la prose de Couturier, loin de braver un « tabou » comme il l’écrit et semble le croire, ressemble à s’y méprendre aux « petites phrases » racistes de nos ministres sarkoziens et aux sermons de nos « éditocrates ». Loin de s’opposer aux idées reçues, il participe, avec eux, à la promotion des stéréotypes racistes. Et loin de pouvoir prétendre au statut de penseur subversif, ils mérite plutôt celui de laquais servile de la pensée dominante.

Notes

[1Ex-aequao, sans doute, avec quelques autres – ne serait-ce qu’Élisabeth Lévy et Christian Barbier.

[2Ses idées sont trop caricaturales et concentrent maints clichés lepénistes maintes fois décortiqués.

[3Maurice Agulhon, La République, Hachette, p 148

[4Maurice Barrès, « Ce que j’ai vu à Rennes », Scènes et doctrines du nationalisme, 1902,