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Aux banlieues, la République reconnaissante

À propos du plan Sarkozy-Amara

par Sylvie Tissot
1er mai 2008

À chaque Plan pour les Banlieues, un réflexe sain s’exprime, qui consiste à critiquer le manque d’ambition puis le manque de suivi, l’absence de moyens et l’abandon des services publics, la démission de l’Etat et l’indifférence de la société dans son entier. Les banlieues seraient délaissées, oubliées, reléguées, abandonnées et il faudrait y mettre fin en s’attaquant, enfin, aux « vrais problèmes » ! C’est ce que l’on a constaté, une fois de plus, après le dévoilement du plan Banlieue de la secrétaire d’Etat Fadéla Amara, par Nicolas Sarkoy en février 2008.

Pourtant, s’il est une chose dont les banlieues ne peuvent se plaindre depuis vingt ans, c’est bien d’un manque d’attention. On peut même dire qu’elles ont été au centre des débats, en Une de tous les journaux, au cœur de la production sociologique et la cible des politiques sociales. Et surtout, tous ces discours ont beaucoup servi – il est vrai, pas tellement aux habitants des quartiers. Dans un tour de force tout à fait impressionnant, la focalisation sur les banlieues est venue délégitimer un peu plus les politiques de redistribution pour traiter la question du chômage ; elle a permis d’occulter la question « raciale », et finalement a servi à exonérer les hommes blancs de toute accusation de sexisme.

Plutôt que de regretter qu’on ne fasse pas plus pour les banlieues (comme s’il y avait une intention sincère derrière des moyens insuffisants), je voudrais revenir, à l’occasion du plan Amara, sur ce que les banlieues ont fait pour tous les réformateurs de la République française, de Mitterrand à Sarkozy.

Chômage de masse : la faute aux « quartiers »

Un des objectifs affichés du plan Sarkozy-Amara, c’est lutter contre le chômage des jeunes de cités. Pour ce faire, plusieurs mesures sont annoncées : un contrat dits d’autonomie entre jeunes et entreprises, des internats et des classes d’excellence dans les lycées d’élites pour les jeunes de cité, des établissements prestigieux dans les banlieues. Des dispositifs qui, chacun, sont censés aidés ceux qui, pour reprendre les termes du président, « sont prêts à faire quelque chose pour eux-mêmes », c’est-à-dire pour sortir, selon l’expression de Fadela Amara, de la « glandouille ».

Ces dispositifs participent d’une politique cohérente de lutte contre le chômage qui consiste à aider les « méritants », c’est-à-dire ceux qui veulent s’en sortir (sous entendu : qui, s’ils le veulent, le peuvent). Dans cette optique, le chômage est dû à un manque de flexibilité, de qualification, ou encore de bonne volonté de la part des chômeurs (et dans une bien moindre mesure de la part des entreprises, invitées gentiment à ne pas refuser systématiquement d’embaucher un jeune de cité ou à ne pas considérer qu’il ne peut être embauché qu’à des postes subalternes).

Le racisme et la haine de classe qui imprègnent le discours de Sarkozy (qu’illustrent les mots « racaille » ou « voyoucratie ») n’atteignent pas le même niveau à gauche. Mais la gauche s’est ralliée elle aussi dès les années 1980 à l’idée que le chômage n’est pas le résultat de mécanismes globaux (notamment des politiques de rigueur menées en conformité avec les impératifs de la construction européenne), mais qu’il résulte, selon le dogme néo-classique, d’un manque d’adaptation entre l’offre et la demande d’emplois (étant entendu que c’est la dernière - les chômeurs - qui doit s’adapter, via la flexibilité des salaires et des conditions de travail à la première - l’entreprise).

Or dans ce ralliement de la gauche, la question des « banlieues » a joué un rôle clef : la catégorie de « quartier sensible » a en effet été inventée à la fin des années 1980 non pas pour désigner un problème nouveau, comme on le dit souvent ; elle a émergé en même temps qu’une nouvelle politique sociale était inventée [1]. Pour traiter de la question sociale, il faudrait mener une action au niveau des quartiers (et non pas au niveau de la société dans son entier), et axée sur le « lien social » : c’est la politique de la ville. Ces « banlieues », soudainement décrites comme des territoires spécifiques, homogènes, foncièrement différents en raison de l’anomie, de la désorganisation et du dérèglement qui y règnent, nécessiterait une autre action que celle de l’Etat social redistributeur (visant par une action sur l’ensemble du territoire, à une réduction des inégalités), renvoyé à des temps dépassés.

C’est cette idée d’une situation foncièrement nouvelle nécessitant une action fondamentalement nouvelle qui a permis d’évacuer la question du chômage. Rien d’étonnant à ce que, disparaissant des discours de gauche, elle ne soit traitée ensuite par la droite que sur l’unique registre libéral de la responsabilité individuelle.

Circulez, y’a pas de racisme !

La focalisation sur le « problème des quartiers » a eu un autre effet. Depuis Vaulx-en-Velin en 1990, les émeutes sont déclenchées par la mort de jeunes dans le cadre d’altercations avec les forces de l’ordre. Pourtant, depuis cette date, immanquablement, le déclenchement des émeutes est recouvert par des discours généraux sur le « problème des quartiers », curieusement jamais défini par rapport au racisme subi par les jeunes, et aux vies qu’il leur en coûte. La territorialisation des problèmes sociaux qui s’est opérée avec la question des banlieues, c’est cela : ce n’est pas seulement l’occultation des questions sociales et économiques au profit d’une vision culturaliste (qui renvoie la responsabilité du chômage sur les immigrés plutôt que sur le patronat) ; c’est aussi l’occultation des questions « ethniques » bien réelles que sont le racisme et la discrimination.

Et là encore, comme pour la question du chômage, la répartition des rôles entre gauche et droite a été redoutablement efficace : la gauche a enterré la question (rappelons que jamais, jusqu’à une période récente, la question des discriminations n’a été traitée par la Politique de la ville), et la droite l’a réinvestie, sur le même mode libéral et individualisant : la discrimination et le racisme existent, mais ils ne sont pas liés à un système de domination auquel il faudrait s’attaquer globalement. Il résulte d’« incompréhensions » et de « blocages », et il suffirait pour y remédier d’aller expliquer aux entreprises les vertus de la « diversité ».

Les choses ont certes changé depuis le milieu des années 1990 : ce ne sont plus des agents du développement social et autres chefs de projet qu’on envoie dans les quartiers, mais des CRS, la BAC, et bientôt, comme l’annonce aujourd’hui Sarkozy, 200 « unités territoriales de quartier », 4000 policiers supplémentaires, épaulés par des « réservistes expérimentés » ainsi que des « volontaires citoyens de la police nationale », c’est-à-dire des « habitants impliqués dans la sécurité de leur propre quartier », ou plus clairement : autorisés à faire régner « l’ordre » eux-mêmes dans les quartiers. Et ce alors même que Amara reprend, dans son discours sur le plan Banlieue du 22 janvier, l’expression devenue célèbre des « territoires perdus de la République » où la police ne pourrait plus aller !

Dans le même temps, le mot « discrimination » se retrouve aujourd’hui présent, dans la bouche de Sarkozy et Amara, comme dans aucun plan jamais proposé par la gauche. Seulement, la lutte contre les discriminations se limite à un discours sur tous les « Michel » de France (ce Directeur des ressources humaines évoqué Fadela Amara dans le même discours), invités à « dépasser les a priori » contre une couleur de peau définie pudiquement comme « le verbe, l’attitude et les codes vestimentaires » pour embaucher ces « Mohamed » et « Fatima », autant de « pépites » suffisamment dociles pour arrêter de se plaindre de la discrimination, puisque, comme l’explique Amara, ils « ne demandent qu’à se mettre à son service » :

« Je veux dire à Fatima, de Perpignan, qu’elle ne sera plus seule dans sa recherche d’emploi. Que le moment de la confiance est venu. Que tout sera fait pour que des jeunes comme elle aient une vraie formation et soient accompagnés personnellement dans leur recherche d’emploi. Et je veux aussi dire à Michel, Directeur des Ressources Humaines d’une grande entreprise, que j’ai rencontré à Bercy, qu’il faut dépasser les a priori. Que derrière le verbe, l’attitude et les codes vestimentaires, il y a dans ces quartiers des véritables pépites qui ne demandent qu’à se mettre à son service ».  [2].

Une République « féministe »

Une dernière thématique apparaît dans le plan Banlieue : l’affirmation du principe de laïcité, étendard sous lequel se trouvent pointé du doigt le sexisme des hommes de banlieues et dénoncé un islam censé incarner tout l’obscurantisme du monde et de l’histoire de l’humanité. Ce mélange de discours en faveur de l’égalité hommes / femmes, de racisme et d’appel à la répression des jeunes de cités que constitue le « féminisme d’Etat » imprègne la prose de Sarkozy qui affirme dans son discours du 8 février 2008, à l’occasion du nouveau plan, « qu’il n’y a pas de place en France pour la polygamie, pour l’excision, pour les mariages forcés, pour le voile à l’école et pour la haine de la France ».

La question du sexisme est ainsi entrée dans la série des problèmes qui constituent « le problème des banlieues ». Elle le fait néanmoins en subissant une territorialisation similaire : le sexisme sévit là, et pas ailleurs, et il se traitera dans ces espaces. Là encore le même scénario : une question, celle du sexisme, a été systématiquement occultée par la gauche... pour être reprise quelque temps plus tard par la droite, qui la repose dans le cadre désormais consensuel de la « question des quartiers ». Comme le chômage, comme la violence et l’insécurité, comme le communautarisme, l’intégrisme, l’antisémitisme et le lepénisme, le sexisme sévit dans les quartiers, et à cause des quartiers.

Dans ce cadre, une politique anti-sexiste très particulière est maintenant proposée, qui vient alimenter le racisme à l’encontre des jeunes de cités, et repose sur l’image de femmes foncièrement soumises (comme les femmes voilées), car étrangères à une République soudainement posée comme féministe. Mais à ceux qui penseraient encore que Fadela Amara est vraiment féministe (ou même, est attachée à une quelconque valeur, à part le goût du pouvoir), on peut signaler que les discours qui accompagnent son plan reposent sur les pires préjugés antiféministes. La secrétaire d’Etat ne trouve en effet rien de mieux pour aider les femmes des cités à trouver du travail (bonne idée a priori puisque le chômage et la précarité sont proportionnellement plus forts chez les femmes, quel que soit leur statut social) que de « valoriser les acquis et expériences » des mères de famille. Belle posture féministe qui consiste à reléguer les femmes à des types d’emploi où elles sont censées « naturellement » exceller comme l’éducation des enfants !

Belle prouesse

Regarder de cette manière-là le traitement des « banlieues », c’est apporter un autre éclairage sur les reniements de la gauche : non, celle-ci n’a pas abandonné la « vraie » question sociale en faisant diversion avec les questions prétendument secondaires que seraient le racisme et le sexisme. Elle a réussi le tour de force – radicalisé par la droite – d’ignorer et/ou de dépolitiser ces trois questions : la question économique, la question « raciale » et la question du sexisme.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de l’avoir effectué au nom des plus dominé-e-s, les habitants des quartiers d’habitat social qui subissent de plein fouet le chômage et la précarité, le racisme et les discriminations, et pour les femmes un sexisme dont on peut dire qu’il a, avec la « féministe » Fadela Amara, de beaux jours devant lui.

P.-S.

Paru initialement dans le L’Indigène de la république en avril 2008, ce texte est repris dans le recueil de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants, paru aux éditions Libertalia en avril 2010.

Notes

[1Sur la genèse de ce terme, voir Sylvie Tissot,L’Etat et les quartiers, Seuil, 2007

[2Fadela Amara, Secrétaire d’Etat chargée de la Politique de la ville, Vaulx-en-Velin, 22 janvier 2008