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Boycott Israël : pas à la bibliothèque ?

Analyse juridique à partir d’un cas d’espèce

par Mehmet Alparslan Saygin
26 mars 2011

En décembre dernier, une polémique autour de la possibilité de porter un t-shirt avec le slogan « Boycott Israël » à la bibliothèque de l’ULB (Université libre de Bruxelles) a opposé deux « camps » : les partisans d’une liberté d’expression devant être garantie même au sein d’une bibliothèque et les partisans d’un ordre public devant précisément primer au sein d’une bibliothèque. En toile de fond, ce sont bien sûr des positionnements politiques directement liés au conflit israélo-palestinien qui ont irrigué les points de vue. Avec désormais un peu de recul, tentons de nous détacher des réflexes partisans et de proposer un raisonnement juridique.

Nous sommes dans le cadre d’une opposition entre deux considérations légitimes : la liberté d’expression et l’ordre public.

Cadre juridique

L’instrument juridique qui fonde prioritairement dans notre droit la liberté d’expression est l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales.

C’est dans cette même disposition que sont prévus les critères en vertu desquels la liberté d’expression peut être limitée. Parmi ces critères, il y a la sûreté publique et la défense de l’ordre.

Chargé d’assurer le respect de l’ordre au sein des bibliothèques, le Directeur des Bibliothèques de l’ULB se base, lui, sur le Règlement des Archives et des Bibliothèques de l’ULB.

En particulier, il agit en vertu des prérogatives que lui confère le chapitre « Sanctions » et ce conformément au chapitre « Règles d’utilisation ». Si le chapitre « Règles d’utilisation » se limite à imposer le silence (article 7), le chapitre « Sanctions » lui donne le droit de veiller au bon ordre et à la tranquillité des lieux (article 15).

Quid du cas espèce ?

L’argument du silence pour écarter la possibilité d’arborer pareil t-shirt me paraît irrecevable. En effet, l’étudiant qui le porte ne tient a priori aucun propos verbal. Un t-shirt comportant un slogan ne contrevient pas à cette exigence et le respect du silence n’est donc pas mis à mal.

Les arguments de l’incitation à la haine et de l’importation du conflit sont irrecevables également selon moi. Appeler à boycotter un Etat, quel qu’il soit, n’équivaut pas en soi à inciter à la haine. Si porter un tel t-shirt était incitateur à la haine, non seulement il devrait être interdit à la bibliothèque, mais également sur l’ensemble du campus et au-delà en vertu de notre législation anti-discrimination et antiraciste.

En revanche, si de tels arguments, dépourvus de pertinence sur le plan du droit, peuvent être aisément écartés, l’argument de l’ordre et de la tranquillité publics mérite notre attention. La Convention européenne exige que, pour pouvoir limiter la liberté d’expression en vertu des critères de l’ordre et de la sûreté publics, la mesure de restriction soit nécessaire dans une société démocratique. En d’autres termes, que ses effets ne soient pas disproportionnés par rapport à l’objectif poursuivi. Voyons cela.

Le cadre de la discussion, en l’espèce, ce n’est ni le droit de boycotter/d’appeler au boycott, ni le droit d’arborer ce t-shirt dans la rue, ni le droit de l’arborer sur le campus ailleurs que dans la bibliothèque. Ces droits me semblent aller de soi. En revanche, la bibliothèque a ceci de particulier que la sérénité doit y être strictement préservée. Le risque qu’un incident y perturbe cette nécessaire sérénité est décuplé. Il suffit qu’un étudiant réagisse à ce t-shirt comme si c’était une provocation et qu’il s’insurge et fasse du bruit pour que la tranquillité soit brisée. Bien sûr, si l’étudiant en question s’est donné en spectacle dans l’unique but d’attirer l’attention, une sanction pourra le cas échéant être prise à son encontre par le Directeur également. Il n’en demeure pas moins que le Directeur pourra, selon moi légitimement, tirer la conclusion qu’arborer ce t-shirt dans cette enceinte précise est de nature à mettre en péril l’ordre et la tranquillité. Voilà donc sur quelle base une interdiction pourrait trouver à s’appliquer.

Le principe-mère qui peut théoriquement être opposé à ce raisonnement est la liberté d’expression, qui consiste à pouvoir aussi exprimer des points de vue qui « heurtent, choquent ou inquiètent » (voir jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme). Mais, encore une fois, il n’est ici question ni du droit de boycotter, ni du droit d’arborer ce t-shirt dans la rue, ni du droit d’arborer ce t-shirt sur le campus, ni encore du droit d’arborer ce t-shirt dans un amphithéâtre, mais du droit d’arborer ce t-shirt dans une bibliothèque qui est un lieu spécifiquement soumis à l’exigence de sérénité. Je pense donc que les arguments pour contester une éventuelle interdiction en l’espèce sont très fragiles.

Bien sûr, mobiliser une telle argumentation revient à ouvrir la boîte de Pandore. Si arborer un t-shirt appelant au boycott d’Israël est de nature à mettre en péril la sérénité au sein de la bibliothèque, alors il faut/dra considérer que tous les t-shirts ou vêtements comportant un slogan du même type ou un message militant le sont tout autant. Tous les cas de figure doivent donc être soumis au même traitement et il sera possible alors de faire par exemple interdire qu’on puisse arborer un t-shirt appelant au boycott des organes, Etats, individus qui s’expriment de manière critique à l’encontre d’Israël.

Distinguer deux cas

Il faut opérer une distinction entre :

 la situation où un étudiant qui se balade avec le t-shirt en question sur le campus se rend à la bibliothèque ;

 la situation où un groupe d’étudiants s’y rendent vêtus du même t-shirt et dans l’optique d’une action organisée.

Dans le premier cas, l’étudiant qui porte ce t-shirt est sur le campus et il se rend naturellement à la bibliothèque. Si, en l’absence de tout incident, le Directeur décide de lui barrer d’initiative l’accès en cas de refus d’ôter le t-shirt, son attitude est dépourvue de tout fondement légal ou réglementaire et il outrepasse donc ses compétences en voulant, a priori, sans aucune nécessité ou constatation d’un quelconque trouble à la sérénité, interdire le port de ce t-shirt. Ce n’est donc que si un trouble survient que le Directeur peut prendre des mesures.

Dans le deuxième cas, l’action peut clairement être interprétée comme une « manifestation » de nature à perturber la sérénité de la bibliothèque. Nous nous trouvons donc dans la configuration qui permet au Directeur de prendre une mesure d’interdiction, dès lors qu’un trouble surviendrait.

Exceptions à l’exception à la règle

Comme on le voit, nous sommes en présence d’un cas où la liberté d’expression connaît une exception. Mais cette exception connaît elle-même des exceptions. En effet, tout incident ne peut conduire à une interdiction.

L’introduction d’une plainte ne suffit pas systématiquement à fonder un constat de trouble à la sérénité, à la tranquillité et/ou à l’ordre publics. Un trouble à l’ordre public est une situation où la paix publique est atteinte de façon significative. Un étudiant qui est seulement indisposé par quelque chose et qui s’en plaint auprès d’un surveillant ou du Directeur n’est pas dans son droit lorsqu’il affirme qu’il y a un trouble à l’ordre public. Il y a trouble lorsqu’il y a tapage, attroupement, émeute ou bagarre. En l’absence de ces éléments, pas de trouble donc une interdiction ne serait pas proportionnée.

Par ailleurs, le bénéfice d’une liberté individuelle (ici exprimer un choix pour soi-même) ne peut conduire à une mesure d’interdiction. Prenons deux exemples.

Premier exemple : un(e) étudiant(e) qui se scandaliserait bruyamment dans la bibliothèque à la vue d’une étudiante portant le foulard. Contrairement au cas de l’étudiant qui porte un t-shirt contenant le slogan « Boycott Israël » (il y a un acte de militantisme, ce slogan adressant à autrui un appel à boycotter cet Etat), le cas de l’étudiante portant le foulard est celui d’une personne qui fait un choix pour elle-même. Ce serait différent si la même étudiante se baladait à la bibliothèque avec un t-shirt contenant comme slogan « Portez toutes le foulard (sinon vous irez en Enfer !) ».

Deuxième exemple : un étudiant qui se scandaliserait bruyamment dans la bibliothèque à la vue d’un t-shirt qui, au lieu du slogan « Boycott Israël », porterait le slogan « Je boycotte Israël ». Dans pareille configuration, il n’y aurait plus de message incitateur à l’activisme et plus d’acte qu’on pourrait dénoncer comme étant provocateur. Si, malgré tout, un tiers se sent agressé et essaie de susciter un incident afin qu’un trouble à l’ordre survienne, les autorités devront lui expliquer à lui que la protection de la tranquillité ne peut rimer avec la protection de sa susceptibilité. Cela n’exclut pas que les responsables de la bibliothèque optent pour l’éradication de la source des tensions et donc interdisent tout message politique. Mais il faudrait alors modifier le règlement en ce sens en imposant une forme de « neutralité » au sein de la bibliothèque. Autant installer des vestiaires à l’entrée. L’impraticabilité de cette formule est une évidence.

En conclusion, il me paraît possible, dans ce genre de situation, de ne pas égarer l’élémentaire bon sens sous prétexte de lutter contre des arguments démagogiques.

P.-S.

Ce texte est paru sur le blog de Mehmet Alparslan Saygin, juriste. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur.