Accueil > Études de cas > Politiques de la mémoire > Cent quatre ans, cinq jours, vingt minutes

Cent quatre ans, cinq jours, vingt minutes

Réflexion sur le négationnisme d’États (Unis)

par Pierre Tevanian
24 avril 2020

« La semaine dernière, grâce à un vote au Sénat qui suivait celui de la Chambre des représentants fin octobre, le Congrès a formellement adopté une résolution pour "commémorer le génocide arménien en le reconnaissant officiellement". Dans la foulée, Ankara a manifesté sa colère en convoquant l’ambassadeur américain et en expliquant que ce vote "mettait en péril l’avenir des relations" entre les deux pays. » C’est en ces termes que le quotidien Vingt minutes rappelait le contexte de l’inqualifiable déclaration de la Maison Blanche, le mardi 17 novembre 2019...

« Dans une volonté de contenter la Turquie, fâchée par la reconnaissance récente du génocide arménien par le Congrès américain, le gouvernement de Donald Trump a assuré mardi qu’il refusait toujours d’utiliser le mot "génocide", rejeté par Ankara, pour qualifier ce massacre de masse. »

C’est en ces termes, glaçants de fausse objectivité et de vraie lâcheté, que l’article de Vingt minutes nous apprend l’abjecte décision de l’administration Trump. Concernant « ce massacre de masse », disent-ils, mais puisqu’il s’agit bel et bien d’un génocide, pourquoi ne pas l’écrire ?

Ou plutôt : que signifie le fait de ne pas l’écrire ?

La suite de l’article présente, certes, toutes les apparences de l’objectivité : 

« Selon les estimations, entre 1,2 million et 1,5 million d’Arméniens ont été tués pendant la Première Guerre mondiale par les troupes de l’Empire ottoman, alors allié à Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. »

Mais il y a cette conclusion, proprement insupportable :

« Les Arméniens cherchent à faire reconnaître par la communauté internationale l’existence d’un génocide ». 


Ce qui est tout à fait autre chose, on en conviendra, que :

« Les Arméniens cherchent à faire reconnaître ce génocide par la communauté internationale ». 



Ce que signifie le choix de la première formulation, plutôt que de la seconde, peut se résumer ainsi : « on ne se prononce pas ».
 Une abstention en somme, une neutralité, un relativisme, une veulerie si vous me permettez, que jamais, Dieu merci, le même journal ne s’autoriserait à propos du génocide nazi, mais dont la petite musique, pour des oreilles arméniennes, est d’une écoeurante et désespérante monotonie.

La fin de l’article est encore plus nauséeuse :

« La Turquie, issue du démantèlement de l’Empire en 1920, reconnaît des massacres mais récuse le terme de génocide, évoquant une guerre civile en Anatolie, doublée d’une famine, dans laquelle 300.000 à 500.000 Arméniens et autant de Turcs ont trouvé la mort. »

L’argumentaire négationniste de l’État turc, mille fois réfuté, a donc droit de cité dans notre belle presse de masse, gratuite et financée par la pub, mais pas le contre-argumentaire qui récuse ces sophismes : prodiges et vertiges de la « neutralité » journalistique... Bienvenue donc à : la faute à pas de chance, mère nature, la famine ; la guerre, gros malheur ; le million et demi d’hommes, femmes et enfants massacrés divisé par quatre, magiquement, et transformé en légions de belligérants, en cinquièmes colonnes vendues aux Russes, bref : en tueurs de Turcs.

Peut-être nos journalistes prétendent-ils en faire assez en concluant que « de nombreux historiens et universitaires ont conclu que la déportation et le massacre des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale répondaient à la définition juridique du génocide. » Sauf que « de nombreux historiens », ce n’est pas la même chose que « les historiens ». Il faudrait donc nous dire qui sont les historiens dignes de ce nom, auteurs de recherches historiques dignes de ce nom, qui ont conclu autre chose.

En réalité, des journalistes sérieux, capables d’enquêter disons une vingtaine de minutes, ne peuvent pas ignorer qu’en dehors de quelques auteurs turcs soumis à la tutelle d’un État négationniste, il existe, à l’échelle mondiale, un consensus au sein de la communauté des historiens, concernant la réalité incontestable du génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens [1]. Un peu plus, donc, que « de nombreux historiens ». 

Je le redis : tous ces jeux de langage sont hélas, pour les Arméniens, d’une très grande, très pesante, très désespérante familiarité. On les connaît par coeur, et pourtant on ne s’y fait pas. Comme on ne se fait pas aux éternelles réitérations de l’injure négationniste turque, et de cette Realpolitik de la mémoire étatsunienne qui n’est au fond qu’un autre négationnisme. Il avait fallu cent-quatre années d’un combat épuisant, éreintant, usant, tuant, et pourtant vital, pour sortir de cent-quatre années de « résistances », d’esquives, de louvoiements, de lâchetés, de cynisme, et pour qu’enfin un double vote du Congrès (Chambre + Sénat) admette la simple existence d’un crime (nommé génocide) et donc la simple importance d’un peuple (nommé arménien). Il aura fallu cinq jours pour que se fâchent les fascistes d’Ankara, et que la grande gueule de Washington obtempère avec la dernière des servilités. La raison d’État emprunte parfois de curieux détours, et la pitrerie du satrape yankee a bon dos. L’éthique dure cinq jours, après quoi il convient de revenir aux choses sérieuses : équilibres géopolitiques, OTAN, ventes d’armes, ce genre de choses.

Merci à Vingt minutes pour cette leçon de neutralité, et longue vie aux deux négationnismes, aux deux suprémacismes, aux deux fascismes. Le blanc et le turc. 

Notes

[1Cf. l’article Génocide arménien de Wikipedia, rubrique Historiographie.