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Chomsky dans le 9-3

Chronique d’ un rendez-vous manqué

par Najate Zouggari
14 août 2010

Du 28 au 31 mai 2010, Noam Chomsky était en tournée française. CNRS, Collège de France, Mutualité, etc., l’intellectuel américain a surtout fréquenté le Quartier Latin. Une seule fois, il a franchi le périphérique pour aller à la rencontre d’une trentaine de lycéens de Clichy-sous-bois et son intervention, trop cadrée en amont, a laissé sur la langue et le cerveau un goût d’amertume. Une parfaite illustration des mécanismes de pouvoir que Chomsky analyse et dénonce.

La rencontre avec les élèves du lycée professionnel Alfred Nobel de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) a eu lieu un dimanche après-midi, et duré environ trois heures. Sur la totalité du séjour français de Noam Chomsky, le temps passé en banlieue aura été trop court mais suffisamment long pour illustrer l’inscription des quartiers populaires dans un désert politique. Le lycée, un grand bâtiment gris de forme rectangulaire, se trouve à proximité d’un vaste chantier surplombé par les grues et les échafaudages : c’est le seul établissement d’enseignement secondaire de la ville où cinq ans plus tôt, deux adolescents – Zyed Benna et Bouna Traoré, âgé respectivement de 17 et 15 ans – mouraient pour rien, électrocutés dans un transformateur EDF après avoir été pourchassés par des policiers.

L’initiative des animateurs du site chomsky.fr semblait donc prometteuse : donner de la voix aux sans-voix en partageant les outils chomskiens de l’autodéfense intellectuelle. Or, tout le monde va comprendre assez vite que Noam Chomsky n’est pas vraiment venu pour parler ni pour répondre à des questions, mais plutôt pour écouter et s’informer de la situation dans les banlieues françaises… dont il ne captera malheureusement qu’une facette formatée.

Le dispositif même du débat a contribué à son échec. La rencontre est filmée et le discours des élèves encadré par la municipalité, les associations dites « de quartier » et l’institution scolaire : un ensemble de structures qui favorisent rarement l’élaboration d’une parole spontanée et autonome. Les tables ont été disposées en carré, sans doute pour créer une « proximité », comme il existe une police de proximité chargée de surveiller avec bienveillance les quartiers, ou comme dans les entreprises modernes, quand la direction donne l’illusion qu’elle casse la hiérarchie juste en déplaçant quelques chaises. Les lycéens de Clichy ont ainsi interprété une partition qu’ils ne semblaient pas avoir écrite : celle de la méritocratie, de la « positive attitude », du « quand on veut, on peut ». Heureusement, personne – sauf les organisateurs – n’a cru à cette sale blague. Il y a donc eu quelques fausses notes : des gamines de collège qui rigolent et lisent leurs questions en mode robot, sans grande conviction.

Ces élèves, pour la plupart des noirs et des arabes – dont une moitié de filles – ont à peine mentionné la question du racisme et des violences policières. Côté parisien, les organisateurs de la rencontre, le journaliste et l’invité, sont, quant à eux, des hommes blancs. La parité n’est rigoureusement appliquée que chez les pauvres : vérité en deçà du périph’, mensonge au-delà. La question du multiculturalisme passe aussi difficilement. Un lycéen explique qu’il voudrait que sa culture d’origine soit valorisée. Quand on lui demande : « De quelle culture tu parles ? La culture de Clichy ? », l’adolescent répond : « la culture de mon pays d’origine ». Le dépit d’une certaine gauche qui voudrait pourtant bien « les » aider est palpable : la banlieue rouge n’est pas uniformément blanche. Au fond de la vaste salle où se tient la rencontre, dans une sorte d’amphithéâtre, une dizaine de personnes, dont certains professeurs, assistent à l’échange, muets, tandis que deux photographes saisissent quelques clichés.

Les lycéens commencent par se présenter, chacun à leur tour, et posent une ou plusieurs questions auxquelles Noam Chomsky ne répondra que partiellement, faute de temps. Daniel Mermet, journaliste à France Inter, assure les transitions tandis que son assistant traduit en anglais. On se demande comment, sans prendre de notes ni de pause entre chaque question, un cerveau humain – fût-il aussi puissant que celui du linguiste américain – peut assimiler l’ensemble de ces interventions, dont les moins convenues allaient fatalement être noyées dans le flot d’un discours bien rôdé. L’affirmation récurrente des lycéens est la suivante : 

« Il faut donner une bonne image de Clichy »

– comme en écho au slogan de la municipalité socialiste : 

« Envie d’avenir ». 

Ainsi ne pas parler mal du quartier à ceux qui vous tendent la perche (du micro) se transforme en un souci permanent de « la bonne image ». Aucun des adultes présents – plutôt paternalistes – n’essaiera de gratter le vernis du consentement aux modèles de réussite dominants, ni même de remettre en cause les illusions – à la fois républicaines et néolibérales – de la méritocratie scolaire. Au contraire, on a chanté les louanges des plus méritants lycéens de Clichy qui feront leur rentrée à Sciences Po en septembre. Le seul fait de s’enthousiasmer pour la promotion individuelle d’environ neuf personnes permet-il d’effacer l’imposante majorité de ceux qui, précisément, n’iront pas à la grande école – à moins d’assimiler à un progrès la constitution d’une espèce d’indigénat d’élite ? Pourtant, l’écart est très perceptible entre un jeune homme qui voudrait savoir si Chomsky pense que les émeutes ont été instrumentalisées par le pouvoir et une fille qui « tient à remercier le maire » à la fin de la rencontre.

Daniel Mermet observe entre deux interventions d’élèves : 

« Vous êtes très intéressés par l’image que les médias vous renvoient mais je n’entends pas parler de chômage... » 

Une lycéenne de terminale rebondit en évoquant rapidement les discriminations subies à l’embauche. Plus tard, après la rencontre, Mohammed Mechmache – président du collectif AC Le Feu – à qui est posée la question du racisme, et les raisons de son refoulement par les lycéens, explique : 

« Ils sont encore jeunes, ils sont encore dans les études et n’ont pas entamé de démarche professionnelle ».

Exactement comme Zyed Benna et Bouna Traoré : ils étaient encore jeunes, ils étaient encore dans les études, ils n’avaient pas entamé de démarche professionnelle.

Noam Chomsky n’a pas les pudeurs de ces représentants, il a donc expliqué clairement comment les prisons servaient à gérer la pauvreté dans son pays, des taules dans lesquels une proportion importante de noirs et de latinos se trouvent incarcérés. Il a préalablement pris soin de souligner qu’il n’était pas venu à Clichy pour enseigner quoi que ce soit, mais pour apprendre des adolescents. « Les solutions globales doivent être appuyées sur des initiatives locales », souligne-t-il. Il cite alors pour exemple le modèle d’un quartier très pauvre de Beyrouth où des riches ont cédé des livres aux classes défavorisées afin d’établir un réseau de bibliothèques mobiles. On voit mal en quoi cette initiative locale se distingue des œuvres de charité. Quand il donne ensuite pour modèle l’exemple de la réussite économique de la Corée du Sud et de Taiwan, Chomsky se reprend aussitôt : 

« Je ne vous dirais pas de choisir ce modèle, c’est une dictature et il y a d’autres moyens de coopérer ». 

Il pose ensuite assez abruptement une série de questions : 

« Comment apporter la richesse culturelle de ce quartier dans le centre de Paris ? Quelles sont vos initiatives pour le désenclaver ? Comment créer de l’emploi ici ? ».

Un ange passe. Un troupeau d’anges, même : tout le monde semble un peu gêné. Mermet reprend la parole et incite jovialement les lycéens à raconter tout ce qu’ils font de beau à tonton Chomsky. Un jeune homme ouvre timidement le bal : 

« On a un projet avec le collectif AC Le Feu qui s’appelle Oxygène. On permet à des familles défavorisées d’aller au bord de la mer, avec l’aide du maire-adjoint. » 

Un autre adolescent poursuit : 

« Notre projet s’appelle Clichy sous Vert. On se soucie de l’environnement, on veut vivre dans un endroit propre »...

Le défilé d’initiatives continue. Mais personne ne cherche à savoir quelles sont les modalités matérielles de la prise d’initiative quand on habite à Clichy-sous-Bois ou dans un quartier populaire. Les seules collégiennes de la salle, un petit groupe de quatre encadré par un travailleur social, expliquent qu’elles travaillent sur un projet photo lié à la Forestière, une cité en voie de réhabilitation, comme si on les avait convaincues qu’il fallait en sauver la mémoire. Goundo, Aminata, Kartoum et Fatouma veulent que leurs prénoms soient correctement orthographiés. On ne saura pas si ce projet est vraiment le leur et quels clichés elles ont envie de prendre car la présence de l’adulte qui les « cadre » est assez pesante. L’une d’entre elles fait cependant un bilan globalement positif de la rencontre. Avec grandiloquence et un large sourire, elle conclut :

« On a pu s’exprimer librement »

Un lycéen confie : 

« J’aurais bien aimé qu’il réponde à nos questions sur les événements de 2005. C’était court mais ça s’est bien passé. » 

Plus loin, une prof convaincue explique à ses élèves : 

« Ce qu’il a dit illustre parfaitement notre programme sur la mondialisation ».

Avant de regagner Paris, Pierre Pica, l’un des animateurs du site chomsky.fr, lui-même linguiste et instigateur de la rencontre, fait plusieurs promesses aux lycéens de Clichy : 

« Nous allons mettre en place un certain nombre d’actions pour vous aider. Nous allons essayer de faire connaître vos associations... » 

La collégienne qui a appris à si bien remercier est hélas déjà partie. 

P.-S.

Ce texte est paru initialement dans CQFD le 15 juin 2010. Nous le publions avec l’amicale autorisation de l’auteure.