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Clichés et lieux communs dans la réception de Simone de Beauvoir (Deuxième partie)

L’utilisation de l’intime pour discréditer le politique

par Toril Moi
23 décembre 2008

Il est frappant de constater le temps et l’énergie investis par des critiques dans l’étude d’un auteur, Simone de Beauvoir, que, de toute évidence, ils détestent. Il est également curieux que des écrivains animés des meilleures intentions ou affichant une certaine neutralité, alors même qu’ils annoncent leur admiration pour l’œuvre de Beauvoir, glissent imperceptiblement et comme à leur insu vers une position de supériorité critique. L’auteure d’une biographie sur Simone de Beauvoir, Toril Moi [1], montre comment, dans un large éventail de contexte, les qualités personnelles et littéraires de Simone de Beauvoir sont jugées avec sévérité et déclarées insatisfaisantes. Et ce dénigrement s’opère sur la base de schémas de pensée sexistes que l’on a retrouvés encore récemment dans un reportage consacré à la philosophe et féministe par le Nouvel Observateur.

Retour à la première partie : La réduction du livre à son auteur.

Comme on peut s’y attendre, une femme qui affiche aussi haut et forts ses opinions politiques attire toute l’hostilité de ses détracteurs, qu’ils soient de gauche ou de droite. Mais paradoxalement, les critiques qui ont attaqué Beauvoir sur le terrain de la politique contiennent étrangement peu de discussion touchant à ce domaine mais s’attardent le plus souvent sur des discussions sans intérêt concernant sa personnalité et sa vie privée.

En fait, cette insistance sur sa personne est une utilisation politique du lieu commun sexiste de la personnalité. L’effet visé est de la dépolitiser en présentant ses choix politiques non pas comme le résultat d’une réflexion sur les sujets en jeu, mais comme les élans inexplicables d’une femme hyper-émotive voire même hystérique. Après avoir réduit leur adversaire au statut de névrosée, ces critiques n’ont plus besoin de montrer – et de défendre – leur propre politique, encore moins leurs propres problèmes personnels.

La ligne de partage entre l’utilisation sexiste et d’autres usages politiques de cette stratégie rhétorique n’est jamais nette : dans bien des cas, les deux aspects se combinent – intentionnellement ou non – de façon ambiguë. A cet égard, il est un cliché patriarcal particulièrement efficace : celui de la « femme non féminine ». Beauvoir est régulièrement présentée comme un être froid, égoïste, égocentrique et non attentionné, et par dessus tout dénué de sentiment maternel.

« Elle est totalement dépourvue du triple instinct dont est dotée la femme ; (...) instinct maternel ; (...) instinct nourricier ; (...) instincts nidificateur », écrit une catholique (Levaux, p 494). Utilisé dans des contextes politiques, ce lieu commun permet de suggérer que le souci élémentaire qui pousse à vouloir le bien-être de l’espèce humaine est absent de son engagement politique. Cependant, plus Beauvoir insiste sur son opposition à l’exploitation, à l’oppression, et à la souffrance, plus elle est soupçonnée de ne pas « réellement » se soucier de chacune des victimes des conflits qui agitent le monde.

Très rarement employée contre des hommes politiques de sexe masculin, cette stratégie rhétorique spécifique est profondément malhonnête. Il y a en effet une tendance à penser que les hommes ne prennent les décisions politiques difficiles qu’à contre-cœur, accablé par le poids de leurs lourdes responsabilités. Churchill, Roosevelt, de Gaulle n’ont pas été soupçonnés d’être inhumains chaque fois qu’ils ont imposé de durs sacrifices à leurs troupes. Sartre lui-même n’est que rarement attaqué pour son manque d’humanité.

Si Simone de Beauvoir est accusée par ses adversaires politiques d’être dénuée de sollicitude, cela semble avant tout dû au fait qu’elle refuse de rester confinée dans la sphère privée. Elle se retrouve donc en proie à une double contrainte classique : si elle parle de politique dans ses écrits, on la dit froide, insensible et dénuée de féminité tout en reprochant à ses idées politiques d’être de simples déplacements de ses propres problèmes affectifs. Si en revanche elle parle de ses émotions, elle est aussitôt accusée d’être égoïste et de manquer d’esprit artistique. Tout comme Virginia Woolf, Beauvoir paie cher de ne pas être la Fée du foyer, incarnation parfaite de la femme qui n’écrit pas.

Un exemple éloquent des efforts de la droite pour utiliser l’intime en vue de discréditer le politique nous est fourni par un ouvrage de Renée Winegarten intitulé on ne peut plus justement, Simone de Beauvoir : A critical view (1988). Imprégné de Reaganisme, l’essai de Winegarten démontre utilement que Beauvoir n’a rien perdu de sa capacité à menacer les bien-pensants de ce monde. Le premier souci de Winegarten est de présenter les positions politiques de Beauvoir comme irrationnelles, pour prouver à quel point cet écrivain est naïf, prompt à s’illusionner et dénué des qualités humaines ordinaires telles que la sollicitude ou la compassion pour autrui. Sa stratégie principale n’est pas de s’opposer ouvertement aux opinions de Beauvoir, de se mesurer à elle dans l’arène politique, mais de présenter ses décisions politiques comme le résultat d’une influence masculine et d’une profonde illusion, et en tous cas comme contraires à la logique, au sens commun et à ce qu’on appelle les « valeurs humaines ».

Dans le texte de Winegarten, le lieu commun de la femme hystérique, irrationnelle, hyperémotive est habilement combiné avec celui de la virago et de la mégère. Le socialisme de Beauvoir, par exemple, ne devient rien d’autre que le symptôme de conflits personnels :

« Si elle n’a jamais cessé de s’opposer à la bourgeoisie, écrit Winegarten, c’est sans aucun doute parce qu’elle y entendait résonner la voix de son père » (p 15).

Si ce n’est pas Sartre ou son père qui est responsable de son engagement politique, c’est un autre homme, en général un amant. Son refus de la politique américaine à l’époque du McCarthysme est imputé à l’influence de Nelson Algren, l’écrivain de Chicago :

« Il faisait partie de ces simplificateurs à outrance qui étaient convaincus que le capitalisme était en plein déclin et dont les sympathies allaient pour la cause de la révolution (...) Il s’attacha à lui montrer le côté le plus négatif et le plus sombre de la vie américaine, donnant ainsi une assise à ses préjugés et donnant de son pays l’image d’une nation d’exploiteurs et d’exploités, une image dont elle ne se détacha jamais et qui au contraire devait s’endurcir avec les années » (p 68-69).

Winegarten résume toute l’expérience de Beauvoir par l’image de « ses visites voyeuristes avec Algren dans les quartiers pauvres de Chicago » (p 69). Elle pense de toute évidence que seule une femme aveuglée par la passion amoureuse peut croire que la société américaine est faite d’exploiteurs et d’exploités.

Selon Winegarten, la position fortement anti-impérialiste de Beauvoir apparaît comme un phénomène totalement incompréhensible. Comment a-t-elle pu exulter en apprenant la défaite de sa patrie en Indochine et en Algérie ? Visiblement déconcertée par toute cette situation, cette critique tente de faire passer Beauvoir pour une hypocrite hyperémotive :

« Tout au long de son autobiographie, on voit se succéder des comptes rendus de ses réactions à des affaires politiques dans lesquelles d’autres étaient engagés activement : anxiété, indignation, colère, larmes, douleur, horreur à la vue des souffrances infligées aux victimes, satisfaction mitigée ou avouée à la nouvelle de la défaite de Dien Bien Phu qui mit un terme à la guerre d’Indochine. (...) Il est difficile de comprendre comment elle a pu haïr intellectuellement cette culture et cette civilisation, alors qu’au même moment elle lui apportait la contribution de ses travaux littéraires. Ce type d’aliénation a fini par devenir assez banal  » (p 119-120).

Aux yeux de Winegarten, le simple fait de penser que la puissance coloniale française pouvait ne pas forcément représenter la « démocratie » pour la majorité de Vietnamiens ou d’Algériens est la preuve d’une soumission abjecte à un égoïsme irrationnel et vil. Cette critique a une faiblesse tout particulièrement pour le stéréotype de la femme froide, insensible et politisée. Que Beauvoir, dans Une mort très douce, souligne les implications sociales de la maladie à laquelle succombe sa mère, devient pour Winegarten un exemple effroyable de cette propension à sacrifier tout sentiment humain normal sur l’autel d’une socialisme aigri et mal compris.

Des lectures telles que celle de Winegarten ne doivent pas passer pour des exercices purement désintéressés. Elle insiste bien sur le fait qu’elle est là pour corriger les vues erronées de Beauvoir et « démystifier » les aberrations idéologiques de son sujet au nom de la vérité : « Cette étude constitue (...) une tentative visant à mettre en évidence les mystifications d’une forme de rationalisme moderne qui n’est pas que trop répandue et qui pousse ses adeptes à ne voir que ce qu’ils souhaitent voir, de telle sorte que le changement et la révolution restent des enjeux, aussi bien dans les relations personnelles que dans les relations sociales ».

Dans ce passage, la manœuvre rhétorique saute aux yeux : la périphrase encombrante : « une forme de rationalisme moderne qui n’est que trop répandue » est déployée pour cacher la vraie cible de Winegarten : toute forme de socialisme ou de marxisme. Aux conceptions corrompues des marxistes modernes elle oppose sa vision supérieure de la vraie nature des choses. Il va sans dire que si la vision de Winegarten est forcément impartiale, celle de Beauvoir est aveuglée par les œillères de l’idéologie....

P.-S.

Ce texte est publié avec l’autorisation de l’auteure et de la traductrice, Guillemette Belleteste.

Notes

[1Toril Moi, Simone de Beauvoir. Conflits d’une intellectuelle. Paris, Diderot Editeur, 1995