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Comment je me suis mise en colère après avoir vu le dernier Desplechin

Réflexions sur le monolithisme d’un certain cinéma français

par Emmanuelle Retaillaud-Bajac
29 avril 2020

Pour fêter, le mieux possible, en attendant des jours meilleurs, les 20 ans du site « Les mots sont importants », nous avons choisi d’accompagner la sortie de l’anthologie Mots et maux d’une décennie, paru mi mars aux éditions Cambourakis, d’une anthologie virtuelle, en ligne, à raison d’un texte chaque jour, un par année. En 2008, nous publions un point de vue irrévérencieux mais étayé sur ce qui est alors célébré comme un chef d’oeuvre par la cinéphilie dominante : Un conte de Noël, d’Arnaud Desplechin.

Il y a des colères qui demandent explication. Je suis sortie très en colère du dernier Desplechin. Pourtant, j’ai toujours apprécié son cinéma, ou plutôt je l’ai toujours suivi avec intérêt. « Rois et Reine » m’a transportée, « Comment je me suis disputée... » me parlait intimement, « Esther Khan » avait de l’élégance, j’ai même tenu jusqu’au bout de « Léo en jouant Dans la compagnie des hommes... » avec l’incompréhension fascinée que l’on doit à certaines oeuvres qui caracolent fougueusement dans le ratage. Alors pourquoi une allergie si soudaine face à ce que de nombreux critiques et pas des moins estimables, considèrent déjà comme son chef d’oeuvre à ce jour ?

Les arguments à charge sont nombreux mais pas décisifs puisque mobilisables depuis le début :

 le maniérisme obsessionnel qui vise à faire de chaque plan un micro moment d’anthologie (au risque de la pose, de l’invraisemblance, du ridicule ?) ;

 le faux naturel qui croit capter la vie quand il ne fait que souligner l’artifice du dispositif filmique (toujours délicate, la direction d’enfants est, chez Desplechin, particulièrement calamiteuse) ;

 le débraillé ostentatoire de khâgneux qui ose enfin lâcher sa gourme (ah, ces mots crus qui ont l’air de sortir de la bouche des acteurs comme les crapauds de celle des princesses de conte de fée...) ;

 le symbolisme de potache (Dedalus et Junon, il y tient absolument ?) ;

 la « kultur » littéraire écrasante...

Tous travers (j’élague volontairement) qui, jusque là disséminés ou intermittents, connaissent ici un taux de concentration vraiment élevé, rendant le film presque irrespirable, à force de « toujours trop ».

Mais ces ratages ne seraient que les risques assumés et pardonnables de l’audace et de l’originalité, si l’on ne ressentait une gêne plus générale, jusque là rampante, mais soudain évidente, face à ce qu’il faut bien appeler, quelque vague et passe partout que demeure cette notion, une « vision du monde ».

Chez Desplechin, en effet, la virtuosité stylistique, l’invention des moyens et des formes, la subversion volontariste et talentueuse du récit classique ne semblent jamais avoir pour enjeu de capter la diversité du monde social, et de s’interroger sur l’histoire en marche : la Famille reste bourgeoise, patriarcale, aisée ; la Femme, est forcément évanescente, mystérieuse, maîtresse des relations humaines mais socialement seconde (ce n’est pas elle qui dirigerait une teinturerie ou enchaînerait péremptoirement une guirlande d’équations...) ; paumé ou dominateur, l’Homme reste maître du logos et de l’initiative sexuelle (le scénariste a osé l’histoire de la fille échangée entre garçons : on se croirait chez Levi-Strauss !).

Ces partis-pris narratifs et scénaristiques ne me gêneraient nullement en eux-mêmes (au cinéma comme en littérature, tout est dicible d’une expérience singulière) si le cinéaste ne donnait constamment l’impression de vouloir les ériger en archétypes, laissant entendre, par sa démarche même, que « sa » famille, c’est toutes les familles , « sa » vision des femmes, toutes les femmes.

On en veut pour preuve cette ambition clairement affichée de se situer à la croisée du conte et du mythe, des dieux grecs et de la psychanalyse, de Shakespeare et d’Andersen : une femme est une femme, une famille, une famille, et il en va ainsi depuis la nuit des temps, depuis que le monde est monde...

Mais de même que les bouleversements climatiques qui affectent la planète rendent chaque année plus improbable la présence de neige à Noël sous nos latitudes – et donc passablement irréelle celle qui tombe, un 24 décembre, sur le Roubaix de Desplechin —, de même les rapports de classe et de sexe ne sont plus aujourd’hui tout à fait les mêmes que dans ce roman familial où a baigné l’enfance bourgeoise et provinciale du créateur.

On peut sourire (et Dieu sait qu’en France on ne s’en prive pas) du volontarisme un peu crétin avec lequel le cinéma américain impose dans ses scénarios des figures de la « différence », notamment dans les représentations de genre et de races : une enquêtrice enceinte (Fargo), une karatéka blonde (Kill Bill), une juge noire, une avocate homosexuelle, une physicienne à gros seins, une soldate mère de famille... I

l n’empêche que, même outrés et parfois invraisemblables, ces personnages sont les fascinants rejetons d’une société qui n’hésite pas à orchestrer une puissante révolution des représentations et qui, par sa réactivité au discours des sciences sociales, témoigne d’un formidable désir de se remettre en question et d’aller de l’avant.


Un jeune vieillard cramponné à la grande culture

Le cinéma de Desplechin serait un peu l’antithèse de ce cinéma-là : tourné vers le passé, les grands modèles, la littérature, il affirme implicitement que rien dans les structures ne change ; profondément ancré dans un milieu et une culture hyper typés et un rien faisandés (la bourgeoisie française de province, la khâgne, Normale Sup, une petite intelligentsia élitiste gavée de philosophie et de vieux romantisme littéraire..), il les pose comme horizon indépassable. Il n’y a pas jusqu’au physique de ses actrices qui ne respire un classicisme absolu : un vraie fille, ça a forcément des cheveux longs, un visage de madone et des formes épanouies.

Quand les collègues de Despleschin essaient de tâtonner vers autre chose (des rockeuses, des marginales, des filles entre elles chez Assayas ou Honoré...), quand le vieillissant Rohmer cherchait encore à capter la modernité des visages et des styles (Pascale Ogier dans Les Nuits de la Pleine Lune), Desplechin s’affirme, de film en film, comme un jeune vieillard fièrement cramponné à son système, dont la liberté formelle semble inversement proportionnelle au foncier conservatisme.

Il y a, chez lui quelque chose d’un néo-Gide ou d’un néo-Mauriac : on saccage avec fracas la belle baraque bourgeoise, sans jamais prendre le risque d’aller voir dans le jardin d’à côté, où les choses pourraient pourtant bien se passer d’une manière différente et surtout plus contemporaine, c’est-à-dire, renvoyant à la complexité polynucléaire de la société d’aujourd’hui, et nourri des réflexions de la pensée en marche.

Des noirs, des Arabes, des métisses ? Des ouvriers, des agriculteurs, des cadres moyens ? Des lesbiennes, des bisexuels, des refoulés ? Des grosses, des maigres, des androgynes ? Des classes populaires ou moyennes pour qui il ne va pas (plus) forcément de soi que Noël se passe dans la maison du patriarche, autour de la grande tablée familiale ? « Pas mon affaire » semble affirmer Desplechin qui, trop occupé à secouer le cocotier, ne voit pas qu’il s’efforce essentiellement d’éprouver la solidité de ses racines.

Elles sont blanches, bourgeoises, mâles, hétérosexuelles, et sur le fond, assez réactionaires et misogynes. Elles ne forment plus, aujourd’hui, qu’un petit arbre rabougri au milieu d’une forêt de jeunes pousses, même si Desplechin (et quelques autres) voudraient encore leur prêter la vigueur des grands chênes.

Dans un article qui, en son temps, avait fait pas mal de bruit, le critique des Inrockuptibles Serge Kaganski s’en prenait au film Amélie Poulain, au prétexte qu’il ne montrait qu’un Paris blanc et pittoresque, lavé de toute nuance exotique. La charge était pertinente mais sans grand risque parce que dirigée contre un film grand public qui, malgré ses parti-pris formels, ne s’inscrivait pas dans une démarche auteuriste ambitieuse. Il n’en va pas de même de Desplechin, que sa virtuosité de réalisateur surdoué semble rendre intouchable.

Un cinéma de "garçon"

Pourtant, au rebours d’une certaine critique que je trouve étrangement complaisante, et qui l’est peut-être avant tout pour des raisons de classe (le petit bourgeois journaliste médusé par l’aplomb aristocratique du Grand Réalisateur), je ressens exactement, vis à vis d’Un Conte de Noël, la colère de Kaganski autrefois vis à vis d’Amélie Poulain, et pour des raisons peut-être encore plus décisives :

 parce que ce film me donne le sentiment de mettre en scène un univers particulier, socialement situé et minoritaire, mais qui se donne pour central et surtout pour désirable (« vous les Vuillard, vous vous prétendez ordinaires, alors que vous faites tous des choses extraordinaires », souligne précisément l’Autre du film, la jeune femme juive incarnée par Emmanuelle Devos) ;

 parce qu’il naturalise, esthétise et embellit des rapports entre les êtres qui sont objectivement assez déplaisants ou conventionnels une fois qu’on leur a ôté leur habillage glamoureux/littéraire (le gros monsieur riche qui a épousé une belle femme beaucoup plus jeune, les garçons qui passent leur temps à parler du cul des filles...) ;

 parce qu’il s’agit, précisément, d’un cinéma de « garçon » qui n’envisage la femme que comme objet de désir ou de fantasme, jamais comme sujet social autonome (éventuellement doté d’ambition, de prestige social ou d’une rhétorique à toute épreuve...) ;

 et d’un cinéma bourgeois qui croit au caractère structurels, indépassables, « anthropologiques », de ses codes.

Hélas pour lui, tant mieux pour nous, nous ne vivons plus dans le monde de Gide ou de Mauriac, quand les enfants terribles de la bourgeoisie française pouvaient jouer aux sales gosses tout étant sûrs conserver la meilleure place, celle du centre et du sommet. Et quand la société toute entière n’avait, en matière de références culturelles, que la production de ce milieu là, aujourd’hui incarné par cette « bourgeoisie intellectuelle de gauche » dont l’écrivain Eric Reinhardt dénonçait récemment avec causticité, dans son roman Cendrillon, l’abus de position dominante.

Je n’ai pas encore vu, puisqu’il n’est pas encore sorti, le film de Laurent Cantet qui a été primé à Cannes. Quoique admiratrice de son cinéma, je le perçois comme un cinéaste moins immédiatement séduisant que Desplechin : plus appliqué, moins polyphonique, moins chatoyant. Je ne peux m’empêcher de penser cependant, qu’ayant eu à arbitrer, parmi beaucoup d’autres, entre ces deux films français, le jury cosmopolite du festival a fait un choix lourd de sens, qui valorise le social plutôt que l’ego, la bigarrure plutôt que le monochrome, le politique plutôt que l’intime.

Non, je veux le croire, par volontarisme politiquement correct ou par désir de jouer « le réel » contre « l’art » (grand styliste à sa façon, Cantet n’est pas Michael Moore, ni un vulgaire documentariste). Mais parce que le monde globalisé, en mutation rapide, secoué de revendications composites, a besoin d’un cinéma qui déploie ses angles d’attaque et ses points de vue, et qui, plutôt que de gommer par égotisme esthétisant tout rapport de domination, en révèle les nouveaux ressorts.

Pour les conservateurs à la Finkielkraut, il n’y aurait là qu’une insupportable « tyrannie du social » (cf. sa diatribe dans Le Monde du 4 juin). Pour tous ceux et toutes celles qui ne sentent ni représentés ni compris dans les oeuvres d’une certaine caste, ce n’est qu’un juste retour des choses.

Emmanuelle Retaillaud-Bajac est historienne, spécialiste d’histoire culturelle et des rapports de genre.

P.-S.

Une version plus courte de cet article a été publié dans Le Monde du 15 Juin 2008