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Communauté

« Depuis lors nous vivons ensemble... »

par Franz Kafka
20 juillet 2010

Il y a cent ans, en 1910, Franz Kafka écrivait ses premiers textes. À l’occasion de ce centenaire se tient, du 21 au 31 juillet à Cerisy, un important colloque intitulé « Kafka après son siècle ». Nous saisissons ce double prétexte pour publier un court fragment écrit en 1920, intitulé « Communauté ». Traduit par Marthe Robert, il est extrait de Franz Kafka, Œuvres Complètes, Volume II, Bibliothèque de la Pléïade, paru aux Éditions Gallimard en 1980.

Nous sommes cinq amis, nous sommes sortis un jour d’une maison les uns derrière les autres ; d’abord le premier sortit et se plaça à côté de la porte, puis le second franchit le seuil ou plutôt glissa dehors avec la légèreté d’une petite bille de mercure et se posta non loin du premier, puis vint le troisième, puis le quatrième, puis le cinquième. Pour finir nous nous tînmes tous sur un rang. Les gens nous remarquèrent, nous montrèrent du doigt et dirent : « Ces cinq-là viennent de sortir de cette maison. » Depuis lors nous vivons ensemble, ce serait une vie paisible si un sixième ne se mêlait pas continuellement à nous. Il ne nous fait rien, mais il nous gêne, c’est faire assez ; pourquoi s’impose-t-il là où on ne veut pas de lui ? Nous ne le connaissons pas et nous ne voulons pas l’admettre parmi nous. Nous autres cinq, nous ne nous connaissions pas non plus autrefois, et, si l’on veut, nous continuons à ne pas nous connaître. Mais ce qui est possible et toléré pour nous cinq n’est pas possible pour un sixième et n’est pas toléré. En outre, nous sommes cinq et ne voulons pas être six. Et puis de toute façon, quel sens peut donc bien avoir cette perpétuelle vie en commun ; pour nous non plus elle n’a pas de sens, mais puisque déjà nous sommes ensemble, nous y restons, toutefois nous ne voulons pas d’une nouvelle association, précisément en vertu de nos expériences. Mais comment pourrait-on faire comprendre cela au sixième, de longues explications signifieraient presque que nous l’acceptons, nous préférons ne rien expliquer et nous ne l’acceptons pas. Il a beau faire la moue, nous le repoussons avec notre coude ; mais nous avons beau le repousser, il revient.