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Comprendre pour combattre

Présentation du livre de Violaine Girard, Le vote FN au Village

par Sylvie Tissot
2 mai 2022

Tous-tes les sociologues aimeraient écrire des livres rigoureux, originaux et utiles à la fois. Cet objectif est très exactement atteint par l’ouvrage de Violaine Girard qui, en enquêtant auprès des habitants d’un « périurbain » trop souvent mythifié et fantasmé, rompt avec la focalisation souvent misérabiliste et complaisante, à droite comme à gauche, sur la figure de l’ouvrier chômeur déclassé, « forcément » exaspéré par la proximité des immigrés. Loin de ce nouveau sens commun paresseux et toxique, plus que jamais de mise chez nos stratèges « populistes de gauche », Violaine Girard donne à voir des classes populaires stables, connaissant de petites mobilités, qui, à travers leur vote lepéniste, n’expriment pas tant un « désarroi » qu’une quête de respectabilité. L’auteure explore les ressorts de cette posture, et remet au premier plan le rôle des élites politiques dans la production de cette « conscience sociale » aux conséquences politiques ravageuses.

De nombreuses recherches l’ont montré : les électeurs du Front national ne forment pas un groupe homogène, mais un « conglomérat », pour reprendre l’expression de Daniel Gaxie. La thèse du « gaucho-lepénisme », qui a popularisé l’idée d’un transfert des votes communistes des ouvriers vers le Front national, a été maintes fois réfutée. Mais la réduction persistante du vote d’extrême-droite aux classes populaires déclassées ne relève pas que de l’erreur d’analyse. Elle a une fonction politique, bien analysée par Annie Collovald. Le « populisme du Front national » jette le discrédit sur les classes populaires, une fois encore rejetées dans une irrationalité que les élites, elles foncièrement « républicaines », s’efforceraient de contenir.

La visibilité donnée à tel ou tel groupe du « conglomérat » participe de luttes symboliques, ce que Pierre Bourdieu appelle des luttes de classement. Ces luttes, dont les enjeux sont bien réels, ne sont pas dépourvues d’affects politiques : qu’on cherche à réhabiliter un groupe en accusant l’adversaire de le « haïr » ; ou au contraire qu’on s’efforce d’en discréditer un autre en reprochant à ce même adversaire de lui apporter une « défense inconditionnelle ».

Rien de tel dans le livre de Violaine Girard. Assurément on sort de sa lecture sans sympathie particulière pour ces « salariés modestes » qui, sans connaître le dénuement, détiennent peu de capitaux, et dont les efforts acharnés pour conquérir cette respectabilité tant désirée, notamment par la propriété, a pour corollaire le mépris des « assistés ». Mais il s’agit d’abord de comprendre.

Le ton et le registre d’écriture sont justes. La rigueur de l’analyse, la reconstitution des trajectoires d’élus et d’habitants, les extraits d’entretien ou encore les références sociologiques forment un plaidoyer pour l’analyse scientifique. Celle-ci n’est toutefois pas déconnectée des débats en cours, et nous voudrions en montrer ici l’utilité.

Le rôle des élites

Il n’y a rien de « naturel » dans le vote Front national. Pas de tendance mécanique au rejet de l’autre, nulle disposition innée à chercher un bouc-émissaire et à pointer du doigt les « plus bas que soi ». Le livre de Violaine Girard refait, à sa manière originale, la démonstration d’une idée à répéter inlassablement : le vote Front national est d’abord une production sociale et politique.

C’est une série de phénomènes qu’il faut prendre en compte pour comprendre, en l’occurrence, comment des classes populaires établies, propriétaires de leur pavillon, à l’abri relatif du chômage, en viennent à rejeter d’autres groupes, moins dotés qu’eux, en proclamant leur moindre valeur. Une enquête localisée à la périphérie d’une grande agglomération française permet de rendre compte de ce large éventail de forces sociales.

Ce n’est pas un hasard : le premier personnage qui apparaît dans le livre est Pierre de la Chanerie, « un élu local ancré dans les réseaux de la droite libérale » (p. 31), maire, conseiller général du canton, vice-président du département, député puis sénateur. Il aimait dire qu’il déjeunait avec le Président Valéry Giscard d’Estaing. Aujourd’hui il n’oublie pas d’aller à la vente de boudin organisée par la société de chasse locale. S’il tutoie certains locaux, il convient toujours de vouvoyer celui qu’on appelle « le marquis ». Dans les années 1970, le tissu industriel rural de la région est confronté à des destructions d’emploi massives. L’élite locale rassemblée autour de ce personnage plus vrai que nature prend en main le destin de la vallée, et mobilise l’investissement public pour faire advenir une nouvelle zone industrielle sur la base d’une fiscalité très attractive pour les entreprises.

C’est un « excellent climat social » que Pierre de la Chanerie cherche à vendre aux entreprises, et afin d’« améliorer » encore ce climat, une stratégie minutieusement pensée est mise en place pour contourner et saper les collectifs existants autour des groupes ouvriers. La politique du logement participe de ce projet : les pavillons individuels qui dispersent les salariés sont privilégiés au détriment du logement social. Loin des zones sinistrées où les ouvriers se tourneraient en masse vers l’extrême droite, c’est bien ici que des « salarié-e-s modestes », qui échappent en partie à la dégradation de l’emploi, votent pour le Front national.

Impossible de comprendre le vote FN sans revenir à cette restructuration du territoire, qui éclaire les trajectoires sociales, professionnelles et résidentielles des électeurs. Mais Violaine Girard regarde aussi la manière dont d’autres élus, plus modestes, contribuent aujourd’hui à façonner ce vote en inscrivant dans l’espace des hiérarchies raciales. Le chapitre 6, un des meilleurs du livre, est sans appel, qui, prenant au sérieux l’existence de phénomènes ethno-raciaux, analyse les « stratégies municipales de préservation d’un entre soi blanc ».

Le contrôle du peuplement de la ville passe par le refus des logements sociaux, par la gestion du parc locatif municipal, et par la délivrance des permis de construire, autant de leviers qui conduisent à « une mise à l’écart organisée des minorités racisées » (p. 216). En agissant ainsi sur la composition du voisinage, la municipalité se met précisément « au service des familles respectables », dont les relations de proximité organisent un véritable contrôle social. Citant l’exemple d’une femme musulmane portant le foulard en butte aux regards de ses voisins, l’auteure rappelle que ce contrôle social « peut être porteur d’importantes formes de stigmatisation et décourager certains ménages de s’installer dans une commune périurbaine où ils seront isolés » (p. 220).

Cette analyse de la vie municipale locale est précieuse en ce qu’elle réfute la fausse opposition entre des élites politiques racistes et des électeurs Front National dont le vote n’aurait que des ressorts « sociaux ». En réalité qu’il s’agisse d’élus locaux ou d’habitants, il y a une construction sociale du racisme. Les électeurs du Front national ne sont pas réductibles aux idées d’extrême-droite. Certains aiment à nous le rappeler, peut-être désireux d’en relativiser la « gravité » pour les fréquenter sans remord. Violaine Girard confirme que les logiques de ce vote sont bien plus complexes. Il reste que celui-ci n’est pas déconnecté d’un système raciste, bien analysé par Colette Guillaumin, qui assigne des places subordonnées aux racisé-e-s. Les politiques d’urbanisme de cette petite ville qui, rappelons-le, conditionnent l’accès aux biens immobiliers, les liens singuliers qui unissent les électeurs et leurs édiles, les habitants à leurs voisins, y participent directement.

Le souci de respectabilité

Entre le rôle des élites et le bulletin de vote, Violaine Girard multiplie les points de vue pour rendre compte d’une conscience sociale qui porte vers l’extrême-droite. En pénétrant dans les maisons des enquêtés, en se penchant sur leurs conditions de travail, la scolarité de leurs enfants, ou encore leur rapport au politique, l’enquête, très riche, nous fait découvrir un véritable mode de vie.

Qui sont ces habitants du périurbain ? Ils ne comptent pas parmi les plus démunis. S’ils ont connu des promotions, professionnelles et résidentielles, s’ils « s’en tirent » en quelque sorte, leur emploi subalterne les maintient loin des classes moyennes. Le déclassement ou la peur du déclassement apparaissent de ce fait comme des explications insuffisantes. Comment rendre compte de leur vote à l’extrême-droite ?

La méfiance par rapport au politique et le brouillage du clivage gauche/droite, dominants au sein des classes populaires, jouent un rôle déterminant, largement dénié par la classe politique. Pourquoi orientent-ils les périurbains vers le vote FN plutôt que vers l’abstention ? Violaine Girard rappelle qu’une solide tradition de droite existe dans les milieux populaires de la région. Celle-ci garantit à Louis de la Chanerie des suffrages fidèles [1], tout en expliquant les votes, parfois intermittents, à l’extrême-droite.

Mais s’appuyant sur l’idée de « conscience triangulaire » proposée par Olivier Schwartz, l’auteure insiste aussi sur les logiques de distinction. Loin des élites à laquelle elle sait ne pas appartenir, dont elle ne partage aucun goût, notamment culturel, cette fraction des classes populaires se situe aussi à distance des plus précarisés. La stigmatisation médiatique et politique des « cités », des « assistés », des « immigrés » ou encore des « musulmans » ne cesse, nous rappelle Violaine Girard, d’alimenter cette conscience sociale singulière.

Le choix de l’accession à la propriété, là encore fruit des politiques de logement avec l’abandon du soutien massif à la construction de logement social en 1977, joue un rôle décisif. L’installation en pavillon vient asseoir une « estime sociale », qui fait écho à la relative stabilité trouvée dans le monde professionnel. On peut exhiber cette respectabilité dans la sociabilité de voisinage, et même dans une vie associative, dont Violaine Girard montre qu’elle ne fait pas disparaître magiquement les clivages sociaux. De même que la proximité spatiale n’efface pas les inégalités sociales, le vivre ensemble n’est pas nécessairement porteur de réconciliation. En effet, la scène associative des périurbains est bel et bien, insiste l’auteure, fermée à d’autres habitants.

Le déclin des lieux de rencontre est parfois considéré comme un des facteurs du vote Front national en milieu populaire. Il reste à préciser lesquels, et ne pas nourrir pour eux de nostalgie mal placée. Bien vivaces dans certaines régions, les endroits où se retrouvent ces habitants modestes contribuent à forger une respectabilité qui n’existe que parce que d’autres sont désignés comme non respectables. Même l’alcool ne saurait réunir tout le monde dans une ambiance festive ; sa consommation dessine aussi des clivages, qui construisent les bonnes réputations et les mauvaises.

Les résultats de cette enquête ne sont pas sans intérêt quand on sait que, parallèlement aux appels à refonder des lieux de « proximité », la valorisation d’une respectabilité populaire traditionnelle, dans laquelle pourraient communier les immigrés, est présentée comme une manière de lutter contre le Front national. Rappelons-le, cette respectabilité trace les frontières d’un entre-soi excluant.

On se demande d’ailleurs, à la lecture du livre, s’il ne laisse pas en dehors, non seulement les plus pauvres et les racisés, mais aussi tous ceux qui contreviennent à la morale du groupe. C’est à ce sujet que l’ouvrage de Violaine Girard suscite une interrogation. Les trajectoires sociales et résidentielles des enquêtés n’aboutissent finalement que s’il y a mise en couple et maintien dans le couple. L’auteure ne s’y attarde pas, mais elle écrit, à propos des promotions professionnelles, que « les liens conjugaux [à travers l’emploi pérenne de la conjointe en période d’incertitude par exemple] représentent un appui important » (p. 75). La comparaison des trajectoires met en relief le rôle des unions (p. 83).

C’est encore plus vrai de l’accession à la propriété, qui nécessite des revenus réguliers et la « stabilité conjugale […], condition majeure de réussite de ce qui constitue avant tout un projet familial » (p. 100). L’engagement dans le couple est en quelque sorte une nécessité, sous peine de mettre en péril ce projet. Cette « contrainte à la conjugalité », pour paraphraser Adrienne Rich [2], ne joue-t-elle pas aussi dans les goûts ascétiques de ces salarié-e-s modestes, et dans la disqualification de ceux qui ne s’y conforment pas ? La valorisation de la famille et la stigmatisation des comportements déviants par le Front national semblent faire écho à cette poursuite éperdue de stabilité. Le coût mental et affectif de ces choix de vie ne conduit-il pas aussi à vouloir le faire payer à d’autres ?

Ce ne sont que des hypothèses, mais Violaine Girard nous dit bien que cette respectabilité tant recherchée a une dimension morale. On regrette parfois que cet aspect de la conscience sociale des périurbains, et son lien avec les valeurs hétérosexistes et familialistes portées haut et fort par le Front national, ne soient pas davantage creusés.

Quoi qu’il en soit, il faut souligner au final la grande utilité de ce livre pour les intellectuel-le-s et/ou militant-e-s engagés contre le Front national, accusés si souvent, et de façon parfois contradictoire, d’« intellectualisme » ou de « moralisme ». En réalité comprendre et combattre ne doivent pas être opposés : l’analyse sociologique du monde, en dénaturalisant les dominations, ne nous aide-t-elle pas à les trouver injustes ? Violaine Girard donne, selon nous, une belle illustration de cette démarche.

Son enquête nous rappelle aussi que la compréhension du vote FN ne se limite pas à « écouter » ses électeurs. C’est tout autre chose que font les sociologues qui, certes équipés de leurs enregistreurs, objectivent aussi des rapports sociaux, retracent des généalogies, et nous invitent à décortiquer les ressorts complexes de la domination raciste. Si mesurer leur ampleur peut apparaître décourageant, c’est un passage obligé. A ce prix seulement on peut espérer autre chose, en guise de stratégie anti-raciste, que les appels naïfs à plus « de proximité » - une promesse que nous avaient déjà faite en leur temps les promoteurs de la politique de la ville pour résoudre la « question des banlieues ».

Notes

[1Au premier tour des élections départementales de 2015, l’UMP remporte 49,6% des suffrages exprimés, le FN 27,8% et le PS (et/ou PC) 15,2%.

[2La contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Genève-Lausanne, Mamamélis-Nouvelles Questions Féministes, 2010.