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Conquête animale des centres-villes

La mixité sociale par les chiens

par Sylvie Tissot
30 octobre 2012

Depuis plusieurs décennies maintenant, les classes moyennes trouvent aux quartiers populaires des charmes nouveaux. C’est ce que les sociologues appellent la « gentrification ». Que dire de ce goût soudain pour la mixité sociale ? A-t-il annulé toute différenciation sociale ? Il semble que ces nouveaux habitants, loin de se mélanger, multiplient en réalité les signes distinctifs : poussettes sophistiquées, légumes bios et… aux Etats-Unis, les chiens. C’est ce surprenant usage des animaux que Sylvie Tissot dévoile dans un article publié dans le magazine Regards.

Photo de David Binder.

« Je dépense pour eux à peu près 600 dollars par mois. Un promeneur de chiens pour deux chiens tous les jours, la nourriture, les gâteaux, les gâteries, les jouets, etc. Ça commence à faire, mais bon, quand on les aime, on fait ce qu’il faut !  ».

C’est ce que déclare Linda, journaliste pour une chaîne de télévision. Linda, propriétaire de deux labradors, s’est installée dans le South End, à Boston, à la fin des années 1990. Elle emménage dans ce quartier plus abordable, séduite par la « diversité » de sa population, son ambiance « cool » et son caractère «  dog friendly ».

C’est déjà un quartier qui a beaucoup changé. Considéré comme le ghetto de Boston après la Seconde Guerre mondiale, le South End attire, depuis les années 1960, de jeunes diplômés blancs qui achètent à bas prix des maisons construites au XIXe siècle, ou plus récemment des lofts sortis de terre dans l’ancienne zone industrielle. Les restaurants chic sont maintenant légion et leurs terrasses accueillent pour le brunch dominical une foule qui déguste mimosas et bellinis, ces boissons au champagne et jus de fruit.

Accompagnant l’impitoyable logique des marchés immobiliers - et donc le départ progressif des résidents à bas revenus -, les logiques de la distinction sociale donnent au quartier une physionomie nouvelle, marquant dans l’espace public les normes et styles de vie des plus fortunés. Les milliers d’immigrés logés en hôtels meublés et clients assidus de bars aujourd’hui fermés sont partis, les résidents portoricains se voient confinés dans l’espace de leurs cités.

Mais dans ce quartier, les façons de se distinguer se sont multipliées au point d’englober les animaux domestiques. Aux labradors de Linda, se mêlent des lévriers, des chiens de Pyrénées ou esquimaux, des bouledogues français et de minuscules yorkshire-terriers. Plus élégants que les pittbuls associés aux ghettos, ils coûtent tous au moins 1000 dollars.

Mais les chiens ont aussi été, dans ces nouveaux quartiers, les instruments d’une conquête des espaces publics, comme les grandes artères, aujourd’hui transformées en promenades chic et les jardins publics. A Boston, mais aussi New York ou San Francisco, des espaces réservés se sont en effet multipliés dans les jardins publics : les parcs à chiens.

C’est un spectacle étonnant qui s’y offre aux visiteurs venus d’Europe. Alors que les animaux, détachés de leur laisse, se reniflent et se soulagent, les maîtres ignorent la poussière et les odeurs et admirent les sauts et les mouvements des animaux. À l’ombre des arbres l’été, avant d’aller au café ou au restaurant, des conversations se nouent, des flirts commencent. On lance les invitations aux fêtes qui se tiennent sur les terrasses des lofts.

Les parcs à chiens renforcent les liens entre nouveaux arrivants, parfois effrayés par la mixité sociale qui règne dans leur quartier. Linda y a d’ailleurs rencontré son mari, agent immobilier. Mais c’est aussi une certaine vision de la diversité qui y est célébrée :

«  Notre parc est probablement le lieu le plus mixte que vous ne verrez jamais : des gay qui promènent leurs chiens, des enfants hispaniques en train de jouer au baseball, des femmes asiatiques faisant leur tai chi, des blancs venus des banlieues résidentiels en train de planter des fleurs, des bambins noirs culbutant dans le bas à sable, des yuppies qui jouent au basket, et des sans-logis du quartier en train de faire un somme sous les arbres  », déclare la présidente de l’association qui gère le parc à chiens.

De fait, comme en France, à Belleville, à la Goutte d’Or, ou à Montreuil par exemple, les habitants ne cherchent pas à expulser les moins riches et les moins blancs, comme certains le font sans scrupule dans les banlieues traditionnelles ou les communautés fermées qui se développent aujourd’hui. Ils goûtent la présence limitée de populations « autres » : à une condition toutefois, que cette diversité culturelle soit contenue dans des proportions limitées, et de façon point trop visible. Dans les espaces publics, ce sont eux qui donnent progressivement le ton, une laisse dans la main.

Dans les Etats-Unis des années 2000, la dérégulation libérale et la financiarisation des marchés ont fait exploser les revenus des plus riches. Les prix de l’immobilier dans les grandes villes ont suivi, et de nombreuses familles sont partis s’installer ailleurs que dans les « beaux quartiers ». Le racisme et la relégation spatiale semblent ainsi en retrait, au profit d’une mixité sociale soigneusement organisée et contrôlée. Mais, comme les étudiants de ZEP à Sciences Po ou encore les « élus de la diversité » au gouvernement, la présence de quelques représentants des minorités au contact des privilégiés fait-elle vraiment bouger les frontières ?

P.-S.

Vous pouvez retrouver les détails de l’enquête sur la conquête animale des centres-villes à Boston dans le livre De bons voisins.