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Crapulerie sondagière

Quelques réflexions sur une enquête IFOP concernant la réforme des retraites, et son usage journalistique

par Pierre Tevanian
6 décembre 2019

La manipulation sondagière est un art en soi. Elle consiste en gros à faire de "l’opinion" une poupée ventriloque, qu’on peut faire parler à volonté, et dans le sens qui nous chante. À cet art de la question vague ou biaisée, et surtout de l’interprétation sans limites, il m’est souvent arrivé de consacrer des réflexions critiques. Un nouveau cas d’école se présente aujourd’hui avec un sondage IFOP commandé et publié par Le Journal du dimanche, et abondamment relayé dans les autres médias. Il est consacré à l’actuelle "réforme" des retraites, et au mouvement social qui s’y oppose...

"On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l’homme politique est celui qui dit : Dieu est avec nous. L’équivalent de « Dieu est avec nous », c’est aujourd’hui : l’opinion publique est avec nous". Pierre Bourdieu [1]

Lorsqu’on va voir de près, dans le détail, la teneur du sondage (réflexe élémentaire d’autodéfense intellectuelle, qu’on ne saurait trop recommander), on s’aperçoit d’abord que c’est une question extrêmement floue qui a d’emblée été posée :

"Pensez vous qu’il faut réformer le système des retraites ?"

Cette question recueille sans grande surprise 76% de oui, mais sans aucune précision sur quel type de réforme, dans quel sens. Le projet de loi Macron-Philippe ne peut donc en aucun cas se prévaloir de cette approbation de principe, puisque ledit projet n’est tout simplement pas mentionné dans la question posée.

De même, une des questions suivantes impose aux sondé.e.s de choisir entre "harmoniser au nom de l’égalité" et "maintenir des régimes spéciaux au nom des spécificités", mais sans aucune précision sur le type d’harmonisation (par le bas) proposé par ce gouvernement. Résultat prévisible, mais là encore sur une base enfumée : le mot "égalité" est préféré au mot "spécificité". Là encore, donc, aucun soutien au projet gouvernemental ne peut être déduit.

Il se trouve qu’a été posée aussi une autre question, beaucoup moins générale et abstraite : "Faites vous confiance à Emmanuel Macron et Edouard Philippe pour mener cette réforme ?", et qu’à cette question 6% seulement des sondé.e.s déclarent avoir "tout à fait confiance", 28% "plutôt confiance", 29% "plutôt pas" et 35% "pas du tout", soit au total 64% de défiance.

Une défiance qui s’élève d’ailleurs jusqu’à 70% et 77% chez les employés et les ouvriers, tandis qu’elle ne descend (à 55%) que dans les catégories supérieures (qui seront peu touchées, ou disposeront en tout cas de plus de ressources pour pallier ce qu’elles perdront [2]) et chez les retraités (autrement dit : ceux qui bénéficient du système actuel, et ne pâtiront donc pas de la réforme !).

Enfin le mouvement de grève contre la réforme du gouvernement est évoqué dans ce sondage, et il recueille 46% de soutien ou sympathie, contre 33% d’opposition ou hostilité (et 21% d’indifférence).

Un soutien et une sympathie qui s’élèvent à 50% chez les 18-34 ans et chez les 35-64 ans, et ne descendent à 44% que chez les plus de 65 ans – autrement dit, là encore : chez les retraités, bénéficiant de l’actuel système, et ne risquant pas de subir les effets de la réforme !

Un soutien et une sympathie qui s’élèvent aussi à 51% chez les employés et 63% chez les ouvriers, et descendent à 36% dans les catégories supérieures.

En résumé, il ressort de cette enquête :

 aucune acceptation d’aucune mesure précise du projet de loi gouvernemental ;

 un consentement massif pour le simple principe d’ "une" réforme et d’ "une" harmonisation allant vers "l’égalité", mais pas pour "la" réforme proposée, ni pour"l’harmonisation" telle qu’elle est proposée ;

 une défiance massive à l’encontre du président et de son premier ministre pour mener la réforme souhaitée ;

 un soutien presque aussi massif à une grève précise contre un projet de loi précis.

Il aurait donc été logique que l’accent soit mis, dans les articles évoquant ce sondage, et en premier lieu dans leurs titres, sur l’essentiel, à savoir : la forte hostilité que rencontre ce projet gouvernemental. C’est ce que concèdent plus ou moins certains médias :

"Sondage. Les Français veulent une réforme des retraites mais ne font pas confiance au gouvernement" (Ouest France)

"Les Français favorables à une réforme des retraites, mais pas avec le gouvernement actuel" (BFM)

"Les Français veulent une réforme des retraites mais ne font pas confiance au gouvernement pour la mener" (20 minutes et FrancetvInfo).

C’est ce que concède nettement moins Le Journal du dimanche, commanditaire du sondage :

"Les Français favorables à une réforme des retraites mais divisés sur la grève"

(Le 64% de défiance se trouvant relégué dans le chapo de l’article [3])

C’est ce que fait encore moins Le Figaro :

"Les Français veulent une réforme des retraites"

(Le fameux et fâcheux 64% de défiance se trouvant à nouveau relégué dans le chapo, en sous-titre [4])

La palme de la manipulation revient toutefois à "Orange Actu avec AFP", qui écarte tout élément négatif pour ne garder que le soutien des Français à "une" réforme, travesti de surcroit en soutien à la réforme :

"Réforme des retraites : 76% des Français y sont favorables".

Nous faisons face, ici, à la manipulation la plus absolue.

Notes

[1Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972 et paru dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309. Repris dans Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1984.

[2Les cadres du secteur public font aussi partie des catégories affectées négativement par l’actuel projet de réforme.

[3"Pour trois Français sur quatre, il faut réformer les retraites en harmonisant les différents régimes, selon notre enquête de l’Ifop. Mais 64% ne font pas confiance à Emmanuel Macron pour le faire. La grève du 5 décembre, elle, divise."

[4"64% des répondants à ce sondage du JDD disent toutefois ne pas faire confiance à Emmanuel Macron et au gouvernement d’Édouard Philippe pour réformer le système."