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Curieuse géolocalisation des « casseurs »

Réfexions sur un stigmate

par Francis Dupuis-Déri
2 décembre 2019

Aux quatre coins de notre planète ronde, gronde la colère du peuple dans la rue. L’actualité est marquée par des manifestations et des émeutes au Chili, à Hongkong, en Irak, en Iran, au Liban et ailleurs. En France, on soulignait le 1er anniversaire du début du mouvement des Gilets jaunes. La turbulence reste ici très limitée, contrairement aux autres situations dans le monde où les foules affrontent la police et comptent leurs morts. Et pourtant.

À lire les journaux comme Le Monde et même Libération, plus sensible aux violences policières, il n’y aurait de « casseurs » qu’ici, et jamais là-bas. Le journal Libération évoquait ainsi « des casseurs » et même « la charge des casseurs » dans un article qui traitait pourtant de la violence policière contre les Gilets jaunes [1]. Il est vrai que quelques boutiques avaient été prises pour cible. La même édition du quotidien proposait aussi des articles au sujet des mobilisations en Irak et à Hongkong, où il n’y avait apparemment aucun « casseur », mais seulement des « manifestants » et des « protestataires » [2].

En Irak, pourtant, le journal nous informait que des « dizaines de jeunes hommes, certains masqués de foulards et de capuches, un bâton à la main », bloquaient l’accès au port dans un environnement saturé de fumée de pneus en flammes. Malgré cette scène saisissante, le journal ne parlait ni de « casseurs », ni de Black Blocs, ni de « professionnels de l’émeute », mais seulement de « manifestants », de « militants » et de « contestataires ». Pour en souligner la radicalisation, on se contentait de dire que le mouvement populaire a « été enhardi par plusieurs facteurs », évoquant avec poésie la « ville des révoltés » [3].

Pas plus de « casseurs » à Hongkong, où l’Université polytechnique a pourtant été occupée et défendue par des incendies volontaires et une pluie de cocktails Molotov. Là aussi, il n’y aurait que des « manifestants » et des « protestataires ».

Pour sa part, Le Monde proposait des articles sur les troubles à Haïti, où « trois bâtiments judiciaires ont été incendiés. Plusieurs commissariats attaqués » par de simples « protestataires », puisqu’il n’y a là-bas pas plus de « casseurs » qu’à Hongkong ou en Irak [4].

Au sujet de l’Iran, Le Monde évoquait des « émeutiers », mais en usant de guillemets, car il s’agit d’une expression utilisée par les Gardiens de la révolution — dont il faut bien se distancier — pour qualifier les responsables de la mort de trois agents de police [5]. De même, Libération jonglait avec des guillemets pour parler de « scènes d’émeute », dans le cas de l’Iran [6]. Il s’agissait d’« émeutes » sans « casseurs ».

L’usage et le non-usage du terme « casseurs » (jamais « casseuses ») en dit donc beaucoup sur la signification que lui attribuent les journalistes, soit une image dénigrante de voyous criminels qui ne défendent aucune cause politique. Les « protestataires » et les « contestataires » qui s’agitent légitimement dans de lointaines contrées deviennent des « casseurs » quand ils prennent la rue en France.

Or le « casseur », contrairement au « protestataires » et au « contestataire », se situe hors de la raison politique, hors du politique. Le même script a prévalu, évidemment, lors des célébrations du 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin. On comprendra que celui qui casse un mur à Berlin-Est n’est pas un « casseur », contrairement à celle qui fracasse une vitrine de banque à Paris.

De même, on cherchera en vain, dans les textes que les journaux français consacrent à des mobilisations hors de l’Occident, des références à une certaine « ultra violence ». Cette expression ridicule est portant mobilisée régulièrement pour parler des Black Blocs et des « casseurs » qui s’agitent dans les rues de France.

En cherchant bien, cela dit, on trouvera tout de même un ou deux journaux qui osent avoir recours au terme « casseurs » pour parler de la situation au Liban. Il y a quelques jours, L’Orient – Le jour rapportait ainsi des « scènes d’émeute et de vandalisme », ponctuées de vitrines de banques fracassées, d’incendies et de pillages de commerces. Le journal L’Orient – Le jour indiquait que des « manifestants se sont également interposés face à des casseurs s’en prenant à des magasins [7] ». Selon L’Orient — Le jour, il y avait donc des « casseurs ».

Pourtant, l’éditorial du Monde proposait une toute autre interprétation de la situation au Liban : « le mouvement de protestation a fait la preuve de sa maturité et de son originalité. Il alterne les méthodes dures, comme les blocages de routes, avec les méthodes douces, comme les sit-in devant les institutions honnies [8]. » Selon Le Monde, il n’y a donc pas de « casseurs » au Liban, ni chez les doux ni chez les durs, mais seulement des « manifestants ».

Cette curieuse géolocalisation des « casseurs », toujours présents ici et toujours absents là-bas, en dit long sur la perspective politique de grands quotidiens en France. Ils savent saisir la légitimité politique de la colère populaire, y compris de l’usage de la force — vandalisme, pillage, etc. — lorsque le peuple se mobilise dans des pays lointains. L’usage de la force par un mouvement social est alors interprété comme un choix politique légitime, et même possiblement comme une preuve de son sérieux.

Parions pourtant que lors de la grève générale annoncée pour le 5 décembre, les journaux locaux de Paris retrouveront l’usage du mot « casseur », s’il y a des vitrines de banques fracassées, des incendies, du pillage et des policiers blessés. Or il s’agira bien de protestataires et de contestataires en colère contre leur gouvernement, tout comme à Hongkong, en Iran, en Irak et ailleurs.

Les éditorialistes ne considéreront sans doute pas que le mouvement fait « preuve de maturité et d’originalité », s’il « alterne les méthodes dures […] avec les méthodes douces ». Ces journaux parleront peut-être même d’ultra violence, sans user de guillemets, pour qualifier et discréditer cette contestation face au gouvernement français.

Mais si les « casseurs » français font preuve d’« ultra violence », comment qualifier celle de la police ?

Notes

[1Charles Delouche, Emma Donada, Chloé Piloget-Rezzouk, « Gilets jaunes : violences policières, la preuve par l’image », Libération, 19 novembre 2019, p. 10-11

[2Hala Kodmani, « À Bagdad, les protestataires façonnent un “véritable pays” », Libération, 19 novembre 2019, p. 2-3 ; Laurence Defranoux, « Hongkong : une université assiégée par la police, des étudiants fuient en rappel », Libération, 19 novembre 2019, p. 8.

[3Hélène Sallon, « Dans le riche Sud irakien, une jeunesse exsangue », Le Monde, 20 novembre 2019, p. 4.

[4Nicolas Bourcier, « À Haïti, “la vie nous a quittés” », Le Monde, 20 novembre 2019, p. 2.

[5Allan Kaval, « Face à la contestation, l’Iran a bloqué les réseaux sociaux », Le Monde, 20 novembre 2019, p. 4.

[6Pierre Alonso, « En Iran, un couvre-feu numérique contre les manifestants », Libération, 18 novembre 2019, p. 13.

[8Éditorial (anonyme), « Vent de changement au Liban », Le Monde, 20 novembre 2019, p. 36.