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De Chevènement à Sarkozy (Première partie : 1997-1998)

Généalogie du consensus sécuritaire


16 août 2004

La chronologie ci-dessous, qui est loin d’être exhaustive, se veut un outil de travail et une machine de guerre contre l’amnésie collective qu’entretiennent les grands médias quant à la genèse du consensus sécuritaire que nous vivons aujourd’hui. Comme le rappelle l’introduction qui figure dans cette rubrique, ce n’est pas une "demande de sécurité" émanant spontanément de la "France d’en bas" qui a amené les grands médias et la classe politique à se préoccuper des "violences urbaines" et à mener des politiques sécuritaires. C’est au contraire une décision politique qui a précèdé la "demande" populaire, et qui l’a produite.

Préambule : 1994-1996

1994. Mise en place aux États-Unis de la politique pénale de "tolérance zéro".

La "loi des trois infractions" (" three strikes and you’re out ") prévoit notamment la condamnation à la prison à perpétuité au bout de trois condamnations, quelle que soit la gravité des infractions commises. Cette loi est suivie, en 1996, par la " loi sur la responsabilité personnelle et le travail ", qui retire à des millions de personnes le droit à l’aide sociale.

1995. Gérard Le Gall, chargé au Parti socialiste des études sur l’état de l’opinion, publie plusieurs documents internes appelant la direction à "durcir" son discours sur "l’immigration et l’insécurité".

Le but affiché est de "reconquérir" les votes "populaires", qui se seraient portés vers l’extrême droite.

Juillet 1995 et 1996. Publication dans plusieurs grandes villes françaises des "arrêtés anti-mendicité".

Plusieurs maires du Sud de la France, soucieux du confort des touristes et des commerçants, autorisent la police à déplacer de force les mendiants, même si leur comportement ne constitue pas un trouble à l’ordre public. Parmi ces maires, on trouve le maire de Nice, Jacques Peyrat, ancien membre du Front National, mais aussi le socialiste Georges Frêche, maire de Montpellier, et le radical de gauche Michel Crépeau, maire de La Rochelle.

Ce dernier affirme que cette mesure est nécessaire pour que le FN ne trouve pas "prétexte à se développer". Le quotidien lepéniste Présent invite les élus FN à faire de même en "s’abritant" derrière cette "jurisprudence". Le journal ajoute : "Ce n’est pas tous les jours qu’un édile de gauche nous offre le bon exemple et nettoie les rues de leurs parasites".

Le tribunal administratif de Nice, saisi par des associations, décrètera en mai 1997, puis en 1999, que ces arrêtés anti-mendicité sont légaux. Aucune sanction ne viendra non plus des partis politiques.

Juin 1997. Discours d’orientation générale de Lionel Jospin : la "sûreté" sera la "seconde priorité" de son gouvernement, après l’emploi.

Septembre 1997. Débats autour du projet de loi Chevènement sur l’immigration.

Jean-François Kahn lance dans son hebdomadaire Marianne une pétition de soutien au nouveau ministre de l’intérieur, signée entre autres par Philippe Cohen, Sophie Body-Gendrot, Nicole Le Guennec, Paul Thibaud, Olivier Mongin, Blandine Kriegel. Un front commun de soutien au ministre se constitue autour de la revue Esprit et de la famille "républicaniste" (Mouvement des citoyens, Fondation Marc Bloch, Marianne).

Octobre 1997. Congrès de Villepinte. Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement font de "la sécurité" une priorité.

Invoquant le "droit à la sûreté" de la Déclaration des Droits de l’Homme, le Premier Ministre et son ministre de l’intérieur déclarent que "la sécurité est une valeur de gauche". Marianne se réjouit : "Enfin !". Le député RPR Patrick Devedjian se félicite aussi, mais y voit plutôt une " grande victoire idéologique de la droite ".

1998. Mise en place, en Grande-Bretagne, de la politique de "tolérance zéro".

Après la publication d’un rapport intitulé "Plus d’excuses", le Premier Ministre travailliste Tony Blair déclare qu’il faut rompre avec "la culture de l’excuse" et "humilier les délinquants". Les principales mesures adoptées sont l’ouverture d’une prison privée pour mineurs, l’abaissement à seize ans de l’âge-limite pour l’emprisonnement (et à douze ans pour les maisons de correction), la possibilité donnée aux autorités locales de décréter un couvre-feu nocturne, et la possibilité d’exiger des parents le remboursement des dégâts causés par leurs enfants.

16 avril 1998. Publication par les députés socialistes Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck d’un rapport parlementaire sur les mineurs délinquants.

Les auteurs proposent notamment d’instaurer un couvre-feu pour les mineurs des " quartiers sensibles ", et de " responsabiliser " les " parents de délinquants " par la suppression des allocations familiales.

4 mai 1998. Publication d’une lettre de Jean-Pierre Chevènement à Lionel Jospin, demandant de mettre fin à la "double compétence" du juge pour enfants.

Le ministre de l’Intérieur écrit : " La double compétence contribue à brouiller l’image de ce magistrat, tantôt juge de la pathologie familiale, proche de l’assistant social, tantôt juge répressif. (...) Cette confusion des rôles est néfaste à l’égard des mineurs dépourvus de repères les plus élémentaires et auxquels il convient d’offrir des représentations plus structurantes ". Cette demande, qui suscite un tollé chez les juges et les éducateurs, est finalement rejetée par le Premier Ministre.

26 mai 1998. Publication par les universitaires Sophie Body-Gendrot et Nicole Le Guennec d’un rapport sur les violences urbaines commandé par le ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement.

Les auteures critiquent l’option du " tout répressif " adoptée par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, mais parlent, sans preuves, d’une " augmentation " de la violence des jeunes et préconisent un renforcement de l’arsenal répressif.

Elles insistent notamment sur la nécessité d’une coopération entre la police et l’école, et proposent qu’on oblige certains jeunes à effectuer un an de service militaire ou civil fortement encadré.

8 Juin 1998. Réunion du Conseil de Sécurité Intérieure et annonce d’une politique "de fermeté".

Dans Le Monde, Alain Bauer, PDG d’une société privée de conseil en sécurité, salue le gouvernement, qui a "enfin reconnu honnêtement et courageusement l’existence de l’insécurité". Le ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement lui commande un rapport sur l’insécurité et l’organisation de la police.

17 juillet 1998. Publication d’une nouvelle loi relative à la "violence à l’école" (article 645-12 du code pénal).

Une nouvelle infraction pénale est inventée : l’intrusion dans un établissement scolaire.

Septembre 1998. Régis Debray et huit autres intellectuels publient dans Le Monde le Manifeste "Républicains, n’ayons plus peur !", appelant à "refonder" la République en "restaurant" l’autorité et en instaurant la "tolérance zéro des petites infractions".

Les auteurs appellent notamment à ne plus tolérer la consommation de cannabis, "l’usage du baladeur sous les préaux" et les "tenues provocantes" des élèves.

Les auteurs, issus de la revue Esprit (Paul Thibaud, Olivier Mongin, Jacques Julliard) ou proches de Jean-Pierre Chevènement (Régis Debray, Max Gallo, Blandine Kriegel, Mona Ozouf), proposent aussi l’incarcération des mineurs, la suppression des allocations familiales pour les "parents de délinquants", un contrôle plus strict des "flux migratoires" et une attribution "plus exigeante" de la nationalité française. Dénonçant la dictature du " politiquement correct", leur texte établit un lien entre immigration clandestine et recrudescence des viols...

Jean-François Kahn dans Marianne et Jean-Claude Casanova dans Le Figaro saluent le "courage" de ce texte. Quatre mois plus tard, le ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, rendra publiquement hommage à Régis Debray, Max Gallo, Paul Thibaud et Jean-François Kahn, "qui incarnent la forte persistance de l’idée républicaine en France".

Octobre 1998. Publication d’une circulaire ministérielle invitant les proviseurs à la "mobilisation générale" contre la "violence scolaire".

Il est demandé aux chefs d’établissement " un signalement systématique, directement et en temps réel de tout incident pénalement répréhensible, commis même aux abords de son établissement ". La circulaire prévoit qu’un magistrat du Parquet "spécialement désigné" puisse être joint à tout moment téléphoniquement ou par télécopie, en cas d’urgence. La circulaire demande enfin de "privilégier la procédure de comparution immédiate ".

Novembre 1998. Parution du livre de Sophie Body-Gendrot, Les villes face à l’insécurité, Des ghettos américains aux banlieues françaises.

Tiré du rapport officiel rendu à Jean-Pierre Chevènement, le livre évoque sans l’ombre d’une preuve une "croissance inexorable des phénomènes de violence urbaine. "

Prônant un "juste milieu" entre "le tout-répressif" et le "laxisme institutionnel", l’auteure soutient le principe de la " tolérance zéro " et dénonce "l’impunité" qui règnerait aujourd’hui en banlieue. Elle dénonce l’hégémonie d’une "pensée marxisante", qui a occulté " la responsabilité individuelle ", et d’"une culture psychanalytique qui s’intéresse davantage à la souffrance du délinquant qu’à celle de la société. "

Décembre 1998. Publication par les élus socialistes Julien Dray et Jean-Paul Huchon du Rapport pour le conseil régional d’Ile-de-France, Action régionale en faveur de la sécurité.

Parmi les principales mesures proposées, on trouve l’amélioration de l’accès au logement des policiers et des adjoints de sécurité par un accès privilégié aux HLM.

Décembre 1998. Publication du livre de Sébastian Roché, Sociologie politique de l’insécurité.

L’auteur, qui intervient de plus en plus dans les Cahiers de la Sécurité intérieure (publication du Ministère de l’Intérieur) et dans les grands médias, soutient que la délinquance n’est pas liée essentiellement aux "déterminations économiques", mais qu’elle s’explique plutôt par un urbanisme qui génère de l’anonymat et par "l’idéologie démocratique" qui exalte la "réalisation de soi" au détriment du respect des "interdits". Aujourd’hui, explique-t-il, "la société n’est plus en mesure de favoriser l’autocontrôle des pulsions". (Sur ce livre, cf. la critique de Laurent Mucchielli, sur ce site, dans la rubrique "Études de cas").

Seconde partie

Cette chronologie est extraite de :
Pierre Tévanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru aux éditions L’esprit frappeur en novembre 2003.