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De Chevènement à Sarkozy : genèse du consensus sécuritaire

Présentation


16 août 2004

Il existe, pour justifier le matraquage sécuritaire que nous infligent aujourd’hui gouvernants et grands médias, un récit mythique et idyllique. Au commencement, il y aurait un problème objectif : celui de la montée de la délinquance, de l’insécurité et de la violence, et plus particulièrement de la violence des jeunes. Ce fait indiscutable rendrait obsolètes et inefficaces les dispositifs existant en matière de prévention de la délinquance (notamment l’ordonnance de 1945, et le statut protégé des mineurs). Et il entraînerait une exaspération légitime de la population, en particulier dans les classes populaires. Exaspération à laquelle la classe politique, toujours à l’écoute, s’efforce de répondre.
En réalité, chaque épisode de ce récit est mensonger. Tout s’est passé dans le sens inverse.

Ce qu’il y a au commencement, c’est une décision politique : Lionel Jospin parvient au pouvoir avec un programme électoral annonçant "trois priorités : l’emploi, l’éducation et la santé", à un moment où "la lutte contre la violence et la criminalité" n’est la "priorité" que pour 9% des sondés [1], et il fait le choix, dès son discours "d’orientation" au mois de juin 1997, de revenir sur sa parole, d’abandonner son programme et d’annoncer "deux priorités : l’emploi et la sécurité".

La surenchère médiatique ne vient que dans un second temps, à partir de l’automne 1997, et elle commence par se caler sur l’agenda gouvernemental : Colloque de Villepinte (intitulé "Des citoyens libres dans des villes sûres"), lancement du mouvement Stop la violence, médiatisation des rapports Dray-Huchon, Lazerges-Balduyck, Bauer et Body-Gendrot, multiples "Conseils de sécurité intérieure", jusqu’au vote de la "loi sécurité quotidienne" (qui interdit de fait les rassemblements dans les halls d’immeuble et rend passible de prison la fraude dans les transports en commun) .

Il a en effet fallu que la question de la "violence dans les banlieues" soit "dépolitisée", c’est-à-dire rendue consensuelle, pour que les médias puissent entretenir la terreur sans se voir accusés de parti pris "droitier". Il a fallu que "la sécurité", au sens où la droite et l’extrême droite l’entendaient depuis des années, devienne "une valeur qui n’est ni de droite ni de gauche" - ou qu’elle soit "aussi une valeur de gauche", comme l’ont répété pendant cinq ans Lionel Jospin, Jean-Pierre Chevènement, Daniel Vaillant, Julien Dray, Jean-Claude Gayssot et tant d’autres.

Oui, nous ont répété ces dirigeants, nous avons été laxistes, angéliques. Oui, nous avons trop longtemps succombé aux sirènes des sociologues et des éducateurs. Oui, nous avons cru au mythe de la prévention. Mais tout cela est fini : la gauche veut réapprendre à réprimer. Elle est devenue "réaliste" et "responsable"... Et c’est ainsi que, quinze ans après s’être "réconciliée " avec " le marché " et avec " l’entreprise", la gauche s’est "réconciliée avec la sécurité".

La Bonne Nouvelle s’est alors propagée. La presse l’a rappelé régulièrement, et des intellectuels se sont chargés d’expliquer, de justifier et de saluer cette bienheureuse réconciliation. Les rapports officiels, les livres et les articles de presse se sont multipliés. Issus d’horizons divers, et animés par des motivations diverses, tous ont repris en chœur ce discours qui, jusque-là, et depuis 1968, n’était plus assumé qu’à la droite de la droite, et qui tient en une cinquantaine de mots :

Délinquance, insécurité, incivilité.

Préoccupation majeure des Français.

Expansion, spirale, explosion.

Inexorable, exponentielle, irrésistible.

Arrêter de se voiler la face,

Avoir le courage de le dire, lever le tabou.

Mineurs, enfants, jeunes.

De plus en plus jeunes, de plus en plus violents.

Violences urbaines. Banlieues, quartiers,

Zones de non-droit, où la police ne va plus.

Seine Saint-Denis, Bronx, États -Unis. Ghettos.

Bandes, gangs, zoulous, beurs.

Démission. De la police, de la justice,
de l’école, des parents.

Angélisme, laxisme, impunité, culture de l’excuse.

Crise de l’autorité, de la morale, affaissement des normes.

Perte des repères, manque de structure.

Enfants de 68 et de la télévision.

Enfants d’immigrés. Problèmes d’intégration.

Reconquête, restauration.

Ordre républicain, loi républicaine, police républicaine.

Courage. Rigueur. Fermeté.

Réaction rapide. Comparution immédiate. En temps réel.

Responsabilisation. Tolérance zéro.

Centres fermés, centres surveillés.

Emprisonnement, éloignement, suppression des allocations familiales
 [2].

C’est dans un troisième temps, seulement, que "l’opinion" a fini par suivre : ce n’est que très progressivement, après plusieurs mois de matraquage médiatique, que "la lutte contre la violence et la criminalité" s’est péniblement hissée au second, puis au premier rang des "préoccupations des Français" (telles que les sondages prétendent les enregistrer) : elle passe de 9% à 14% des réponses entre mars 1997 et mars 1998 ; elle atteint la seconde place en 1999, avec 30% des réponses , et elle atteint finalement la première place en mars 2001, avec 46% des réponses (devant le chômage, qui recueille 35% des réponses), avant de repasser à la seconde plac en septembre 2002 [3].

Ce qui est remarquable dans cette évolution de "l’opinion", c’est qu’elle ne correspond à aucune augmentation du même ordre de la violence et de la criminalité réelle ou enregistrée [4], mais qu’elle suit en revanche très fidèlement la couverture que les gouvernements successifs et les grands médias ont accordé à cette thématique.

La chronologie que nous proposons dans cette rubrique rappelle les grandes étapes de ce matraquage idéologique quasi-ininterrompu, qui a été relancé par Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement en juin 1997 puis récupéré, à son propre bénéfice, par Jacques Chirac à partir de 2001. Les effets en sont connus : une "opinion publique" artificiellement polarisée sur un débat unique et très mal posé, un racisme anti-arabe entretenu, une percée de l’extrême droite aux dernières élections présidentielles, une politique d’incarcération massive [5] et enfin, de Chevènement à Sarkozy, sans oublier Daniel Vaillant, toute une série de lois pudiquement qualifiées de "sécuritaires", alors qu’elles sont simplement brutales, injustes et liberticides.

Première partie : 1997-1998

P.-S.

Ce texte reprend une partie de l’introduction de :
Pierre Tévanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru aux éditions L’esprit frappeur en novembre 2003.

Notes

[1"Baromètre Sofres-Figaro-magazine, mars 1997, cité par H. Rey dans L. Mucchielli et Ph. Robert, Crime et sécurité, L’état des savoirs, La Découverte, 2002

[2Jean-Pierre Chevènement a incarné jusqu’à la caricature ce tournant sécuritaire de la gauche française, en parlant d’"explosion de la violence chez les jeunes", de "sauvageons", de "laxisme des institutions" et de "démission des familles", ou même de "perte complète des repères", de "déliquescence morale" et d’"affaissement du sentiment national ". Mais une bonne partie de ce discours est désormais consensuelle à gauche.

[3"Baromètre Sofres-Figaro-magazine, résultats cités par H. Rey dans L. Mucchielli et Ph. Robert, Crime et sécurité, L’état des savoirs, La Découverte, 2002

[4Sur les évolutions de la délinquance enregistrée et de la délinquance réelle, cf. L. Mucchielli, Violence et insécurité. Mythes et réalités dans le débat français, La découverte, 2002. L’auteur montre que les formes de délinquance les plus violentes sont pour la plupart en stagnation depuis de nombreuses années

[5La population carcérale est passée de 47000 en 1999 à plus de 63 000 en 2004, soit une augmentation de 34% en cinq ans