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Déprime lexicale

Retour sur quelques batailles sémantiques gagnées par l’extrême-droite

par CPPN
4 novembre 2018

L’écoute des médias ces derniers jours a été particulièrement pénible tant elle rappelait à quel point l’extrême-droite et la droite avaient pris l’avantage dans la bataille du langage...

Dans les années 90, le FN a commencé à refuser le qualificatif « d’extrême droite » pour le désigner et reprenait systématiquement les journalistes qui, en interview, utilisaient ce qualificatif. Ado à l’époque, ça m’avait amusé : le FN est objectivement d’extrême droite, pour qui se prennent-ils pour croire qu’ils peuvent influencer des journalistes qui parlent d’eux ?

Le fait est que, 20 ans après, s’ils n’ont pas réussi à empêcher toute la presse de les désigner ainsi, il y a quand même une large part des médias qui préfère utiliser d’autres qualificatifs pour désigner le parti lepéniste et cette tendance s’étend à la façon de désigner, dans la presse, une large part de l’extrême droite au niveau mondial.

Le FN/RN est bien plus souvent taxé de parti « populiste » que d’extrême droite, ce qui permet de le ranger indument dans la même catégorie que certains partis de gauche.

Dans le même temps, la plupart des sorties racistes sont présentées comme étant des « propos controversés » (ce qui les range dans la même catégorie que plein de personnes qui défendent des positions minoritaires – des militants antiracistes qui parlent de racisme d’État, des économistes atterrés qui contestent les chiffres du gouvernement, etc. sont eux-aussi « controversés ») ou, dans une moindre mesure, « qui créent la polémique ». Au pire ils seront « sulfureux » quand ce n’est pas les adjectifs plus sympathiques de « briseurs de tabou » ou « rompant avec le politiquement correct ». Si le propos raciste est vraiment indéniable, on verra sans doute poindre l’expression « dérapage » sans se demander à partir de combien de « dérapages » on peut considérer qu’un propos est cohérent dans son racisme et n’est pas le fruit d’une succession d’expressions malheureuses.

Sur France info, le terroriste raciste de Pittsburgh a été qualifié de « proche de l’extrême droite »… Le mec tue une douzaine de personnes dans une synagogue en affichant sa croyance que les juifs sont complices de l’invasion des États-Unis par des musulmans et il est « proche » de l’extrême droite ? Il faut quoi dans la tête du journaliste qui a dit ça pour être classé à l’extrême droite ?

Avec la campagne malheureusement victorieuse de Bolsonaro au Brésil, on a également un festival. Les Décodeurs du Monde le présente comme « antisystème » (avec la Bourse brésilienne qui prend +6% quand il fait de bons résultats il est gravement antisystème) et oscillent dans leur article entre « d’extrême droite » (dans le chapo) et « Populiste, provocateur, considéré d’extrême droite » (première ligne de l’article).

« Considéré » d’extrême droite. Qui a dit que le journalisme engagé était mort ?

Pour Le Figaro, Bolsonaro est également « antisystème ».

L’AFP voit en lui « un homme à poigne ». Ou, dans une autre brève, où il est quand même présenté comme d’extrême droite, on le présente aussi comme « très controversé », et comme l’AFP utilise ce titre, il a été repris dans un paquet de journaux (de Libération à La Montagne). Le vice-président du Brésil qui a fait l’apologie de tortionnaires brésiliens et a multiplié les propos racistes est lui aussi « très controversé » pour Ouest-France. Je ne peux pas citer tous les cas où ces expressions euphémisantes ont été reprises.

Dans le même temps, une recherche internet sur l’expression « gauche radicale » vous orientera vers des articles désignant la FI et son programme social-démocrate (dans le sens historique du terme), Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders et j’ai même entendu l’expression « gauche radicale » être employée pour désigner Benoit Hamon ou les frondeurs du PS.

Il y aurait de toute façon beaucoup à dire sur « radical » et ses dérivés qui permettent de décrédibiliser des mouvements tout à fait légitimes puisque le mot « radicalisation » – majoritairement employé pour désigner le basculement vers le terrorisme de jeunes paumés – a également été utilisé à de multiples reprises pour désigner un léger durcissement de la grève à la SNCF au printemps (le même jour, sur BFM, et dans Les Echos, une concordance qui illustre probablement le bon travail du service de presse du gouvernement et/ou de la SNCF). Comme cette expression était souvent employée avec le lieu commun réactionnaire de la grève « prenant en otage » les usagers, l’association terroriste-syndicaliste était plus que suggérée (elle est même parfois explicite, comme dans ces dessins de Plantu qui firent la Une du Monde ou une pleine page dans L’Express).

A l’opposé, toute tentative des mouvements féministes ou antiracistes pour faire évoluer le vocabulaire et rompre avec les lieux communs machistes ou racistes sous-entendus dans certaines expressions coutumières est présentée comme une grave atteinte à l’intégrité – supposée sacrée – de la langue française ou à la liberté d’expression. Mais les éléments de langage de l’extrême droite pour normaliser son discours se diffusent très bien et certains mots ont tellement évolué dans le sens commun que, désormais, quand on se définit comme « laïc » et « républicain », il faut préciser qu’on n’est pas membre des fan-clubs de Valls, Bouvet, Wauquiez voire Le Pen.

Pire encore, on en est au point où une journaliste (en l’occurrence Nathalie Lévy de BFM), recevant Zemmour à une heure de grande écoute, valide des expressions comme « immigrationnisme » (autrefois chasse gardée de l’extrême droite et des mouvements identitaires) et s’interrogent sur la pertinence d’utiliser ou non l’expression de « grand remplacement ». (Voir la présentation de cette émission par Samuel Gontier).

Dans son livre LQR La propagande du quotidien, paru il y a douze ans, Éric Hazan montrait comment le langage politique français actuel banalisait la violence du capitalisme (les licenciements qui sont programmés dans « des plans de sauvegarde de l’emploi » – peut-on faire plus orwellien ?) et autorisait toutes les outrances contre les mouvements sociaux. Je crois qu’on a franchi une étape supplémentaire ces dernières années. Et difficile d’imaginer qu’un champ lexical banalisant l’extrême droite et le racisme et présentant les idées de gauche comme de l’aventurisme dangereux n’a aucune influence électorale.

Nous n’avons aucune possibilité d’influencer le vocabulaire de la presse dominante, nous pouvons seulement faire des efforts pour qu’il ne nous influence pas.

P.-S.

Ce texte, paru initialement sur le compte Facebook de CPPN, est repris ici avec l’amicale autorisation de l’auteur.