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Des questionnements « insupportables »... et néanmoins pertinents

Réflexions sur et contre la criminalisation des élèves, et notamment des élèves présumé-e-s musulman-e-s (Deuxième partie)

par Deux enseignantes
22 janvier 2015

« Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendus les ’oui je soutiens Charlie, mais’, les ’deux poids, deux mesures’, les ’pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ?’. Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs. » Ces propos proprement ahurissants, et effrayants, de la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud Belkacem, et plus largement l’atmosphère de vendetta que font planer les premières inculpations, de majeurs comme de mineurs, pour « apologie d’actes de terrorisme », nous ont amené à publier, dans son intégralité, la double intervention de deux enseignantes anonymes [1] que le site Leplus.nouvelobs a déjà publiée, en deux articles séparés, et dans une version plus brève. Une contribution qui apporte, dans le climat de chasse à l’élève déviant qui d’ores-et-déjà se met en place, un contrepoint salutaire d’intelligence et de responsabilité.

Partie précédente : Commémorer sans discuter

« Pourquoi on ne dit pas tout cela à la télé, Madame ? »

Voilà ce que m’ont demandé mes élèves après que nous ayons ensemble discuté des événements de la semaine dernière. Et je dois moi-même retourner la question :

Pourquoi les journalistes ne sont pas aussi sensé-e-s que mes élèves ?

Je suis professeure en Terminale, dans un lycée de région parisienne, mixte socialement, mêlant des élèves de la bourgeoisie, à des élèves des classes populaires, des élèves blanc-he-s, à des noir-e-s, arabes, juifs et juives. En quelques minutes, collectivement, exerçant de façon exemplaire leur esprit critique, ils/elles ont souligné et compris chacune des grosses erreurs logiques sous-jacentes aux commentaires journalistiques les plus fréquents.

Mon lycée, qui n’est pas un lycée de quartier populaire, n’est pas sous le feu des projecteurs, pourtant, ici comme ailleurs, les adolescent-e-s ne cessent de questionner le cadre lorsqu’il est imposé, sont toujours soupçonneux à l’égard du discours majoritaire, sont rétifs à certains raisonnements fallacieux, ce qui est finalement plutôt rassurant ! Au lieu de s’indigner qu’ils ne soient pas tou-te-s « Charlie », on devrait en réalité saluer leur capacité à raisonner au-delà de l’émotion collective...

Être ou ne pas être Charlie ? Une parole critique à l’égard de Charlie Hebdo est-elle encore possible ?
 

Le mouvement #JeNeSuisPasCharlie serait un mouvement qui refuse de s’associer au deuil des victimes de l’attentat perpétré à Charlie Hebdo. Certains éditorialistes nous parlent d’ailleurs de commencer un « repérage », voire une chasse aux « #JeNeSuisPasCharlie »... On nous rapporte des témoignages d’enseignant-e-s désappointé-e-s parce que les élèves seraient solidaires des assassins de Charlie Hebdo car ils refuseraient de s’identifier au slogan « Je suis Charlie ». Ou encore des témoignages d’enseignant-e-s, ayant montré des caricatures aux élèves, et désespéré-e-s, du fond de leur vertu républicaine, de voir que ces élèves, malgré leurs explications, continuent de penser que ces caricatures sont racistes/islamophobes, ou tout simplement blessantes, humiliantes, et pas vraiment drôles.

Ces mêmes enseignant-e-s, tel des apôtres du rire républicain, se demandent ensuite, sérieusement, quels projets pédagogiques construire afin que ces élèves finissent enfin par rire et par accepter avec le sourire ce qu’ils/elles jugeaient humiliant ! Comme si le fait de désapprouver ces caricatures, ou d’être blessé par elles, constituait le premier pas vers le terrorisme...

Ici, mes élèves n’ont eu aucune peine à voir le sophisme grave qu’il y a à associer la dénonciation de l’attentat à une adhésion à la ligne éditoriale du journal. Vouloir à tout prix démontrer que Charlie Hebdo était un journal qui ne posait aucun problème politiquement, c’est entériner de façon sous-jacente l’idée que, si d’aventure c’était le cas, alors l’attentat pourrait être légitimé.

L’idée que « Charlie l’aurait bien cherché » n’est que l’autre face de ce sophisme. Il a semblé absolument évident à mes élèves que si on ne pouvait pas légitimer l’attentat par le contenu politique du journal, alors corrélativement, on pouvait tout à fait dénoncer la tuerie, tout en critiquant le contenu du journal, puisqu’il ne saurait y avoir aucun lien logique entre la ligne éditoriale du journal d’une part, et l’attentat d’autre part.

Dès lors, on peut très bien refuser de dire « Je suis Charlie », parce qu’on s’oppose politiquement à l’orientation de ce journal  [2], tout en dénonçant sans nuance l’attentat. J’ai commencé le cours par la mise en évidence de ce sophisme.

Il a donc été limpide, pour ceux qui étaient arrivés en cours en disant que les dessinateurs n’étaient pas « tout à fait victimes », que finalement, si certaines prises de position des dessinateurs étaient critiquables, rien ne pouvait cependant légitimer leur assassinat. À partir du moment où dans l’espace du cours, en tant que représentante de l’institution scolaire, j’ai explicitement autorisé l’expression d’une parole critique à l’égard de la ligne éditoriale du journal, les élèves, tels X. ou S., qui étaient coincé-e-s dans un sophisme créé de toute pièce par l’injonction à tou-te-s « être Charlie », se sont sentis libéré-e-s, et ont pu alors sortir de la posture apparemment « barbare » dans laquelle ils/elles sont arrivé-e-s en cours et que d’autres enseignant-e-s auraient été prompts à rapporter, horrifié-e-s, à la presse, sans comprendre que cette posture n’était que le résultat logique d’une injonction absurde. Lorsqu’on enjoint tout le monde à « être Charlie », sans discussion possible de ce que ce slogan peut signifier et de ce que veut dire s’identifier à ce journal, ou à accepter le dogme selon lequel Charlie Hebdo était anti-raciste, qui, des élèves ou de l’institution scolaire, ne comprend pas ce qu’est la liberté d’expression et l’exercice de l’esprit critique ?

Dès lors, je ne suis guère étonnée des incidents rapportés ici et là pendant la minute de silence imposée sans discussion possible, ou des récits d’enseignant-e-s qui commencent par vouloir démontrer que Charlie Hebdo n’avait rien de raciste, enfermant leurs élèves dans une alternative absurde, et qui ensuite ne comprennent pas pourquoi les élèves continuent à dire « Ils l’ont finalement bien cherché ». C’est l’institution qui a produit ces réactions, par le cadre et les injonctions qu’elle a imposés et c’est encore l’institution, relayée par la presse, qui construit ces réactions comme problème public, figurant l’élève descendant-e de l’immigration comme une menace à la République.

« Pas d’amalgame » ?

Ensuite, mes élèves m’ont posé la question des causes profondes de ces événements. A émergé, dans les échanges collectifs, l’idée que si l’on partait du principe que les terroristes avaient commis un acte qui n’avait rien à voir avec l’Islam mais qui ressortait d’une idéologie politique ultra-violente, alors chercher à prévenir le terrorisme en voulant réformer l’Islam était absurde. Les capacités d’analyse logique de mes élèves devraient être mises au service de la République... et des éditorialistes qui depuis la semaine dernière se demandent comment « guérir » l’Islam de l’intérieur.

Une élève, B., a alors posé la question de savoir quelles étaient les vraies causes de cette violence, se demandant ce qui poussait certains individus à adhérer à des idéologies terroristes, ayant donc bien compris que le vrai problème n’était pas l’idéologie qui servait de support au passage à la violence, mais les causes sociales et profondes de cette adhésion à une idéologie prônant la violence. Les élèves ont très bien identifié que l’absence d’interrogations politiques sur ces causes effectives sociales et la focalisation sur la cause occasionnelle « religion » revenaient à tomber dans le fameux « amalgame » que l’ensemble du spectre politique disait pourtant rejeter.

S. a d’ailleurs souligné avec pertinence que si le Front National disait lui-même refuser cet amalgame, cette profession de foi du « pas d’amalgame » n’avait plus grande valeur. O. a également demandé si la terminologie « islamiste », pour désigner une idéologie qui n’avait rien à voir avec l’Islam même si elle s’en réclamait, ne sous-entendait pas un lien de continuité entre l’Islam et l’islamisme, le premier n’étant que la version « modérée », édulcorée du second. D. a ajouté que dans la même veine, l’idée que les musulman-e-s devraient se désolidariser des actes terroristes sous-entendait que par défaut les musulman-e-s seraient potentiellement solidaires, ce qui participait du même fameux amalgame que tout le monde dit rejeter, tout en le reconduisant sans cesse.

Comprendre, ce n’est pas justifier 

Puis mes élèves m’ont également fait part de leur perplexité face à certaines expressions employées par la presse ou par des hommes politiques :

« Madame, dire que les terroristes, sont des "monstres", des "barbares", c’est dire qu’on ne peut pas comprendre ce qui les a conduit à agir ainsi ? » est intervenu F.

« En disant cela, on fait comme si ce n’étaient pas vraiment des humains, comme s’ils ne faisait pas pas partie de notre société, et on ne se donne pas les moyens de comprendre, on ne prend pas nos responsabilités », a enchaîné B.

Plusieurs se sont souvenus d’un cours sur Hannah Arendt à propos d’Eichmann à Jérusalem et ont rappelé que comprendre les causes d’actes moralement injustifiables ne conduisait pas à excuser ces actes, mais qu’au contraire, c’était une manière de prendre ses responsabilités en réfléchissant à vraiment prévenir, à l’avenir, ce genre d’actes. Dès lors, il a semblé urgent aux élèves que l’Etat se pose les bonnes questions et agisse sur les vraies causes de cette violence, sans la rejeter dans l’altérité radicale du barbare, ni celle de l’Islam ou encore celle de l’immigration. N. me demande en effet : 

« Vous pensez qu’ils vont vraiment prendre leur responsabilités et vraiment chercher les vraies causes, Madame ? ».

M. a souligné que le fait que les terroristes soient morts étaient « une perte pour nous tous », puisque les interroger auraient permis de mieux comprendre leur parcours, de mieux saisir ce qui les avait conduit là. S. s’est aussi indignée que le Figaro puisse titrer : « Justice a été rendue », puisqu’il lui semblait clair que la justice c’était un procès, un jugement, une peine, le tout conformément aux lois.

L’émotion à géométrie variable

Enfin M. et N. ont questionné l’ampleur de la mobilisation, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

Comment expliquer la disproportion entre cette mobilisation en France et celle ayant suivi la mort de enfants de Toulouse en 2012 ?

Comment expliquer que le monde entier vienne à Paris, quand ailleurs d’autres massacres ont eu lieu dans l’indifférence ?

Comment, si ce n’est parce que toutes les vies n’ont pas la même valeur pour tout le monde, et parce que « quand ce sont des gens connus, ça mobilise plus que quand c’est des enfants juifs ou des gens en Afrique » ?

Que des adolescent-e-s questionnent le discours majoritaire, qu’ils interrogent ce qu’ils perçoivent comme des injustices, tout ceci est en réalité une excellente nouvelle, puisqu’ils mettent en œuvre l’esprit critique que l’école leur demande justement de développer ; et ce questionnement est partagé par des élèves de milieux très différents. Il est du devoir des enseignant-e-s d’y répondre, sous peine de voir ces questions restées sans réponse, ou criminalisées, trouver un refuge facile dans les théories du complot.

La focalisation sur les élèves racisé-e-s de banlieue vise à construire la figure d’élèves descendant-e-s de l’immigration qui seraient intrinsèquement rétifs à « nos » valeurs, à savoir complaisant-e-s à l’égard de la violence terroriste. C’est cette même perception déshumanisante de ces élèves-là qui explique que personne ne fait écho, depuis la semaine dernière, aux angoisses profondes, au mal-être des élèves s’identifiant comme musulman-e-s, faisant l’objet d’un véritable harcèlement médiatique, mais aussi d’une recrudescence de la violence raciste quotidienne, et se demandant désormais si un avenir est encore possible pour elles/eux en France...

P.-S.

Nous avons fait le choix de ne pas signer cet article : la criminalisation de certaines prises de paroles d’élèves (40 dénonciations d’élèves à la police par les établissements scolaires pour des faits d’ « apologie de terrorisme » à ce jour), l’apparent consensus dans l’Education Nationale autour de l’effroi inspiré par certaines questions, jugées « insupportables » par Najat Vallaud-Belkacem elle-même, l’accusation de complaisance à l’égard du terrorisme contre les personnes qui tiennent un discours critique à l’encontre de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, et ce d’autant s’ils/elles sont supposé-e-s musulman-e-s... etc : tout ceci fait que nous ne pouvons nous permettre d’assumer cet article en notre nom. Questionner, avec les élèves, certaines évidences médiatiques et certaines injonctions étatiques semble en effet être considéré comme un comportement anti-républicain, d’autant plus grave que nous sommes fonctionnaires ! Une version raccourcie de ce texte avait d’ailleurs été publiée initialement sous pseudonymes, en deux articles distincts, sur le site Leplus.nouvelobs :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307212-charlie-hebdo-mes-eleves-supposes-musulmans-surveilles-c-est-deja-un-probleme.html
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307216-je-suis-charlie-ou-pas-disent-mes-eleves-de-lycee-ils-ont-raison-de-s-interroger.html

Notes

[1Précision des auteures :

Nous avons fait le choix de ne pas signer cet article : la criminalisation de certaines prises de paroles d’élèves (40 dénonciations d’élèves à la police par les établissements scolaires pour des faits d’ « apologie de terrorisme » à ce jour), l’apparent consensus dans l’Education Nationale autour de l’effroi inspiré par certaines questions, jugées « insupportables » par Najat Vallaud-Belkacem elle-même, l’accusation de complaisance à l’égard du terrorisme contre les personnes qui tiennent un discours critique à l’encontre de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, et ce d’autant s’ils/elles sont supposé-e-s musulman-e-s... etc : tout ceci fait que nous ne pouvons nous permettre d’assumer cet article en notre nom. Questionner, avec les élèves, certaines évidences médiatiques et certaines injonctions étatiques semble en effet être considéré comme un comportement anti-républicain, d’autant plus grave que nous sommes fonctionnaires ! Une version raccourcie de ce texte avait d’ailleurs été publiée initialement sous pseudonymes, en deux articles distincts, sur le site Leplus.nouvelobs :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307212-charlie-hebdo-mes-eleves-supposes-musulmans-surveilles-c-est-deja-un-probleme.html
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307216-je-suis-charlie-ou-pas-disent-mes-eleves-de-lycee-ils-ont-raison-de-s-interroger.html

[2Même si on peut aussi dire « Je suis Charlie » sans s’identifier à sa ligne éditoriale.