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Détournement de procédure

À propos d’une récente rafle de sans-papiers

par Evelyne Sire-Marin
3 mars 2008

Evelyne Sire-Marin, ancienne présidente du Syndicat de la Magistrature, revient, dans le texte qui suit, sur la récente rafle qui a été menée dans un foyer du treizième arrondissement de Paris, et sur la manière dont la Justice est systématiquement intrumentalisée dans ce type d’opérations.

« Paris, 14 février 2008 (AFP) Aucune charge n’a été retenue contre les neuf personnes soupçonnées d’avoir organisé l’hébergement d’une centaine de travailleurs sans papiers dans un foyer associatif du XIIIème arrondissement de Paris visé mardi par une opération de police, a-t-on appris jeudi de source judiciaire. Ces neuf hommes soupçonnés d’avoir organisé l’hébergement d’une centaine de travailleurs originaires d’Afrique sub-saharienne dans ce foyer avaient été placés en garde à vue, avant d’être remis en liberté sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux. Trois d’entre eux, de nationalité française, devraient toutefois faire l’objet d’une convocation ultérieure devant le juge d’instruction chargé du dossier, a précisé cette source. Une opération menée mardi matin par environ 400 policiers dans ce foyer avait abouti à l’interpellation de 116 personnes, essentiellement des sans-papiers. Au moins 90 de ces travailleurs ont été placés en rétention administrative à Vincennes. Leur présentation à un juge des libertés et de la détention a débuté jeudi au Palais de Justice de Paris, dans une ambiance houleuse, a constaté l’AFP. Le juge doit se prononcer sur le prolongement de leur rétention pour une durée de quinze jours, dans l’attente d’une décision de la préfecture sur leur éventuelle expulsion du territoire. Quinze autres sans-papiers avaient également été interpellés mardi lors de cette opération mais leur situation administrative n’était pas précisée dans l’immédiat. »

Cette dépêche AFP concernant les arrestations massives de sans papiers dans un foyer du 13ème arrondissement me semble être l’illustration parfaite d’une politique de toute évidence décidée au niveau du ministère de l’intérieur, visant à multiplier les opérations d’expulsion massives de sans-papiers, avec une instrumentalisation impressionnante du judiciaire.
Lorsque j’étais juge d’instruction à Créteil et à Paris, j’ai constaté la multiplication d’opérations de police dans des camps de Roms ou dans des endroits regroupant de nombreux sans-papiers.

Les choses se passent toujours de la façon suivante : des policiers de services d’investigation parisiens se présentent au parquet avec une procédure apparemment bien avancée, démontrant soit des conditions d’hébergement contraire à la dignité, soit du travail clandestin dans des ateliers de couture, soit un réseau de voleurs dans le métro ou dans les parcmètres, dont les ramifications aboutissent toujours dans un camp. Il faut donc ouvrir une information judiciaire confiée à un juge d’instruction, l’objectif étant de démanteler le réseau et d’interpeller les responsables.

Le juge d’instruction délivre alors une commission rogatoire et les policiers utilisent cette commission rogatoire pour mener une opération d’envergure dans ledit camp (ou atelier clandestin, ou hôtel, ou foyer), avec perquisitions dans toutes les caravanes et contrôles d’identité afférents : Les enquêteurs font une opération « coup de poing » en se réfugiant derrière la commission rogatoire du juge d’instruction, qui n’a pas vu que son affaire d’instruction serait utilisée pour justifier une descente massive de la police dans un camp de roms ou dans un foyer d’immigrés.

Une fois effectuées les arrestations de toutes les personnes se trouvant sur les lieux (qui sont évidemment des sans-papiers, ou des travailleurs clandestins, et presque jamais les chefs du réseau), les policiers se moquent éperdument des patrons esclavagistes, du réseau de voleurs ou du marchand de sommeil qui impose des conditions d’hébergement contraires à la dignité. La police en profite pour faire des procédures « incidentes » permettant de placer en garde à vue les étrangers en situation irrégulière. D’ailleurs, sitôt l’opération faite, ils cessent toutes investigations sur cette affaire principale, qui se termine généralement par un non-lieu, faute d’auteurs identifiés, ou faute d’infraction.

En revanche, tous les étrangers sont éloignés, le camp est fermé voire rasé, et l’administration atteint son objectif grâce au juge d’instruction qui n’avait pas compris que sa délégation servirait d’autres fins que son enquête.

L’affaire du foyer du XIIIème arrondissement correspond exactement à ce cas de figure : aucun des soit disant auteurs de l’hébergement contraire à la dignité n’a été déféré devant le juge d’instruction (c’est dire si l’enquête était solide) mais il y a en revanche eu une centaine de sans-papiers interpellés. Il est clair que la procédure n’était qu’un alibi, et que le judiciaire a apporté une caution à une opération de police qui, sans cela, n’aurait pas pu avoir lieu. Il y a un détournement de procédure d’autant plus objectivable que cela fait des dizaines de fois que ce genre de chose se passe en banlieue parisienne (dans le 94 et le 93) et à Paris.