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Digressions autour de « Tariq, le chameau ».

par Java
16 novembre 2006

Comme présenté dans l’interview de Jean-François Planchet, Tariq est un être rejeté car inadapté au système Institution Scolaire. Ce livre, édité aux éditions à même le monde reçoit un accueil ému. Bien au-delà du cadre de l’enfance [1] ou de celui de l’institution visée par cet ouvrage.

Si l’histoire de Tariq le chameau peut être lue selon une multitude d’angles, celui de l’inadaptation intellectuelle au monde de l’entreprise, ou d’une institution en tant que système, mérite qu’on s’y arrête.

Dans l’interview, l’auteur considère que l’institution scolaire est, comme tout autre système fonctionnel, habitée par trois grandes catégories de « personnels » : « Les soldats, les faux-culs et les rebelles. Les premiers vivent simplement, ordinairement du système qu’ils reproduisent servilement sans se poser de questions, les faux-culs se donnent et donnent l’illusion de penser, d’analyser de comprendre mais restent de fidèles serviteurs, les troisièmes sont dans la résistance, la dénonciation : ils sont les seuls à penser d’autres solutions. ». Cette catégorisation peut paraître réductrice. Disons qu’elle est schématique car brièvement abordée. Avec plus de précision, on pourrait sans contredire l’auteur définir plusieurs catégories distinctes, des soldats zélateurs aux derniers des insoumis.

Les plus férus défenseurs sont les missionnaires adhérant à tel ou tel système. Ils y croient. Leur activité de zélateur consiste à en véhiculer les valeurs et à dénigrer ou dénoncer les contradicteurs. Par conviction, éducation, simple égoïsme ou quête de pouvoir... Certains missionnaire (les plus cyniques) voient dans le système leur propre accession aux postes de confort. L’adhésion ne leur est pas nécessaire, l’application forcenée suffit.

Les soldats du troisième rang, les Blutch [2], sont les soldats dont parle Jean-François Planchet. Sans s’en rendre compte, ils consolident le système en acceptant d’y apporter une force en tant qu’individu. Ils n’adhèrent pas mais s’adaptent, n’osent contredire. Ils apprennent à leur cheval à tomber à la première charge de cavalerie, ils se font discrets, conscients des risques qu’ils encourraient à affronter qui l’institution, qui le patron, qui le contremaître. Parfois, ces caméléons gagnent des concours de circonstance, et accèdent au pouvoir. Ils ne peuvent alors remettre en cause un système qui a construit leur statut social. A l’instar des missionnaires, ils consolident et nourrissent le système. Ils en sont d’ailleurs, consciemment ou non, la force majeure.

Certains, pour se donner bonne conscience, dénoncent à corps et à cris un système, croient le comprendre, brassent, mais le servent activement au quotidien sans opérer la moindre once de rébellion. Ce sont les faux-culs de Jean-François Planchet. Comme les soldats du troisième rang, ils peuvent accéder à un pouvoir qu’ils défendent alors sans rougir des contradictions de leur auto-persuasion : pourfendeurs sans remise en cause par le passé, défenseurs invétérés du système qui les porte et qu’ils portent dans le présent. Des chroniqueurs de renom illustrent à merveille cette catégorie.

Plus insoumis que les caméléons, plus discrets que les faux-culs, mais moins ouvertement opposés au système que les rebelles, certains développent, par peur de la rébellion ou par nécessité matérielle ou intellectuelle des vacuoles d’épanouissement, des sortes de microsystèmes. Ils réagissent ainsi à la trop forte pression de l’entreprise ou de l’institution et s’en protègent ; ils véhiculent des valeurs généralement contradictoires avec le système qu’ils sont sensés représenter. C’est le cas dans l’enseignement, ça peut l’être dans l’industrie, l’entreprise, la recherche, ou encore le journalisme : on s’appuie sur les rouages d’un système pour le dénoncer en interne, on fait son petit chemin de travers sans dénonciation ouverte. En jouant parfois les lignes, sans jamais les franchir.

Les syndicalistes, les professeurs qui s’organisent pour dénoncer les dérives du système éducatif, eux, sont des rebelles. Des vrais. Conscients de la force à laquelle ils s’opposent, conscients des risques qu’ils prennent, ils affrontent. Ce sont des acteurs de l’intérieur. Ils renforcent le système en y apportant leur être, mais tentent d’en freiner les ravages en ramant à contre-courant contre les missionnaires et en tentant de convaincre les caméléons. Ils sont d’autant plus utiles qu’ils peuvent, selon les postes qu’ils occupent, développer des vacuoles dont ils gardent les rennes.

Les autres rebelles sont ceux dont on peut dire qu’ils font leur Tariq. Comme les dénonciateurs de l’intérieur, « ils sont les seuls à penser d’autres solutions » dit Jean-François Planchet. Tariq, pour en revenir à notre chameau, a décidé de partir vers ses rêves et de quitter l’institution, de lui claquer la porte. Elle ne veut pas de lui ? Il ne voudra pas d’elle. Et ce départ arrange bien l’école ! C’est ce qu’on reproche souvent aux Tariq : ils cèdent leur place à un bien pire ! Ne pouvant côtoyer les enfants, ses amis, dans le cadre de l’école, Tariq décide donc de les rejoindre dans leur imaginaire et de laisser l’institution à ses soldats ou ses caméléons, en souhaitant bien du courage aux rebelles de l’intérieur. Tariq dispose d’un avantage considérable : c’est un être imaginaire. Ce que peut se permettre Tariq (contourner le système pour rejoindre les enfants à l’insu de l’institution), les Tariq de la vraie vie ne le peuvent : ils restent et résistent, ou ils partent, ou ils développent leurs vacuoles. Ou ils meurent. Partir peut être considéré comme lâche, comme « facile », mais quand le cadre devient trop rigide, trop insupportable, quand lutter ne suffit plus pour y trouver l’épanouissement nécessaire, quand les vacuoles d’épanouissement s’évanouissent par une mise au placard, une marginalisation mécanique ou une pression trop forte des contraintes, quand, de fait, le cadre oppresse, la sortie ne devient-elle pas l’issue non pas de secours, mais de survie ? L’histoire de Tariq est une histoire de rêve... pour survivre. Quand on peut, matériellement, ouvrir une autre porte, une autre fenêtre, quand la lutte n’est plus une fin en soi, quand l’énergie n’y est plus, n’est-ce point légitime de tenter autre chose ? N’est-ce point intellectuellement honnête de faire son Tariq (si on en a les moyens matériels) ?

De fait, chaque individu est différent des autres. Selon ses origines, son héritage, son éducation, ses propres expériences intellectuelles, sociales et professionnelles, selon le recul qu’il aura sur sa propre vie, selon surtout les rapports de forces dans lesquels il sera pris, il sera plus ou moins adapté à tel ou tel système, il s’y soumettra plus ou moins servilement. Que celui-ci soit professionnel, petit comme une petite entreprise, ou gros comme une institution scolaire...

Et selon sa conscience, ses envies, et bien sûr les nécessités contraignantes qu’il gère par ailleurs (notamment matérielles), il agira en conséquence. Il puisera au cas par cas dans telle ou telle catégorie et forgera sa propre attitude. Consciemment ou non. Tantôt il développera son microsystème, tantôt il prendra la parole et sera rebelle. Tantôt il claquera la porte.

Reste donc à évaluer la part de soumission ou de compromission que chacun s’impose, de laquelle chacun se croit prisonnier. D’autres, comme Tariq, conscients de la violence d’un cadre qui ne veut pas d’eux, fuiront vivre leurs propres rêves... puisque Tariq, être imaginaire, a la formidable chance de pouvoir « faire la nique au système », comme dit Jean-François Planchet. Ce qui n’est malheureusement pas le cas de tant d’individus acculés par une violence sociétale que leurs œillères, leur télévision, leur permettra peut-être « d’accepter » ou du moins de tolérer. Mais pour combien de temps ?

P.-S.

« Tariq, le chameau », Jean-François Planchet et Loïc Lémonon, aux éditions à même le monde

Notes

[1Tariq peut être lu et adopté à partir de 5 ans.

[2Blutch : célèbre caporal des tuniques bleues de Lambil et Cauvin qui a, pour éviter de mourir au combat, dressé son cheval à faire le mort dès qu’il entend sonner la charge.