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« Et ça ouvre quoi ? »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 9)

par Pierre Tevanian
7 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi, pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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La clef bleue elle aussi renvoie à la mort, et le symbole dans ce cas n’est pas une production du travail onirique. Cette clef est réellement le signe du meurtre de Camilla : c’est l’objet réel choisi réellement par un tueur bien réel pour signifier à Diane que « le job a été fait ». Ce qu’en revanche le travail onirique invente, c’est la boîte, autrement dit : ce que la clef permet d’ouvrir. Cette boîte bleue est en somme la réponse fictive à une question réelle, une question que s’est réellement posée Diane : au moment où le tueur lui a montré la clef bleue, elle lui a demandé naïvement ce que cette clef ouvrait. Le tueur s’est contenté de ricaner – manière inélégante de rappeler à sa cliente ce qu’elle sait déjà au fond d’elle-même : qu’il n’y a, en cette matière, rien à « ouvrir ». La clef bleue symbolise le meurtre de l’être aimé, et s’il existe une boîte que cette clef permet d’ouvrir, alors cette boîte représente les perspectives ouvertes par le meurtre de l’être aimé – et il est évident que ces perspectives ne sont que le néant, l’anéantissement, la mort.

Cette dimension morbide est confirmée par la séquence du Silencio, où cette boîte bleue apparaît pour la première fois, comme par magie, dans le sac à main de Rita. Car le Silencio, espace nocturne, glacial et bien entendu silencieux, perdu au fond d’un immense parking, est une représentation assez plausible du monde des morts – ou des Enfers, surtout si l’on songe à l’animateur principal du spectacle, qui possède tous les attributs d’un Diable : le costume impeccable, la petite barbe bien taillée, les yeux exorbités, la diction et la gestuelle d’un grand imprécateur [1]. Rita l’a d’ailleurs laissé entendre, en y invitant Betty dans ces termes : « Tu dois venir avec moi quelque part » – une phrase que nous pouvons entendre ainsi : rejoins-moi là où je suis, là où tu m’as envoyée, une invitation que Diane honorera à son réveil, en se suicidant. Et de fait, c’est bien comme un « anéantisseur » que fonctionne la boîte bleue : à peine rentrée à la maison, Betty disparaît, laissant Rita seule avec la boîte, et à peine ouverte celle-ci aspire Rita, comme dans un trou noir. Le rêve s’arrête alors, faute de personnages – et là encore c’est le contrat de meurtre qui est rejoué sous forme allégorique : Betty s’éclipse en laissant Rita se faire anéantir par la boîte bleue en son absence, de même que dans la réalité, en payant un tueur professionnel, Diane a organisé la disparition de Camilla tout en ne se rendant pas elle-même sur le lieu du crime.

La boîte ouverte par cette clef bleue peut aussi symboliser le rêve, qui est le seul sursis que peut s’offrir Diane avant de rejoindre Camilla au royaume des morts. Le seul espace qu’elle peut encore « ouvrir » et investir, où elle peut encore se réfugier après un acte aussi irréversible et monstrueux que le meurtre de l’être aimé, c’est en effet le monde du sommeil et du rêve, où l’irréparable peut être réparé. La boîte bleue représente en somme, et sous toutes ses formes, l’envers de la vraie vie : soit le rêve et l’illusion, soit la mort. Et sans doute peut-on voir aussi dans cette boite la « chambre noire », camera obscura, et par métonymie la grande machinerie cinématographique, l’usine à rêves qu’est Hollywood – auquel cas la boîte bleue nous dit : Hollywood fait rêver, et Hollywood tue. Ou même, nous y reviendrons : Hollywood tue en faisant rêver.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.

Notes

[1Un indice supplémentaire plaide en faveur de cette équation. Au moment où Betty et Rita appellent un taxi pour se rendre au Silencio, on aperçoit un instant, au premier plan, un lampadaire sur lequel est collée une affichette, où l’on devine deux mots, écrits plus gros que les autres : Silencio d’une part, et d’autre part Hell, qui signifie tout bonnement : Enfer.