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Et qui t’es ?

Quand la monopolisation du temps de parole par les dominants est justifiée au nom de... l’équité

par Philippe Blanchet
5 avril 2017

Les partis majoritaires ont voté au Parlement au printemps 2016 une loi modifiant la répartition du temps de parole lors des campagnes électorales, que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel est chargé d’appliquer [1]. Au lieu d’une stricte égalité, la répartition est proportionnelle aux résultats des élections précédentes. Les partis dont les candidat-e-s ont obtenu le plus de voix ont d’autant plus la possibilité de donner de la voix. Et inversement...

On voit tout de suite les effets que cela produit en termes de débat démocratique : renforcement vers une quasi exclusivité des plus « gros », marginalisation accrue des plus « petits » (évalués en suffrages exprimés uniquement). En clair, ceux qui sont dominants modifient la loi pour accentuer leur domination.

Cette modification a déjà produit des effets, dès avant l’ouverture officielle de la campagne officielle pour les élections présidentielles, où l’on a pu mesurer à quel point les radios, par exemple, ont réparti par une sorte « d’anticipation » biaisée les temps de parole de façon qualifiée d’ « inéquitable » par Acrimed qui donne des chiffres accablants (NB : hors campagne, la règle des temps de parole égaux reste théoriquement en vigueur et n’est jamais respectée). On sait aussi les réactions diverses qu’ont provoquées des décisions de médias de ne donner la parole qu’aux candidat-e-s qu’ils considèrent « grands » (par exemple le débat à cinq candidats sur TF1 le 20 mars).

Le pire, c’est que ce changement est appelé au Parlement, au CSA, dans les médias, un passage de l’égalité à l’équité :

« Le principe d’équité implique que les services de radio allouent aux candidats (ou aux partis politiques) et à leurs soutiens des temps de parole ou d’antenne en tenant compte de leur représentativité et de leur implication effective dans la campagne »  [2].

La nécessité du recours à l’équité confirme, de fait, l’existence d’inégalités et ce n’est pas la première fois que la notion est exploitée de façon perfide pour entériner, voire faire perdurer, des inégalités dans d’autres domaines, sociaux, économiques, éducatifs, etc. Mais il se trouve qu’en philosophie politique le mot équité est un terme en général considéré comme signifiant exactement l’inverse­ : l’équité consiste à adapter les règles générales pour prendre en compte les situations spécifiques afin de rétablir une justice en combattant les inégalités pour les « compenser ». Elle consiste à corriger les inégalités pour rétablir une sorte d’égalité au final, en donnant davantage à celui ou celle qui a moins au départ. C’est ce qu’affirment de nombreux philosophes, d’Aristote à Rawls en passant par Rousseau et Marx. L’équité consisterait par conséquent, dans le cas présent, à donner davantage de temps de parole aux candidats-e-s et aux idées les moins connu-e-s, donc aux moins représenté-e-s, à celles et ceux qui ont recueilli le moins de voix dans le passé. L’égalité ici consisterait à donner le même temps de parole à tout le monde (donc à reconduire les inégalités). Enfin, donner moins à ceux et celles qui ont moins, et plus à ceux et celles qui ont plus, c’est, tout simplement, de l’inéquité.

Bel exemple de ces manipulations de mots et renversements de sens dont on nous abrutit à longueur de discours dominants.