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Femmes, féminismes et immigration (Première partie)

L’expérience de la Caravane des femmes

par S, fille de Smaïl et Dahbia
6 août 2004

Présentation par Abdellali Hajjet, pour le site " Ici et là-bas " : Du 7 au 15 mai 2004, la "Caravane des femmes" est passée par la région Rhône-Alpes pour dénoncer le statut des femmes au Maghreb. Cette initiative a permis de soulever des clivages et des relations de domination insoupçonnés, dont la confrontation entre des féministes colonialistes et des femmes issues de l’immigration postcoloniale qui refusent le "maternalisme" ou le misérabilisme. Pour fournir un avis clair sur ces questions, nous publions l’interview instructive de l’une des militantes issues de l’immigration postcoloniale ayant participé à la Caravane. L’auteure a préféré gardé l’anonymat.

Pouvez-vous nous dire ce qu’était la Caravane des femmes ?

La Caravane, qui s’est déroulée du 7 au 15 mai dans 7 villes de la région Rhône-Alpes, est une initiative qui a regroupé des personnes venant des 3 pays du Maghreb pour défendre l’égalité homme/ femme à l’invitation de Femmes contre les Intégrismes (FCI). L’idée est partie du Maroc où la Caravane circule tous les ans depuis 2000 sous l’égide de la Ligue démocratique des droits des femmes. De leur côté les Algériennes ont produit cette année le CD " 20 ans Barakat " (20 ans ça suffit) en espérant que le Code de la Famille ne fêtera pas son 20ième anniversaire.

Cette loi de statut personnel institutionnalise l’infériorisation d’une moitié de la société par rapport à l’autre. A l’égalité entre les hommes et les femmes, reconnue dans l’article 29 de la Constitution algérienne, le code de la famille oppose l’inscription dans les textes d’un deuxième collège, d’une sous citoyenneté pour les femmes (ce dont avaient précisément souffert les Algériens pendant la période coloniale) qui se traduit par : l’obligation pour toute femme d’un tuteur lors du mariage (art. 11), l’obéissance à l’époux chef de famille (art. 39), le divorce par la seule volonté du mari qui équivaut à répudiation (art. 48), l’attribution automatique du logement au père lors du divorce (art. 52), l’impossibilité pour la femme de demander le divorce sauf situations extrêmes (art. 53), l’autorité parentale strictement attribuée au père et refusée à la mère (art 87), l’impossibilité pour une musulmane d’épouser un non-musulman (art. 31), la reconnaissance de la polygamie (art. 8), l’inégalité de l’héritage entre les femmes et les hommes ( art. 126 à 183), etc...

La collaboration entre FCI et les Algériennes date de 1995, date à laquelle l’association avait été invitée à échanger sur les luttes des femmes. A son retour, FCI a pu constater les discriminations dont les femmes issues du Maghreb étaient victimes en France à cause de ces codes. Il faut aussi rajouter qu’ils sont en contradiction totale avec les lois de la République et il est inadmissible que cette situation puisse perdurer ici. En effet, en vertu des accords bilatéraux, un immigré algérien peut aller répudier sa femme en Algérie sans son consentement ; il peut également (car la polygamie y a été légalisée) prendre plusieurs femmes. En France le second mariage est célébré religieusement (et non pas civilement), ce qui permet une reconnaissance sociale.

FCI informe les femmes immigrées et leurs filles au fait qu’elles peuvent demander à être défendues par un tribunal français c’est à dire sur le territoire de leur résidence. C’est important car en cas de demande de divorce notamment, la loi française qui reconnaît le principe de l’égalité homme-femme leur est plus favorable. La sensibilisation et l’information sont passées par un guide juridique extrêmement utile appelé " Madame, vous avez des droits ! ". Il a été distribué à des milliers d’exemplaires.

A l’occasion de la Caravane, l’association FCI a pensé qu’il serait intéressant d’avoir non plus un échange Nord/Sud comme cela se pratique habituellement, mais Sud/Nord avec un cycle de conférences et de débats donnés dans les quartiers par des militantes, des juristes des trois pays du Maghreb. L’objectif de la Caravane visait également à informer, à sensibiliser les professionnels, les institutionnels, les femmes immigrées et leurs filles car même lorsqu’elles sont françaises, elles ne sont pas déchues de leur citoyenneté d’origine. En Algérie, en Tunisie, au Maroc elles sont considérées comme citoyennes de ces pays, les codes de statut personnel peuvent donc aussi les concerner. Le drame c’est qu’en France les femmes sont très peu au courant du problème aussi parce que les politiques ne s’intéressent pas à elles.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les initiatrices ?

Le travail fait par les femmes au Maroc a paru intéressant à prolonger auprès des femmes des quartiers populaires en France. Pour les initiatrices il est important de lutter contre les phénomènes fondamentalistes et intégristes car de tous temps, qu’ils soient religieux ou politiques, les hommes se sont toujours arrangés sur le dos des femmes. C’est une réalité partout à travers le monde. En France et en Europe le sexisme, voire le racisme anti-femmes existent aussi. Ce qui est nouveau, c’est que des soi-disant progressistes, y compris des féministes, en arrivent à justifier les inégalités homme-femme dans nos pays d’origine par exemple, au prétexte que c’est lié à la culture des gens, qu’il faut respecter les différences culturelles et ne pas vouloir imposer un modèle (occidental) aux pays musulmans. L’idée était déjà partiellement défendue par les islamistes. En France ils ont trouvé des relais et des types d’alliances politiques plutôt inattendues notamment avec des militants de gauche.

Cet argument est à mon sens un argument raciste pour deux raisons : la première c’est que cela signifie que les occidentaux seraient propriétaires des valeurs de justice et que nous serions des barbares à civiliser ; la deuxième c’est qu’il y aurait des peuples qui seraient programmés pour vivre dans l’injustice et qu’il ne faudrait pas " les bousculer " car ils ne seraient pas encore prêts. Alors ce qui est bon pour les unes ne le seraient pas pour les musulmanes ? Le corollaire à tout cela serait que tout se vaut : les valeurs de justice et d’injustice, la démocratie et la dictature, la liberté et sa privation. Cette situation de relativisme culturel est inquiétante. Initialement défendue par les anthropologues Mead et Boas qui dénonçaient l’ethnocentrisme occidental, l’idée a été pervertie.

Enfin au Maghreb, les femmes condamnent l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Ce qu’elles dénoncent ce n’est pas l’Islam (puisqu’elles sont musulmanes pour un certain nombre) qui est une religion comme une autre mais l’utilisation que font les hommes des textes sacrés afin de mieux opprimer les femmes.

En tant que fille d’immigrés algériens je trouve insupportable de voir comment des femmes qui se sont impliquées dans les luttes anti-coloniales pour la liberté et la justice sociale dans leur pays sont traitées et je comprends qu’elles ne veuillent pas voir leur statut social régresser. Pourtant, c’est le cas avec les lois discriminatoires des codes de statut personnel malgré des avancées récentes au Maroc.

Et quel a été l’accueil dans les quartiers de Rhône-Alpes ?

Il a été inégal. Dans le 7ème arrondissement de Lyon il n’y avait pas foule, surtout des professionnels. Dans le 9ème arrondissement, environ une cinquantaine. Alors qu’à Rillieux, Vaulx en Velin ou Saint-Étienne, la mobilisation a été plus grande. Entre 400 et 500 personnes à St Etienne selon certaines organisatrices, surtout des femmes des quartiers. Beaucoup (une cinquantaine en moyenne) ont assisté à toutes les réunions et organisé l’accueil de la Caravane grâce au travail du centre social de Terrenoire qui avait déjà accueilli un groupe d’Algériennes en 1998 avec FCI.

Des femmes ont dit que c’était " la première fois qu’elles voyaient comment " on fabriquait un projet avec elles ". Ce sont donc les personnes directement concernées qui ont élaboré le programme avec d’autres partenaires. Ce sont elles qui ont proposé de recenser et de poser des questions par écrit aux juristes de la Caravane par l’intermédiaire de celles qui savaient écrire. C’était des questions concrètes en lien avec leur quotidien.

Comme par exemple ?

Par exemple : une femme mariée à un Algérien qui a pris une seconde épouse s’est retrouvée dépossédée de ses droits patrimoniaux quand son mari a légué son héritage à la seconde épouse, mariée religieusement . L’épouse légitime, civile, s’est retrouvée sans rien.

On a aussi rencontré une femme de 65 ans, à la rue, suite à la répudiation par son mari, mais aussi des situations d’enlèvements d’enfants, etc. Une jeune femme a été répudiée par son mari dès qu’il a obtenu une carte de résident.

Bref des situations inacceptables parce qu’injustes et discriminatoires et qu’il faut dénoncer. Ce sont d’ailleurs les femmes des milieux modestes pour qui la situation est la plus violente : souvent analphabètes, souffrant d’un manque d’informations sur leurs droits (et c’est là le mérite de FCI que d’essayer d’y remédier) et n’ayant pas non plus les moyens financiers pour se défendre .

Je trouve pour ma part choquant que des militants qui parlent de justice sociale ne se soient jamais manifestés ne serait ce qu’en termes de solidarité avec leurs mères ou leurs soeurs. Faut-il comprendre qu’ils ont accepté l’idée d’une citoyenneté à géométrie variable ?

Comme dans nos pays d’origine, des hommes (je remarque d’ailleurs que ce sont les plus lettrés ayant les moyens de faire de la politique et non pas nos pères) ont entrepris de dénigrer les luttes des femmes au prétexte que c’était un discours de bourgeoise (ce fut le cas du FLN) ou encore que c’était un discours d’occidentale c’est à dire de traître à son pays et à son peuple (c’est le discours des islamistes).

En France d’ailleurs l’amalgame entre musulmans, islamistes et intégristes est savamment entretenu aussi bien par les médias que par les militants " identitaires " de telle sorte que beaucoup de jeunes de culture musulmane ressentent toute revendication des femmes comme une agression contre l’Islam. Même le terme de " féministe " est devenu extrêmement péjoratif. Nos pères eux, qui ont lutté pour l’indépendance de leur pays savent ce qu’est l’injustice et la Hogra car ils en ont beaucoup souffert ; ça a duré 130 ans ! ! Mais l’ accusation de traîtrise a tout son poids quand on connaît l’importance du nationalisme dans les pays ayant subi la colonisation.

Cette idée selon laquelle une femme qui revendique les mêmes droits que les hommes serait occidentalisée (donc contre les Arabes et les Musulmans) est très présente parmi nous ; cette situation s’explique et il faut en analyser les fondements. Je suis intéressée de voir comment les jeunes filles (et les garçons aussi) issues de l’immigration ont intériorisé les discours disqualifiants sur leur " culture " au sens large. Pour elles -et pour eux- il n’y aurait que les occidentales qui revendiqueraient leurs droits. Le problème est que les filles se regardent à travers cette image et qu’elles sont amenées à construire une identité personnelle conflictuelle car elle repose en partie sur une image dépréciée.

Or, de tous temps, il y a toujours eu à travers le monde arabo-berbéro-musulman des femmes (mais aussi des hommes) qui se sont battues contre l’oppression des hommes. Huda Sharawi, dans les années 30 en Egypte en faisait partie. En Algérie des femmes ont donné leurs sang pour la liberté. Par curiosité j’avais demandé à un groupe de jeunes filles en réunion si elles connaissaient la Kahina, Fatma N’Soumer, Djamila Bouired ou Djamila Boubacha et bien d’autres résistantes comme Zohra Driff, Jacqueline Guerroudj, Fettouma Ouzegane, Hassiba Ben Bouali, etc.... Sur 22 personnes aucune n’en n’avait jamais entendu parler et trois seulement connaissaient l’Emir Abdel Kader. Mais qui en France qui nous a parlé de notre histoire ?

Quel a été l’originalité de l’accueil à Saint-Étienne ?

Pour qu’un objectif ait des chances d’être atteint, pour qu’une cause soit légitime, il faut qu’elle soit portée par les personnes concernées. A Saint-Étienne, une fois la phase d’information passée, les femmes des quartiers se sont mobilisées elles-mêmes, via des associations (comme Les Voisines, le Club féminin, ou Solidarité femmes) ou des centres sociaux : Terrenoire ou la Mosaïque).

L’autre constat est que beaucoup de femmes des quartiers populaires et notamment les jeunes filles ne se sentent pas représentées. Les associations fortement médiatisées suscitent surtout de la méfiance. Elles sont vécues comme accentuant la stigmatisation. Si on prend le cas de Ni Putes ni Soumises (NPNS), elles ont contribué malgré elles à renforcer les représentations et les stéréotypes sur la soi-disant " barbarie " des jeunes dans les cités.

Personnellement je soutiens la cause que défendent les filles contre les violences faites aux femmes. Il est absolument clair qu’il faut les dénoncer, mais ce phénomène n’est pas le privilège des quartiers. Les viols, individuels et collectifs, sont des crimes qui doivent être plus durement sanctionnés. Le meurtre par le feu de Sohane a révolté bien au delà des femmes et au delà des quartiers populaires. Je me souviens d’un vieux qui me disait " Pourquoi, on parle, on parle là dessus. On le met dans une prison jusqu’à la mort pour qu’il réfléchisse bien. En France on regarde les jeunes comme des sauvages, ils font les sauvages. Moi au village je vois des garçons et des filles, ils ont le respect. Jamais quelqu’un va faire mal à une femme ou à un vieux... En plus, nous, on nous écoute là-bas, pas comme ici on nous dit : tu connais rien "...

Par contre, ce que je condamne c’est l’instrumentalisation à des fins politiques et médiatiques de la souffrance des femmes. Le problème est que la critique de cette instrumentalisation est traduite dans les faits comme un parti pris pour les violeurs, ce qui est inacceptable.

Et puis la nouvelle mode qui consiste à dire qu’il faut apprendre la mixité aux jeunes des quartiers me surprend beaucoup car je considère que ces territoires ne sont que le révélateur au sens presque chimique des problèmes sociétaux.

Le manque d’analyse politique a conduit à l’ethnicisation de ces dysfonctionnements et ça ne gêne personne d’entendre que les déviances seraient liées à une culture voire à une religion. Personnellement j’ai été perplexe de voir certains élus signer la pétition des NPNS " contre les quartiers-ghettos " comme si leur responsabilité n’était pas engagée. Ce sont eux qui ont construit ces ghettos. Mais en signant cette pétition ils essaient de faire croire que les victimes de ces politiques de ségrégation urbaine en seraient les responsables ! !

Les adultes qui fonctionnent sur un modèle adulto-centrique oublient souvent de se questionner sur leurs responsabilités. Les jeunes que l’on critique systématiquement ne sont pas une génération spontanée. Il faudrait arrêter de les accuser de tous les maux de la terre car ils sont ce que nous en avons fait collectivement.

P.-S.

Propos recueillis par Abdellali Hajjat. Ce texte nous a été communiqué par les animateurs du site icietlabas.lautre.net , qui l’a également mis en ligne.