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François-Xavier Verschave : l’homme qui voulait soulever les montagnes

par Laurent Beccaria
15 novembre 2006

Auteur de La Françafrique et militant actif de l’association Survie, François-Xavier Verschave a été, jusqu’à sa mort en 2005, un adversaire redoutable des réseaux politiques, économiques, militaires et paramilitaires français qui imposent leurs vues et leur joug dans les anciennes colonies d’Afrique. Les éditions Les Arènes publient un recueil de témoignages et de textes intitulé L’homme qui voulait soulever les montagnes [1]. En voici la préface.

Il est des insultes qui parfois en disent plus long que bien des démonstrations : par leur injustice, elles légitiment le combat d’un homme. On ne reçoit pas autant de coups, jusque dans sa tombe, sans vraie raison.

En novembre 2005, Pierre Péan fait paraître un livre, Noires fureurs, blancs menteurs [2]. Il y dénonce un vaste complot tutsi ayant, selon lui, abouti à dénaturer la vérité historique relative au génocide de 1994. Son objectif, clairement affiché, est la réhabilitation de la politique conduite par François Mitterrand au Rwanda. François-Xavier Verschave est l’une de ses cibles. Péan en trace un portrait qu’il est important de citer dans la longueur en ouverture de ce livre. Parce que sa violence montre à quel point « l’homme qui voulait soulever les montagnes » dérangeait.

« Travailleur infatigable, la haine au ventre [...], Verschave donnait l’impression d’être dépassé par la mission dont il se sentait investi. Il y avait du procureur stalinien chez cet homme qui, jusqu’à son dernier souffle, a tenté de démolir tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. [...] La haine qui suinte de ses propos sur les chefs d’État d’Afrique francophone laisse percer un douteux mépris. Lui qui ne voyait des Africains que dans son bureau parisien ou dans les cafés, n’allait jamais - sauf au Rwanda - à la rencontre des gens dans les rues, sur les marchés. Il n’écoutait que des opposants aigris, feignant de ne pas être libres dans leurs pays ; il était convaincu de savoir où était leur bien et ce qu’il fallait penser. Son sentiment de supériorité sur les “nègres” était si fort qu’il le hantait. Pour exorciser ses démons, il crachait, vitupérait, vomissait des insanités sur son pays et sur les dirigeants africains proches de la France. »

Le livre de Pierre Péan est la réplique, jusqu’à son titre, d’un autre ouvrage dont Omar Bongo, Idriss Déby et Denis Sassou-Nguesso, les présidents du Gabon, du Tchad et du Congo-Brazzaville, avaient soutenu la parution en 2001 : Noir silence et blancs mensonges [3]. Quatre ans avant Pierre Péan, Jacques Vergès, qui avait été l’avocat de ces trois potentats dans le cadre d’un procès pour offenses à chefs d’État intenté à François-Xavier Verschave et remporté par celui-ci [4],
portait les mêmes accusations contre l’auteur de Noir silence, avec une démesure comparable :

« M. Verschave délire. Il est paranoïaque [...]. C’est le roi de la désinformation [...]. M. Verschave retrouve les accents de l’extrême droite des années 1930, le ton de Gringoire. Nous savons déjà le mépris qu’il manifeste pour les dirigeants africains francophones, quels qu’ils soient [...]. Mais cette hargne n’épargne pas la société française dans toutes ses composantes. Seuls les collaborateurs les plus excités au temps de Vichy usaient de tels accents pour insulter leur pays. »

Qui était donc ce personnage si dangereux pour qu’un avocat célèbre et un sniper de la mitterrandie soient envoyés au front, tels des mercenaires, afin de tenter de le déconsidérer ? C’est toute l’histoire de ce livre.

Je revois François-Xavier Verschave tel qu’en lui-même, durant nos huit années de collaboration : maigre et chaleureux, expéditif et touchant, gai et idéaliste, si loin de l’ennemi fantasmé par la cohorte de journalistes et de lobbyistes appointés - au Congo-Brazzaville, au Gabon et audelà - qui n’ont cessé de le mépriser pendant vingt ans. Quel tourbillon ! Il ne pouvait pas rester plus de cinq minutes au téléphone sans arrêter net la conversation et passer à autre chose. Ce doux était un hyperactif. La mallette à la main, il débarquait le soir venu, la mèche au vent, avant de sauter dans un des derniers TGV pour Lyon, déposant huit cents feuillets, serrés, sur mon bureau. Le lendemain, il passait à autre chose. Son désintéressement était total. Les livres qu’il a écrits ont été souvent des best-sellers, rapportant plus de 350000 euros de droits d’auteur qui, jusqu’au dernier centime, ont été reversés à Survie pour payer le salaire des permanents, le loyer, les fournitures...

D’où venait cette flamme qui l’a consumé ? Son passé comportait une part de mystère, car François-Xavier se livrait peu sur lui-même. Lorsqu’il est tombé malade, nous avons essayé de lui parler. Il a préféré continuer sa tâche, comme s’il avait la vie devant lui. Ce courage ne sortait pas de n’importe où.

La plupart des hommes suivent un chemin balisé, fait d’amitiés de voisinage, de métiers de circonstances, d’engagements limités à leur entourage... Pas lui. Il nous a fallu attendre son enterrement pour comprendre vraiment qui il était. La mort, parfois, en dit plus que notre vie : elle révèle notre empreinte. Toutes les existences de François-Xavier Verschave se sont retrouvées dans un cimetière de Villeurbanne entouré de barres de béton. Les noms sur les tombes étaient arméniens, espagnols, italiens, polonais, russes, algériens... C’était un cimetière populaire, loin des tiers-mondistes mondains et des palais nationaux. L’épouse de François-Xavier a dit quelques mots, un compagnon de la première association qu’il a créée (Artibois) a rappelé leurs souvenirs communs dans l’atelier de menuiserie, un ami congolais a chanté un adieu bantou...
Autour du cercueil, on retrouvait des prêtres avec une petite croix d’acier en boutonnière et des anars portant queue-de-cheval ou dreadlocks ; des chômeurs de la ville de Saint-Fons, où François s’occupait d’insertion, et des responsables d’ONG parisiennes qui avaient partagé ses campagnes d’opinion ; des universitaires et des infirmiers ; de vieux syndicalistes et de jeunes altermondialistes ; des adolescents à l’air sage et des réfugiés politiques... Dans l’assistance, d’innombrables Africains, venus parfois de très loin.

Tous avaient perdu un ami.

François-Xavier Verschave a rejoint la dépouille d’Adrienne, une femme, handicapée, qui avait partagé pendant des années sa vie de famille, dont il avait poussé le fauteuil roulant en courant, dont il savait provoquer le rire. Il l’a rejointe dans le silence.

C’était l’enterrement d’un Juste.

Ainsi s’est achevée la vie de celui que Pierre Péan décrit « la haine au ventre », ou que Jacques Vergès compare aux collaborateurs de Gringoire...

Les mois passant, ce livre s’est imposé comme une évidence. Il fallait laisser une trace de ce que nous avions découvert à Villeurbanne. L’engagement de François-Xavier Verschave contre la Françafrique n’est pas survenu par hasard. L’homme est un tout. Il existe une continuité et une cohérence entre sa foi chrétienne intense, dans le sillage de Vatican II, son obsession permanente de l’insertion des handicapés et des chômeurs, le serment qu’il prêta de « donner valeur de loi au devoir de sauver les vivants », sa réflexion sur les biens publics à l’échelle mondiale et les philippiques qu’il distribuait aux promoteurs de ce « trou noir » de la Ve République qu’est la politique africaine. Cet intellectuel passionné par Fernand Braudel, qui avalait les rapports internationaux et les livres d’économie, n’a pourtant jamais cessé d’agir au ras du sol. Il était d’un bloc, et c’est sa vie entière que nous devons regarder.

Sa trajectoire politique a également un sens.

Au début des années 1990, François-Xavier Verschave a pris conscience des faux-semblants qui minent la politique de la France en Afrique. Une partie des dirigeants socialistes, issus des mouvements tiers-mondistes ou de « la deuxième gauche », avaient imaginé que le néocolonialisme de notre pays sur ce continent était réversible, qu’il s’agissait d’une politique personnelle du général De Gaulle et de son bras armé, Jacques Foccart. François Mitterrand les a rapidement fait rentrer dans le rang. Son premier septennat a été celui de la Realpolitik, son second celui de l’alliance avec les réseaux Pasqua. Découragement ou reniement, qu’importe ! L’heure était au cynisme.
Face à ce blocage politique, François-Xavier Verschave aurait pu baisser les bras : il a préféré s’élever contre l’imposture. L’homme qui ne rêvait que de fraternité, de solidarité, d’entraide entre les hommes a choisi de porter la plume dans la plaie.

Ce ne fut pas une sinécure. Je me rappelle la tristesse qui m’a saisi après notre première rencontre, durant l’été 1997. Je découvris que le seul foyer critique contre l’affairisme et le néocolonialisme en Afrique était abrité par un modeste local composé de trois bureaux, dépourvu des moyens nécessaires à sa tâche, présidé par l’employé à mi-temps d’une mairie de la banlieue lyonnaise qui publiait des livres à peu près confidentiels... Le constat était accablant pour la démocratie française.
Avec leur seule volonté et une capacité de travail impressionnante, François-Xavier Verschave et l’équipe de Survie ont réussi à remonter le courant : livres, communiqués, procès, campagnes, défilés, conférences, création d’antennes locales ou régionales... En dépit d’une trésorerie famélique, avec une photocopieuse et cinq ordinateurs en fin de vie pour tout capital, ils ont fait des miracles, mobilisé des milliers de Français et d’Africains. Innombrables sont les exilés, dissidents, opposants qui ont été reçus à bras ouverts par Survie. En regardant en arrière, l’oeuvre accomplie est considérable.

Les lecteurs trouveront dans ces pages les échos de cet
activisme et les raisons de leur engagement.

Il serait malhonnête de dresser un portrait uniformément élogieux d’un homme qui, comme chacun d’entre nous, avait sa part de défauts et de limites. Parmi les critiques adressées à François, toutes n’étaient pas infondées. Sa flamme, parfois, l’a amené à commettre quelques simplifications. Il lui est notamment arrivé, à lui qui brassait des milliers d’informations provenant de multiples sources, de dépasser le cadre strict consistant à mettre des faits épars en perspective pour publier des informations reçues de première ou de seconde main, sans s’être astreint aux recoupements de rigueur. Il voulait que les choses aillent vite, emportant parfois l’adhésion à la hussarde.
Mais ces quelques pailles peuvent sembler de peu de poids comparées aux poutres qui, dans l’oeil de ses détracteurs, dénaturent leur vision. La Françafrique est, par essence, opaque. Ses propagandistes sont nombreux, et les journalistes spécialisés qui leur servent de réceptacles sont abreuvés jusqu’à plus soif par les services spéciaux et les officines mafieuses. L’effort de débroussaillage auquel François s’est consacré n’était peut-être pas académique, mais sans aucun doute salutaire.
D’autres accusations portées contre lui étaient injustes, et chacun pourra en juger dans ces pages.

François-Xavier Verschave ne voyageait pas en Afrique ? La belle affaire ! Le verrou qu’il cherchait à forcer se trouvait en France, et non au Gabon ou au Tchad. Ni journaliste ni témoin, il était essayiste et polémiste. Il refusait les différents leurres protégeant le système - délictueux ou criminel, selon les cas - qu’il a patiemment mis au jour : l’antiaméricanisme, qui a recouvert tant de tours de passe-passe, du Biafra au Rwanda ; le culturalisme, qui a sous-tendu tant de comportements injustifiables ; les fausses confidences distillées par les hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay ou les gorges profondes des « services », qui ont
abusé bien des esprits sincères...

François-Xavier Verschave accueillait les opposants et les victimes davantage que les officiels et les diplomates ? Mais qui, sinon lui, acceptait de s’engager pour des causes qui semblaient perdues d’avance ? Il compte ainsi parmi les tout premiers à avoir soutenu la veuve du juge Bernard Borrel, qui se heurtait à un mur d’indifférence et de mensonges dans sa quête pour obtenir justice après l’assassinat, maquillé en suicide, de son mari à Djibouti. Il a soutenu les familles des « disparus du Beach », au Congo-Brazzaville, lorsqu’elles étaient isolées et moquées. On pourrait multiplier les exemples de ces combats d’avant-garde qui feraient monter le rouge au front des « africanistes » patentés.

François-Xavier Verschave accusait la France d’avoir tenu un rôle trouble dans le génocide tutsi ? Dès le mois de mai 1994, Survie a sauvé notre honneur collectif en manifestant quotidiennement sur le parvis du Trocadéro, dans l’indifférence générale. Dix ans plus tard, François a porté à bout de bras la Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la République française dans ce crime d’État, commission qui a porté à la connaissance des citoyens des éléments d’information et d’analyse inédits. L’Histoire lui rendra justice, comme elle honore aujourd’hui ceux qui, à contre-courant de la justice et de la société, ont dénoncé les complicités de Vichy dans la déportation des juifs.

De cette vie entièrement tournée vers les autres, il demeure une formidable leçon de civisme. Être citoyen ne se résume pas à voter tous les deux ou trois ans, à maugréer contre la médiocrité de l’époque ou à s’offusquer des moeurs de la République. Nous pouvons tous agir et changer le cours des choses. François-Xavier Verschave n’a pas mis fin à la Françafrique. Mais, en l’imposant dans le débat public, en portant la plume dans la plaie, il a dérangé
l’ordre établi, réunissant l’activisme d’un Michael Moore et le souffle du Magnificat : « Renverser les puissants de leur trône et élever les humbles. »

L’homme qui voulait soulever les montagnes a changé notre regard. Et montré ce que chacun peut faire de sa vie.

Notes

[1François-Xavier Verschave, L’homme qui voulait soulever les montagnes. Ouvrage coordonné par Pierre Laniray, Editions Les Arènes, 2006

[2Mille et une nuits, 2005

[3Editions Jean Picollec

[4En première instance comme en Appel