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Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York

Suite de l’introduction

par Sylvie Tissot
1er novembre 2018

Un peuple homophobe contre des élites gayfriendly ? Ce cliché a refait surface en marge du mouvement des gilets jaunes, alors qu’une campagne sur internet plaide pour un référendum sur la loi Taubira et le mariage pour tous. Groupes d’intérêts et personnalités politiques jusque dans les rangs de la France Insoumise se réclament du « peuple » pour justifier – ou tolérer - une démarche qui n’est rien moins qu’homophobe. Que cette question soit très peu mise en avant dans les manifestations des gilets jaunes n’y fait rien : le « populisme », qui est presque devenu la seule réponse au néo-libéralisme et à la répression macronienne dans le débat public, sait très bien instrumentaliser le « peuple » à des fins excluantes, sur des questions une fois encore disqualifiées comme « sociétales ». Pour répondre à ce procédé particulièrement pernicieux, nous republions ici l’introduction du nouveau livre de Sylvie Tissot : Gayfriendly. Acceptation et homosexualité à New York et à Paris, qui dissèque la tolérance autoproclamée des élites en matière sexuelle - cause brandie, voire confisquée par les plus dotés alors que rien ne permet de dire que les classes populaires y sont hostiles. Nous invitons tout particulièrement à lire la partie du chapitre 4 intitulée « Une norme de classe et de race ». Nous signalons également la présentation publique du livre le 8 février à la librairie parisienne Les Mots à la bouche.

Début de l’introduction

Revenons un moment sur l’idée de progrès. Son existence, pour la question qui nous occupe, semble difficilement contestable : l’attestent tout autant les transformations dans le traitement juridique de l’homosexualité que les enquêtes d’opinion. En 1981, la France s’est démarquée de la classification pathologisante de l’Organisation mondiale de la santé. La répression a officiellement cessé, tandis que les derniers textes discriminatoires à l’encontre des personnes homosexuelles (concernant les rapports avec des mineurs de 15 à 18 ans, jusque-là pénalisés) ont été abolis. Aux États-Unis, l’évolution a été similaire, même s’il a fallu attendre 2013 pour que la Cour suprême déclare anticonstitutionnelles les lois dites anti-sodomie encore en vigueur dans quatorze États à cette date.

Dans les deux pays, la lutte contre les discriminations a pris la suite du combat contre la pénalisation, et l’union des personnes de même sexe est devenue un enjeu juridique et politique de premier plan jusqu’à sa progressive légalisation. En France, la loi sur le pacs en 1999 a précédé la reconnaissance du droit au mariage et à l’adoption en 2013. De l’autre côté de l’Atlantique, où la reconnaissance du same sex marriage a pris des formes variables selon les États depuis 2003, la Cour suprême a déclaré en 2015 que l’interdiction de ces unions était anticonstitutionnelle. En 2011, le dispositif « Don’t ask, don’t tell », imposant aux gays et aux lesbiennes de taire leur orientation sexuelle au sein de l’armée, a été aboli, tandis que la lutte contre les discriminations dans les entreprises s’est élargie pour prendre en compte cette question.

L’évolution des opinions a suivi un chemin parallèle aux transformations juridiques, comme le suggèrent les sondages concernant le droit au mariage pour les gays et les lesbiennes [1]. Le constat qui se dégage des enquêtes est clair : « Les rapports sexuels avec une personne de même sexe apparaissent de plus en plus acceptés. Interrogées sur leurs opinions à l’égard de l’homosexualité, la majorité des personnes considèrent qu’il s’agit d’une “sexualité comme une autre” » (Bajos et Beltzer 2008, p. 259).

Comment expliquer ces évolutions ? Les progrès du libéralisme sexuel, la redéfinition de la famille dans un sens qui laisse davantage de place aux individus et à leurs désirs, le questionnement féministe de la ségrégation des rôles dans les couples hétérosexuels à partir des années 1970 : tout cela a joué un rôle incontestable dans le regard nouveau porté sur ce qui était naguère vu comme une déviance abominable. Sans pour autant que les hiérarchies aient été abolies, notamment entre les hommes et les femmes, les pratiques et les identités relatives au genre et à la sexualité se sont diversifiées, questionnant les manières d’être en couple (Seidman 2002 ; Weeks 2007).

La condamnation morale s’est également faite moins tranchée au fur et à mesure que des institutions farouchement opposées à l’homosexualité et à sa reconnaissance (comme l’Église catholique) ont vu leur influence décroître. Une autre explication apparaît plus déterminante encore : en rejetant l’obligation de la vie cachée, les mouvements militants ont, depuis les années 1970, imposé la visibilité des gays et des lesbiennes au sein des familles, dans certains quartiers de centre-ville ou encore dans la production culturelle.

Toutes ces explications semblent pertinentes. Pourtant, elles ne suffisent pas pour comprendre un phénomène — le progrès de l’acceptation — qui ne se résume pas à la fin de la haine et de la peur, mais comporte aussi, comme ce livre le montre, d’importantes contreparties. L’histoire ne suit pas un mouvement linéaire conduisant progressivement du rejet vers la reconnaissance, de l’exclusion vers l’inclusion. En effet, la gayfriendliness aujourd’hui comporte de grandes ambivalences que les propos de certains enquêtés, affichant un rejet ferme de l’homophobie, ont rapidement mises en évidence.

Ainsi, tel New-Yorkais célibataire de 34 ans me raconte s’être toujours identifié à l’homosexualité par rejet d’une culture hétérosexuelle dont il s’est senti étranger durant son enfance, traumatisé par la vie de couple dysfonctionnelle de ses parents. Mais aujourd’hui, s’il a des amis gais, me dit-il, et s’il est « bien sûr » pour le mariage des couples de même sexe, il ne peut envisager de sortir dans des bars où lui-même se sentirait en minorité. Un Parisien de 64 ans est réservé sur le mariage pour tous, même s’il dit être pour l’égalité des droits. En même temps, depuis que le fils d’un ami a fait son coming out, il s’insurge vigoureusement contre les plaisanteries homophobes, qui le choquent. Quant à cette Parisienne de 38 ans, qui sort parfois dans les bars gais du Marais avec ses voisins, elle trouve que « toutes les lesbiennes sont moches ».

On pourra les juger tour à tour insuffisamment tolérants, outrageusement hypocrites ou courageusement subversifs — ce n’est pas mon propos. Ce livre décline des comportements qu’on peut qualifier de plus ou moins progressistes, mais il s’attache d’abord à décrire les différents critères qui font la gayfriendliness : avoir des amis gais ? Soutenir le « mariage pour tous » ? Envisager sans effroi que sa fille devienne lesbienne ? Sortir dans des bars gais et même renouveler ses propres pratiques sexuelles ? Les combinaisons sont multiples et variables. Elles ne font pas émerger une « vraie » gayfriendliness ni n’indiquent un partage clair entre homophobie et reconnaissance pleine et entière. Ainsi, on ne sortira pas de la lecture du livre avec la certitude que l’hétéronormativité — qui repose sur l’asymétrie entre les orientations sexuelles — a disparu ; elle s’est très largement transformée.

De fait, le cas étudié confirme que si les revendications d’égalité aboutissent, c’est en prenant des formes contraintes par les adversaires qu’elles rencontrent. Ni l’exclusion ni le rejet n’ont disparu. En réalité, les lignes qui séparent l’acceptable de l’inacceptable se sont recomposées, et la gayfriendliness des habitants du Marais et de Park Slope offre un terrain d’observation de ces transformations.

Dès les années 1990, alors que les revendications liées aux unions, à la famille ou encore à l’intégration dans l’armée commençaient à être entendues, certains travaux ont attiré l’attention sur les effets possiblement pervers de ces victoires. C’est dans les termes de la « normalisation » ou encore de l’« homonormativité » (Duggan 2002) qu’un feu de critiques a ciblé l’évolution des modes de vie gais et la fin de la subversion qui les caractériserait. Fini la contestation radicale de la société, en conjonction avec les mouvements noirs, féministes et anticapitalistes. Invisibles, désormais, les lieux de rencontre dédiés à la sexualité récréative et aux sociabilités alternatives. Des associations mainstream soutenues, grâce à d’importantes opérations de fundraising, par des gays blancs aisés réclameraient désormais, via l’accès au mariage et à la famille, l’intégration sociale (Warner 2000). Dans les quartiers gais gentrifiés devenus inaccessibles pour les gays et les lesbiennes des classes populaires, on se préoccuperait surtout du niveau des écoles où envoyer ses enfants et de la sécurité de ses biens immobiliers (Hanhardt 2013).

Ce livre n’a pas pour objectif de se prononcer sur la « normalisation » des modes de vie dans les quartiers du Marais à Paris et de Park Slope à New York. S’il intègre à l’enquête des entretiens avec des gays et des lesbiennes, il a comme originalité de porter le regard sur les hétérosexuels et les hétérosexuelles en interrogeant la place nouvelle prise aujourd’hui par l’homosexualité, non seulement dans leurs opinions, mais aussi dans leurs trajectoires biographiques, leurs relations professionnelles, amicales et de voisinage, leur vie publique et privée, sociale et intime.

Bien entendu, les hétérosexuels sont loin d’être oubliés dans la recherche en sciences sociales — en réalité ils sont même omniprésents —, mais ils sont rarement étudiés comme tels [2]. Peut-être certains lecteurs et lectrices de ce livre, eux-mêmes hétéros, s’en trouveront déconcertés. Mais alors que l’homosexualité, qu’elle soit perçue comme pathologique ou non, est constamment interrogée et scrutée, l’hétérosexualité semble toujours aller de soi. Dans la continuité d’autres ouvrages, j’analyse une norme socialement construite et historiquement située, élément de ce que Monique Wittig appelait un « régime politique » : l’hétérosexualité [3].

La norme gayfriendly est aussi particulière en ce qu’elle est portée par un groupe circonscrit, situé en haut de l’échelle sociale. Pourtant, cette attitude n’a pas mis fin à l’hétéronormativité. En insistant sur ce point, ce livre vient questionner l’idée communément admise selon laquelle les plus tolérants aujourd’hui se situent parmi les groupes les plus diplômés [4]. En réalité, il s’agit d’une représentation d’eux-mêmes qui s’est imposée dans les débats publics. Deux autres variables, établies par les enquêtes existantes, apparaissent plus déterminantes que le statut socio-économique : le genre et l’âge. Alors qu’on estime généralement qu’elle est fortement corrélée au niveau de diplôme, la gayfriendliness est plus répandue chez les femmes et chez les plus jeunes [5].

À partir d’une enquête de terrain, et en lien avec un questionnement lié au genre, je propose d’expliquer ces variations et, en même temps, de dégager les caractéristiques saillantes, et parfois divergentes en France et aux États-Unis, de cette attitude. Celle-ci repose d’abord sur un lien étroit entre l’acceptation et les formes conjugales et familiales prises par l’homosexualité. Elle implique par ailleurs un contrôle serré et parfois anxieux de l’homosexualité autorisée dans l’espace public et dans la sphère intime. En même temps, entre l’environnement urbain et le privé des intérieurs, les sociabilités de voisinage et amicales donnent lieu à des brassages, et potentiellement des transformations importantes de l’hétéronormativité et des hétérosexuels eux-mêmes.

Les changements sont donc considérables, et seule une enquête de terrain pouvait en rendre compte.

La suite de l’introduction est disponible dans le livre.

P.-S.

L’ouvrage Gayfriendly est publié par les éditions Raisons d’agir.

Références citées :
 Nathalie BAJOS et Nathalie BELTZER, « Les sexualités homo-bisexuelles : d’une acceptation de principe aux vulnérabilités sociales et préventives », in Nathalie BAJOS et Michel BOZON (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008, p. 243-271.
 James DEAN, Straights. Heterosexuality in Post-Closeted Culture, New York, NYU Press, 2014.
 Catherine DESCHAMPS, Laurent GAISSAD et Christelle TARAUD (dir.), Hétéros : discours, lieux, pratiques. Paris, Epel, 2009.
 Lisa DUGGAN, « The New Homonormativity : The Sexual Politics of Neoliberalism », in Russ CASTRONOVO et Dana D. NELSON (dir.), Materializing Democracy. Toward a Revitalized Cultural Politics, Durham, Duke University Press, 2002, p. 175-193.
 Christina B. HANHARDT, Safe Space. Gay Neighborhood History and the Politics of Violence, Durham, Duke University Press, 2013.
 Gregory M. HEREK, « Beyond “Homophobia” : Thinking More Clearly About
Stigma, Prejudice, and Sexual Orientation », American Journal of Orthopsychiatry, 85, 5, 2015, p. 29-37.
 Chrys INGRAHAM, Thinking Straight. The Power, the Promise and the Paradox of Heterosexuality, Londres, Routledge, 2005.
 Jonathan KATZ, L’Invention de l’hétérosexualité, Paris, Epel, 2001.
 Steven SEIDMAN, Beyond the Closet. The Transformation of Gay and Lesbian Life, New York, Routledge, 2002.
 Louis-George TIN, L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Éditions Autrement, 2008.
 Jane WARD, Not Gay. Sex between Straight White Men, New York, New York University Press, 2015.
 Michael WARNER, The Trouble with Normal. Sex, Politics, and the Ethics of the Queer Life, Cambridge, Harvard University Press, 2000.
 Monique WITTIG, La Pensée straight, Paris, Balland, 2001.

Sommaire.
Chapitre 1. Devenir gayfriendly
Réticences, reconnaissance, indifférence : trois générations
« Ça n’existait pas »
« Ce ne serait pas cool de ne pas être gayfriendly »
« Un non-enjeu »
Apprentissages
Des hétéros atypiques
À l’épreuve des coming out

Chapitre 2. Homosexualité acceptable, homosexualité familiale
Égalité, liberté, conjugalité
La force du droit
Le libéralisme sexuel
Une cause de gentrifieurs
La conquête de l’espace au nom de la « diversité »
Des synagogues et des églises progressistes
Gaytrifieurs et straightifieurs mobilisés
De l’enclave lesbienne au quartier gayfriendly
Intégration familiale, intégration de classe
La question des enfants
Tu seras gayfriendly, mon enfant
Intégration et surveillance des familles homoparentales
Tu seras (peut-être) gai, mon fils
Le guide des parents gayfriendly
Du garçon manqué à la lesbienne invisible

Chapitre 3. Les hétérosexuelles, ces alliées
Compassion féminine
L’égalité « presque là »
Empathie et proximité
Malaises masculins
Les dragueurs de la nuit parisienne
La « fille à pédé » et son « meilleur ami gai »
Les désillusions de la conscience féministe
Refuge et substitut
Le prisme de la féminité
Gayfriendliness et lesbophobie ?
C. Les dissidentes de la conjugalité
Se (re)construire dans la solitude résidentielle
Les limites de la modernité sexuelle
Polyamoureuses

Chapitre 4. Les frontières de la gayfriendliness
Une norme de classe et de race
L’homophobie comme faute de goût
L’espace pour ne pas dire la race
Le Sud étatsunien comme repoussoir
Visibilités et invisibilités
Des rues « pas crados »
Mes amis gais
Le foyer de l’hétérosexualité

Épilogue. Bons amis, grands amis ou faux amis : qu’est-ce que la gayfriendliness pour les gays et les lesbiennes ?

Conclusion. Banal, quasi normal, mais pas encore égal.

Notes

[1En France, une proportion toujours plus importante des Français y est favorable (67 % selon un sondage réalisé en 2015 par BVA, c’est-à-dire 9 points de plus par rapport à 2013). C’est le cas aussi aux États-Unis où, en 2002, 60 % des personnes interrogées considéraient que les mariages des couples de même sexe devaient être reconnus par la loi et donner accès aux mêmes droits, contre 37 % dix ans plus tôt (Herek 2015).

[2Les travaux pionniers de Jonathan Katz, qui pointent l’émergence du terme à la fin du XIXe siècle, montrent que l’usage de ces catégories pour décrire les identités sexuelles (soit homosexuelle soit hétérosexuelle) est une nouveauté historique (Katz 2001).

[3Voir, outre le livre de Monique Wittig, La Pensée straight (2001), Tin (2008), Deschamps, Gaissad et Taraud (2009) ou encore les enquêtes consacrées aux hétérosexuels, hommes et femmes, aux États-Unis ces dernières années : Ingraham (2005), Dean (2014) et Ward (2015).

[4Pour Richard Florida, par exemple, les « classes créatives » sont porteuses d’une tolérance particulière (2002). Pour une déconstruction de cette idée en France, voir l’article d’Elena Avdija.

[5Wilfried Rault relativise ainsi l’influence de la classe sociale, j’y reviendrai au cours du livre. Il met aussi en évidence l’effet de la religion (Tissot et al. 2014, p. 51-64) ; sur cette variable aux États-Unis, voir Schulte et Battle 2004.