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« Hollywood »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 18)

par Pierre Tevanian
17 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi, pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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En plan fixe et à deux reprises dans le film, un panneau « Hollywood » vient s’inscrire au centre de l’écran comme un rappel : au-delà de tous les acteurs humains qui s’agitent sous nos yeux, au-delà de l’individu Adam Kesher, finalement pathétique, un peu frimeur mais pas vraiment détestable [1], il existe une puissance tutélaire véritablement maléfique, une matrice, un système dont le nom est donc Hollywood. Et ce sont en fait tous les cadres d’Hollywood, tous ceux qui à Hollywood exercent un certain pouvoir, qui renvoient une image exécrable. L’audition de Betty nous donne à voir toute une brochette de pseudo-artistes aussi précieux que ridicules – en particulier le réalisateur Bob Brooker avec son air inspiré et ses conseils abscons (« Ne le joue pas pour de vrai avant que ça ne le devienne »), l’acteur Woody Katz, bellâtre vieillissant et libidineux, et Wally Brown, le gesticulant « Monsieur Loyal » qui dirige l’audition. Sans oublier les producteurs Vincent Darby et Robert Smith, qui sont figurés par la rêveuse comme des pantins serviles, obséquieux, humiliés par Luigi Castigliane.

Ce dernier va jusqu’à cracher le café qui lui est offert, en grommelant que « c’est de la merde », réalisant ainsi ce que la bienséance hollywoodienne a empêché Diane de faire à Mulholland Drive, alors qu’elle en mourait d’envie : oublier qu’elle n’est pas chez elle et cracher le café qu’elle est en train de boire au moment précis où le cinéaste se pavane et annonce fièrement son mariage. Et, au-delà de ce café, cracher sa haine et son dégoût pour Camilla qui la nargue, Adam qui « fait le malin » en exhibant sa fiancée comme un trophée, Coco qui lui rappelle lourdement son statut de subalterne à Hollywood – bref : tout ce microcosme « de merde » en permanente représentation.

Pourquoi tant de haine contre Hollywood ? De quoi exactement faut-il se venger ? D’abord de l’Idéal du moi hollywoodien, qui est à l’origine de toutes les incapacités de Diane et de tous ses refoulements. L’idéal de la femme comme il faut, d’abord, jeune et jolie, qui sait se tenir dans les fêtes, s’excuser pour son retard et surtout ne pas cracher son café – et encore moins sa haine – même quand on la méprise, même quand on l’humilie, même quand on se fout d’elle, même quand elle souffre. L’idéal de l’amour pur et sans mélange, ensuite, qui ne saurait s’accompagner de jalousie, de rivalité ou de ressentiment – cet « amour éternel et sans divorce » qui est censé durer toujours, comme dans la chanson Sixteen reasons why I love you qu’on entend lors de l’audition d’Adam Kesher (« You say we’ll never part, our love’s complete »). Ce sont ces clichés d’amour hollywoodiens qui ont rendu Diane aussi romantique, aussi inapte à supporter la déception, l’humiliation, la séparation – et surtout la coexistence en une seule et même personne (nommée Camilla) de l’aimée et de la rivale. Comme le confie Minnie dans le Minnie et Moskowitz de John Cassavetes, après avoir vu au cinéma Casablanca, avec Bogart : « Les films sont vraiment une conspiration, parce qu’ils vous piègent, dès que vous êtes gosse. Ils vous forcent à croire à des idéaux, à la force d’âme, aux types bien, à la romance et bien sûr à l’amour. Même si vous êtes intelligents » [2].

Mais il y a pire : en même temps qu’il façonne cet Idéal du moi tyrannique, Hollywood reproduit un ordre social qui empêche objectivement tout accomplissement de cet idéal. En même temps qu’il impose des idéaux d’amour pur et sans mélange, il perpétue une domination masculine, organise une féroce compétition entre les femmes, et sape donc, entre femmes autant qu’entre hommes et femmes, toute possibilité de vie amoureuse ou amicale. En même temps qu’Hollywood professe l’amour éternel, il ravit Camilla à Diane, en la soumettant à la loi implacable qui veut qu’une star se marie avec un réalisateur en vogue. Hollywood est en somme coupable de susciter des désirs, des exigences, des idéaux auxquels la réalité ne peut tout simplement pas apporter de satisfaction.

Ce dont il faut se venger, c’est donc aussi du principe de réalité hollywoodien : cette dure loi des auditions qui veut qu’une multitude de jeunes filles, plus talentueuses et belles les unes que les autres, soient recalées et renvoyées à l’anonymat – ou, comme Diane, cantonnées aux seconds rôles parce qu’un Bob Brooker ne les a « pas trouvées bonnes ». Sur ce point comme sur les autres, le rêve se charge d’assurer la revanche du principe de plaisir en renversant le rapport de pouvoir : à la place d’une multitude de prétendantes pour un seul rôle, il y aura deux tournages, donc deux équipes, chacune éblouie par une actrice unique et se la disputant – l’équipe du directeur de casting Wally Brown d’une part, qui auditionne dans une minuscule pièce pour un film sans titre de Bob Brooker, et d’autre part une directrice de casting plus en vue, Linney James, qui oriente Betty vers un réalisateur plus côté, Adam Kesher, en train d’auditionner, sur un immense plateau, pour L’histoire de Sylvia North.

Cette inversion est rendue possible par un travail de déplacement, à nouveau, qui aboutit à un dédoublement. L’histoire de Sylvia North, le film de Bob Brooker évoqué par Diane à la fête d’Adam Kesher, se divise en deux films : le travail onirique introduit subtilement un autre film de Bob Brooker, ou plutôt un projet de film sans titre (une espèce de mélodrame sur la liaison entre une jeune femme et le meilleur ami de son père), et fait de L’histoire de Sylvia North un film dont l’auteur n’est pas Bob Brooker (mais Adam Kesher). C’est ce dédoublement qui permet à Diane de se figurer des réalisateurs et des agents de casting en situation de concurrence – autrement dit : de leur infliger ce qu’eux-mêmes lui ont infligé, et qu’à toutes les actrices en permanence ils infligent. Betty se retrouve dès lors au centre du jeu, elle devient l’élément désiré, convoité de tous, alors que Diane n’a été que désirante. Et si le film de Bob Brooker ne se tourne finalement pas avec elle, c’est de son fait : elle doit viser plus haut que ce projet pourri, dont le scénario est ridicule (elle le déclare elle-même à Rita) et dont le réalisateur est un has been (Linney James le lui confie). Cette inversion de la relation désirant/désiré entre Diane et Hollywood se rejoue d’ailleurs sur le plan amoureux dès la séquence suivante : alors que dans la réalité, Camilla a quitté Diane pour rejoindre Adam Kesher, le rêve replace Betty au centre du jeu puisqu’Adam Kesher semble tomber amoureux de Betty en un simple regard, mais qu’avec précipitation Betty quitte le plateau (et donc Adam) pour rejoindre Rita.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.

Notes

[1Adam Kesher s’avère être lui aussi un perdant, et même une victime de la domination dont il est censé être le bénéficiaire : il perd la femme aimée (Camilla Rhodes) dans les pires conditions (elle est assassinée), très peu de temps après l’avoir conquise.

[2Sur cette malédiction, voir Pacôme Thiellement, « La femme de ma mort. Opening Night de John Cassavetes », dans Cinéma Hermetica, Super 8 éditions, 2016.