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« Il ne m’a pas trouvée bonne »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 5)

par Pierre Tevanian
2 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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De l’histoire véritable de Diane, le film ne nous montre donc rien de manière directe. Diane en effet ne quitte pas les deux pièces de son appartement durant toute la durée du film, et ses faits et gestes se limitent à peu de choses : en tout et pour tout elle titube jusqu’à son lit, s’endort et rêve, se réveille, se déplace jusqu’à la porte, ouvre à sa voisine, lui marmonne quelques mots, lui rend ses cartons, part dans sa cuisine, se prépare un café, apporte le café dans le salon, s’affale sur le canapé vert, se perd dans ses pensées, reste prostrée devant la clef bleue puis, assaillie par les souvenirs, les remords et les hallucinations, court dans sa chambre et se tire une balle dans la bouche.

Mais si Diane ne fait à peu près rien entre le moment où elle s’effondre sur son lit et celui où elle y retourne pour mettre fin à ses jours, sa vie psychique en revanche est extrêmement riche : elle rêve (pendant les deux premières heures du film), elle hallucine (trois fois : le retour miraculeux de Camilla, l’apparition terrifiante des petits gnomes sous sa porte, puis celle de la tête de Méduse) et elle se remémore le passé (une réminiscence avant l’endormissement, celle du concours de danse en pré-générique, puis six autres après son réveil : la rupture sur le canapé, l’humiliation sur le tournage, la dispute à la porte, les moments de solitude et de masturbation triste, l’humiliation à la fête de Mulholland Drive, et enfin le contrat avec le tueur). Et c’est à partir de ces séquences rêvées, fantasmées ou remémorées qu’on peut reconstituer toute l’existence de Diane Selwyn – les séquences de souvenirs nous apportant les éléments les plus objectifs, tandis que les moments rêvés ou hallucinés nous font ressentir l’intensité des pulsions, et donc l’impact affectif qu’ont pu avoir sur Diane les divers épisodes évoqués.

La reconstitution d’un récit suppose dès lors un réagencement dans le temps des différentes séquences du film, puisque les épisodes de la vie de Diane nous sont montrés dans un ordre qui ne correspond pas à l’ordre dans lequel ils se sont enchaînés. Ce changement d’ordre ne facilite pas la compréhension : on a beau par exemple voir revenir la clef bleue dès le réveil de Diane, il est impossible d’en comprendre la signification tragique (la mort de Camilla) jusqu’à ce que le souvenir du contrat avec le tueur vienne la révéler. L’état de torpeur, de souffrance et de nervosité dans lequel se trouve Diane à son réveil ne peut donc être pleinement compris que de manière rétroactive : avant le flashback du contrat de meurtre, nous n’avons affaire qu’à un état de délabrement inexpliqué, qui ne passe que par le corps de l’actrice, sans qu’aucune compréhension psychologique ne soit possible. Mais on aurait tort de voir dans cet apparent désordre le caprice d’un artiste prenant un malin plaisir à mener en bateau spectateurs et spectatrices. Car l’apparente liberté prise avec l’enchaînement des événements cache en fait le respect scrupuleux d’une chronologie – mais d’une chronologie qui intègre la vie psychique et onirique : nous suivons les derniers moments de Diane Selwyn, le rêve succède à l’endormissement puis le réveil interrompt le rêve et, de même que nous avons suivi physiquement Diane jusqu’au fond de l’oreiller rose quand elle s’est endormie, nous la suivons psychiquement après son réveil. Nous voyons comment les idées s’enchaînent dans son esprit – comment par exemple Diane s’approche de son canapé vert, un plateau à la main, et se trouve entraînée, par association d’idées, vers le souvenir de sa rupture avec Camilla, qui s’était jouée sur le même canapé vert avec le même plateau.

Et voici ce que finalement on peut reconstituer de l’existence de Diane Selwyn. Née à Deep River, Ontario, elle gagne un concours de danse et part tenter sa chance à Hollywood. Elle se présente à une audition pour un film de Bob Brooker : L’histoire de Sylvia North, mais le réalisateur ne la trouve « pas bonne » (tout cela, c’est Diane elle-même qui le raconte à la soirée d’Adam Kesher). C’est une autre, Camilla Rhodes, qui décroche le rôle, sans doute parce qu’elle est meilleure actrice (« Camilla était magnifique dans ce rôle », commentera un convive d’Adam Kesher), ou bien parce qu’elle a couché (ce que suggère la séquence rêvée de l’audition pour Bob Brooker, quand le libidineux Woody Katz fait allusion à une « brunette » avec qui il a « joué la scène collé-serré ») [1]. Diane devient malgré tout l’amie de Camilla, qui profite de son succès grandissant pour lui obtenir des petits rôles (toujours selon son propre récit). Elle devient aussi son amante (ce que Diane se garde bien d’évoquer dans son récit chez Adam Kesher, mais que nous apprenons par d’autres séquences de souvenir), jusqu’à ce qu’un jour, sur un tournage, elle voie Camilla embrasser Adam sous ses yeux. Elle refuse de comprendre le message, ce qui pousse Camilla à lui dire explicitement, chez elle, sur le canapé vert, qu’elles ne se verront plus, en tout cas plus comme amantes. Camilla l’invite peu après à une fête qu’elle donne à Mulholland Drive dans la villa du cinéaste. Diane s’y rend, sans doute sous le charme de ses paroles encore enjôleuses (« Viens, c’est tellement important pour moi ») – ou tout simplement parce qu’elle l’aime encore – et elle y subit une longue série d’humiliations : de la part de l’hôte Adam Kesher, de sa mère Coco, et de Camilla elle-même. Ces affronts amènent Diane à engager un tueur, au Winkie’s, pour faire assassiner Camilla. Elle trouve ensuite « à l’endroit convenu » une clef bleue qui lui confirme que « le travail a été fait », puis elle échange son appartement avec celui de sa voisine – sans doute pour échapper aux visites importunes des inspecteurs qui enquêtent sur la mort violente de la star. C’est à ce moment que Diane, enfermée chez elle depuis trois semaines (selon les mots de sa voisine), se remémore le concours de danse qu’elle a remporté et s’endort.

Le rêve peut alors commencer. Il sera interrompu par la voisine frappant à sa porte. Diane ira lui ouvrir, lui rendra ses derniers cartons, apprendra que les deux inspecteurs sont repassés puis se perdra encore un peu dans ses souvenirs, jusqu’à ce que la vue de la clef bleue et l’arrivée des deux inspecteurs frappant à la porte déclenchent ce que son rêve annonçait déjà : dans son lit couvert de draps roses, Diane Selwyn se tuera d’une balle dans la bouche.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.

Notes

[1Betty est d’abord choquée et décontenancée par les gestes déplacés du vieil acteur, mais très vite elle entre dans son jeu au-delà de tout ce qu’il espère, et la scène, torride, s’achève sur un long et profond baiser. Si Diane a eu besoin de rêver une telle séquence, en mentionnant bien qu’auparavant une « brunette » a elle aussi joué la scène « collé-serré », cela suggère que dans la réalité, Diane n’a pas accepté de coucher alors que Camilla l’a fait – ou en tout cas que Diane a soupçonné Camilla de l’avoir fait. La séquence rêvée est alors la seconde chance que se donne Diane : sous les traits de Betty, elle devient plus avisée, pragmatique voire cynique. Woody Katz l’informant qu’une brunette a joué collé-serré avec lui, elle tire profit de l’information et se résout à accepter la règle du jeu : si tu veux le rôle, il faut être « une bombe ».