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L’économie de la haine

Retour sur une panique morale et ses effets sociaux

par Pauline Delage, Renaud Cornand
20 septembre 2020

Une fois de plus, le foulard et les femmes qui le portent se retrouvent sur la sellette. Une fois de plus, la victime expiatoire est une femme engagée, assumant des responsabilités syndicales, associatives ou politiques : en l’occurrence Maryam Pougetoux, jetée à la vindicte populaire par des députés de droite, mais aussi par Ségolène Royal et même Philippe Martinez de la CGT, au seul motif qu’elle a prétendu faire ce qu’aucun principe et aucune loi laïque ne lui interdit : représenter un syndicat dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale. Une fois de plus au prix au nom d’un imbécile et chimérique impératif de neutralité – et ni plus ni mmoins qu’une complète subversion du principe de laïcité. L’occasion de réaffirmer une solidarité de principe, totale, à Maryam Pougetoux, et de revenir sur le lamentable épisode 1 de la guerre qui lui a été déclarée. C’était en mai 2018...

Au départ il y a, comme souvent, l’intervention sur les réseaux sociaux d’un certain Laurent Bouvet. Un tweet de ce représentant médiatique de la réaction identitaire déclenche une série de commentaires [1] allant jusqu’à transformer un non-événement en affaire d’État : une représentante de l’UNEF à Paris IV, Maryam Pougetoux, intervient publiquement contre Parcoursup et la loi sur l’Orientation et le Réussite des Étudiants (ORE). Ou plutôt une étudiante qui porte un foulard musulman intervient publiquement en tant que représentante d’un syndicat. Ce qui fait l’originalité de cet « événement » n’est pas ce que Maryam Pougetoux déclare dans cet entretien, mais les réactions que suscite sa tenue vestimentaire...

C’est d’ailleurs le seul élément qui sera commenté, invisibilisant la teneur de ses propos. Du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, qui se dit choqué, oppose Islam et culture française et va jusqu’à voir derrière la syndicaliste l’ombre de Daech [2], à Marlène Schiappa qui doute de la capacité de l’UNEF à défendre la laïcité, le progressisme et le féminisme en choisissant comme porte-parole « une personne qui de toute évidence a des signes manifestes de religion, d’islam politique en réalité » [3], les membres du gouvernement ont fait le choix de s’inscrire dans la dynamique initiée par le fondateur du « Printemps républicain ».

Si ces interventions traduisent bien une islamophobie d’État, personne ne pouvait prêter à leurs auteur.e.s une quelconque légitimité concernant l’organisation du mouvement syndical, et plus largement du mouvement social. De la même manière, peu nombreux sont ceux qui ont été attentifs aux déclarations des apparatchiks du Parti socialiste comme Julien Dray [4] ou Bruno Julliard [5].

Quant à la violence de la une de Charlie Hebdo, représentant la syndicaliste en singe hideux, la bave aux lèvres, elle a pu choquer ou révulser à bon droit, mais pas vraiment surprendre de la part d’un hebdomadaire qui, en la matière, n’en était pas, hélas, à son coup d’essai [6]. Le fait marquant, cela dit, est que cette dynamique islamophobe semble ne pas connaître de frontières politiques, puisqu’elle vient se glisser jusque dans les propos des leaders censés incarner l’opposition aux contre-réformes conduites par le gouvernement. Jean-Luc Melenchon par exemple s’est rallié au concert de leçons politiques :

« Tous ceux qui dirigent [l’UNEF] doivent se mettre en situation de ne pas faire en sorte que l’adhésion syndicale puisse avoir d’une façon ou d’une autre la couleur d’une adhésion à une religion ou à une orientation. »  [7]

Le leader de La France Insoumise envisage-t-il sérieusement qu’un.e potentiel.le. adhérent.e de l’UNEF puisse craindre une confusion entre ce syndicat et une organisation musulmane du seul fait du foulard porté par l’une de ses représentantes ? Sans doute pas. En revanche, il énonce la clôture nette qu’il souhaite voir instituée : d’un côté les militant.e.s, de l’autre les Musulman.e.s.

Aucun de ces « avis autorisés » ne s’appuie sur une loi qui par exemple interdirait le port du foulard à l’université ou sur un règlement qui le proscrirait à l’UNEF, et rares sont les personnalités qui ont exprimé, à cette occasion, la nécessité d’intervenir en ce sens. La règle sur laquelle se fondent leurs avis, prétendument individuels, est une règle implicite : l’islam doit être invisible.

En outre, toute personne perçue comme musulmane représente l’Islam et ne peut représenter que les musulman.e.s. Là réside un premier effet de l’obsession identitaire française : une militante syndicaliste n’est envisagée qu’à partir d’un de ses attributs vestimentaires, et les débats vont porter exclusivement sur son droit à parler. Pour dire ce que pourrait penser Myriam Pougetoux, il leur est possible de discourir abstraitement sur la religion musulmane, voire d’opérer un saut idéologique en associant la syndicaliste non seulement aux Musulman.e.s mais, puisqu’elle porte un hijab, à « l’Islam politique » – cette notion, utilisée comme un fourre-tout politique et associée dans l’imaginaire et les consciences au terrorisme.

S’il nous semble urgent et nécessaire d’intervenir massivement pour porter une autre voix et appuyer les quelques paroles dissonantes qui se sont exprimées, comme celle de Rokhaya Diallo, celle de Lila Lebas, secrétaire nationale de l’UNEF, ou même celle d’un député macroniste, Aurélien Taché, c’est parce que ces débats risquent d’avoir des conséquences, bien au-delà du cas de Maryam Pougetoux – qui doit être absolument soutenue mais qui, dans le fond, ne nous a rien demandé et se défend très bien toute seule [8]. Une de ces conséquences, déjà évoquée par Christine Delphy [9], des nombreux discours sur l’Islam et les musulman.e.s, c’est d’invisibiliser les effets des discriminations, islamophobes, racistes et sexistes, sur la vie des femmes qui sont la cible et l’objet de ces discours.

Ces discriminations façonnent les pratiques de celles qui les subissent, elles structurent leurs expériences : nous voudrions ici les remettre au cœur du débat. À partir d’une enquête sociologique en cours, auprès d’habitantes de la ville de Marseille, nous voudrions rappeler à quel point le rapport aux espaces et au temps des femmes qui portent un foulard est déterminé par leurs expériences des discriminations islamophobes. Les violences, symboliques ou non, que subissent ces jeunes femmes sont multiples. Des « regards », des paroles, sont vécus comme une marque de réprobation ou de mépris. Les quartiers de la ville sont ainsi appréhendés en fonction des rejets possibles :

« Quand je vais au Vieux Port là oui, c’est un peu bizarre, surtout quand je vais vers les bars là-bas. Les gens me fixent, comprennent pas ce que je fous là. »

Toutes les femmes interrogées considèrent que les quartiers majoritairement populaires comportent des risques moins importants :

« Quand on va aller dans des endroits un peu plus…, pas chics mais voilà, ça va choquer. Les gens te regardent vraiment “mais qu’est-ce qu’elle fait là ?”. »

Leila [10] explique aussi qu’il n’y a « pas de problème » tant qu’elle est dans le 15ème arrondissement de Marseille, pourtant l’un des quartiers les plus défavorisés de la ville. La perspective dominante est inversée : les quartiers plus aisés semblent plus hostiles, les plus pauvres sont les plus accueillants [11].

L’« économie de la haine » [12] dans laquelle les femmes qui portent un foulard sont plongées quotidiennement les incite alors à mettre en œuvre des stratégies diverses allant de la résistance frontale à l’évitement total. L’une des stratégies de résistance consiste à mettre à distance le rejet :

« J’ai l’impression qu’il y a des regards, mais je le vis très bien. Les gens me regardent mal mais moi je m’en fous. »

« Après j’ai déjà eu des, comment dire, des petites remarques, des petits regards, mais ça me dérange pas moi. »

Mais le contexte politique et médiatique peut rendre difficile ce traitement par l’ignorance. Une enquêtée nous explique par exemple ce qu’elle a vécu à la suite des tueries de Charlie Hebdo :

« J’osais pas sortir seule, même ma mère elle me disait “ne sors pas seule, tu sors voilà avec tes copines, ou avec tes frères mais voilà tu sors pas seule”. C’est vraiment, au début je me suis dis “vas-y j’ai pas peur, de toute façon”, mais quand on est dehors, qu’on voit les gens nous regarder et tout, on sait pas d’où ça va venir, du coup ouais, j’évitais vraiment de sortir. »

Les parcours scolaires de ces femmes sont parsemés de rappels à l’ordre socio-ethnique et de genre, sans qu’ils soient nécessairement appuyés par un règlement juridique.

La question des droits des femmes a souvent été brandie pour exclure les Musulman.e.s  [13], en évaluant leur degré d’assimilation. Aminata explique que lors d’un entretien pour entrer dans une école sélective de l’enseignement supérieur, elle est presque exclusivement interrogée sur son adhésion aux principes égalitaires et aux droits des femmes – un type de questions vraisemblablement auquel échappent largement les femmes blanches et non-musulmanes.

Les institutions de formation peuvent se faire les gardiens de l’ordre socio-ethnique, en rappelant les barrières auxquelles les jeunes femmes feront face, voire en créant de nouveaux obstacles, auxquels certaines parviennent à résister :

« La prof de compta m’a demandé si je comptais chercher un stage avec mon foulard, moi j’ai dit oui. Elle voulait nous faire savoir que ça allait être difficile, moi je savais d’avance que ça allait être difficile. Je sais que ça va être difficile, mais je me mets pas une barrière, j’y vais avec le voile. Ça a été difficile, j’ai cherché des mois à l’avance et j’ai trouvé au dernier moment. »

Au cours de sa formation d’aide-soignante, Aicha souhaite pouvoir faire son stage « là où il y a une Église », parce qu’elle suppose que « tout le monde est libre », orientant donc ses démarches en fonction du rapport présumé des différentes institutions à son foulard .

Ces tentatives de résistance peuvent être écrasées et conduire à l’exclusion. Après avoir été la cible d’attaques répétées, Leila finit par se tenir à l’écart des enseignements du professeur qui l’a harcelée :

« Ses cours, je n’y vais plus. La dernière fois, je suis sortie en pleurant vu ce qu’il disait sur moi. C’est arrivé aussi à une étudiante de première année et on n’a pas du tout été soutenues ! »

S’agissant des humiliations quotidiennes dans le milieu professionnel, Çala raconte l’ambivalence de ses employeuses-eurs et le pouvoir discrétionnaire dont ils et elles font preuve s’agissant du port du foulard, voire du bandeau :

« À mon travail, je travaillais comme animatrice, le directeur il m’a dit que je devais enlever le bandeau, alors que ma supérieure elle m’avait dit que je pouvais le porter. Il m’a pas donné de raisons, maintenant je l’enlève. Ce qui m’a choqué c’est qu’on accepte et qu’après on me demande de l’enlever, alors qu’au départ j’avais proposé. »

« Une fois, il y a une mère qui venait chercher son enfant, ma supérieure elle m’a dit de me mettre sur le côté, comme pour me cacher. C’est la mère, elle avait de mauvaises pensées. »

Une autre enquêtée, animatrice dans une structure associative d’accompagnement à la scolarité et soumise au même type d’injonctions successives et contradictoires, finira par quitter son emploi.

Certaines femmes disent avoir choisi donc de porter un bandeau, voire d’alterner les moments de voilement et de dévoilement. En tout cas, elles recherchent les espaces qui leur sont potentiellement ouverts. Beaucoup d’entre elles évoquent des niches professionnelles dans lesquelles elles espèrent s’insérer. Les femmes plus dotées en ressources économiques et sociales peuvent se tourner vers des « espaces réservés » [14], comme des formes d’entrepreneuriat social et confessionnel [15], mais les formes d’exclusion du marché du travail sont pour toutes réelles, et le déclassement des jeunes femmes qualifiées brutal. Le sociologue Julien Beaugé relate l’exemple d’une femme titulaire d’un BTS assistante de direction et qui, faute d’être employée, finit par devenir assistante maternelle [16].

Là où l’islamophobie n’a pas la force du droit, l’expérience de la stigmatisation et des discriminations produit des rapports aux espaces sous une forme duale : des espaces où la circulation est relativement libre s’opposent à ceux où elle est contrainte, voire interdite. L’exemple de la fréquentation des plages à la suite des « débats » de l’été 2016 sur le burkini est de ce point de vue particulièrement éclairant.

À l’inverse de l’école où une loi d’exclusion a été adoptée en 2004, aucun règlement n’interdit à ce jour aux femmes de se baigner vêtues de la façon qui leur convient. Pour autant la violence de ce moment médiatico-politique a conduit l’ensemble des vingt-et-une femmes rencontrées jusque là à éviter ces espaces :

« Tout ce qui est la plage j’ai arrêté. Enfin plages publiques comme ça, non. Moi maintenant, quand je vais à la plage, je vais vraiment très loin, c’est à dire en dehors de Marseille, dans des plages isolées. »

« Non j’ai arrêté moi d’aller à la plage, notamment à cause de ça ! Oui, automatiquement, j’y pensais plus, j’allais la nuit au bord de la plage mais je rentrais pas me baigner ».

Il n’est donc pas nécessaire qu’un débat se conclue par un règlement pour que l’exclusion s’opère.

C’est la raison pour laquelle les déclarations autour de Maryam Pougetoux, aussi délirantes puissent-elles paraître, sont à prendre au sérieux : elles portent en elles le risque larvé d’exclure plus encore des mouvements sociaux les femmes qui portent le foulard [17]. Un indice de l’intériorisation par ces femmes de leur exclusion du champ militant progressiste nous est donné par les réactions de plusieurs enquêtées lorsque nous les avons contactées pour les rencontrer : elles ont manifesté leur étonnement, parfois même leur incompréhension, face à des sociologues militant contre les discriminations, qui leur disaient s’intéresser à leur vécu. Tout se passait comme si les discriminations qu’elles vivaient étaient nécessairement distinctes de celles que l’on devrait combattre. Un changement radical de perspective est donc nécessaire par rapport aux expressions islamophobes qui se sont développées depuis l’interview de Maryam Pougetoux. Par cette contribution, nous souhaitons rappeler un enjeu central dans le contexte actuel : le mouvement social et syndical ne doit en aucun cas devenir un espace réservé aux non musulman.e.s.

Notes

[3http://www.leparisien.fr/politique/responsable-de-l-unef-voilee-retour-sur-une-semaine-de-polemique-20-05-2018-7726500.php. Quelques jours plus tard, Marlène Schiappa, en bonne boussole des droits des femmes, publiait un livre intitulé Si souvent éloignée de vous, dans lequel la secrétaire d’État écrit à ses filles et, outre la mise en scène de sa campagne, les encourage à être amoureuse et à avoir des enfants.

[9Cf. Christine Delphy, « Les mots qui manquent ».

[10Tous les prénoms ont été changés.

[11La géographe suédoise Carina Listerborn a également mis en lumière un tel effet des discriminations sur les rapports aux territoires.

[12Listerborn Carina, “Geographies of the veil : violent encounters in urban public spaces in Malmö, Sweden”, Social & Cultural Geography, 16:1, 95-115, 2015.

[13Cf. Christine Delphy, Classer Dominer, Editions La Fabrique, 2008

[14Fatiha Ajbli, « Les Françaises « voilées » dans l’espace public : entre quête de visibilité et stratégies d’invisibilisation », Nouvelles Questions Féministes, 2016/1 (Vol. 35), p. 102-117.

[15Voir aussi Hanane Karimi, Féminisme islamique et rigorisme piétiste : agentivité au cœur des rédéfinitions de genre, thèse en cours.

[16Julien Beaugé, « Stigmatisation et rédemption. Le port du voile comme « épreuve » », Politix, 2015/3 (n° 111), p. 153-174.

[17Le traitement en 2010 de la candidature d’une militante du Nouveau Parti Anticapitaliste a d’ailleurs créé un précédent. Cf. Pierre Tevanian, La haine de la religion, Editions La Découverte, 2013, et sur lmsi.net : Renaud Cornand, « Courte contribution sur la candidature d’une camarade portant le foulard ».