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L’intolérable

À propos des événements de Clichy-sous-Bois et de la réaction du ministre de l’Intérieur

par Laurent Lévy
1er novembre 2005

On sait aujourd’hui que les jeunes gens qui ont tragiquement trouvé la mort dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois n’étaient pas, pour reprendre l’expression consacrée, « bien connus des services de police ». C’étaient des jeunes gens tranquilles et sans histoire. Mais la réciproque n’était à l’évidence pas vraie. Ils connaissaient bien, eux, les services de police.

Ils savaient que s’ils avaient à subir un de ces contrôles d’identité aussi classiques et vexatoires qu’inutiles, ils risquaient de passer, comme tant d’autres avant eux, quelques heures au commissariat, et d’avoir à affronter pendant ce temps le mépris et l’humiliation. Et ils n’avaient pas de temps pour ça. On comptait sur eux à la maison ; l’heure approchait de la rupture du jeûne ; ils avaient envie de manger.

Pourquoi le ministre de l’intérieur, a-t-il tenu à dire que ce drame avait eu lieu à la suite d’une tentative de cambriolage ? Sans doute parce qu’il a voulu utiliser à son profit l’image fantasmatique et désastreuse qu’il contribue lui-même à donner des « cités », décrites comme zones de non-droit, règne des petits et gros trafics, vecteurs d’insécurité publique, et terreaux de délinquance. Si des jeunes gens meurent en fuyant la police, autant raconter au bon peuple que c’est parce qu’ils avaient quelque chose à se reprocher. N’importe quelle salade fera l’affaire. Si l’histoire se passe à la lisière d’une cité pauvre de la « petite couronne » de Paris, c’est que l’on a affaire à la racaille. Et il s’y connaît, le ministre ! On ne la lui fait pas ! Sans doute passera-t-il Clichy au « karcher » en l’honneur de la « tolérance zéro ». Ce qui est toutefois douteux, c’est que l’on puisse partager sa conception de ce qui est « tolérable » et de ce qui ne l’est pas : car ce qui est le moins tolérable, dans une société civilisée, ce n’est pas d’abord la révolte de celles et ceux dont on traque et dont on tue les enfants, les frères, les amis. C’est d’abord l’attitude des autorités pleines de morgue, celle des policiers irresponsables, celle de l’état qui fait la guerre aux déshérités.

Le comportement des agents de l’État aura été, dans le traitement de ce drame, un comportement de guerre civile. Dans une société d’égalité, rien de tout cela n’aurait été pensable. Lorsque le ministre de l’intérieur donne l’exemple du mensonge, on ne voit pas pourquoi ses subordonnés ne lui emboîteraient pas le pas. Un policier déclare ainsi à la radio qu’aucune grenade lacrymogène n’a été lancée aux abords de la mosquée de Clichy ; qu’au contraire, ce sont les manifestants qui ont employé des « grenades au poivre » ; et que ce sont ces grenades qui ont piqué quelques yeux. Il sait alors parfaitement ce que tout le monde saura par la suite, comme son chef savait parfaitement qu’il n’y avait jamais eu de cambriolage : que ce sont bien des grenades lacrymogènes de policiers qui ont été tirées.

C’est ainsi qu’au moment de leur prière, le Jour du Destin, les musulmans de Clichy auront pu juger de l’efficacité de la police de leur pays. Leur sécurité n’a rien à craindre. Ils auront pu voir fonctionner les Flash-Ball. Ils auront pu voir les enfants courir apeurés, et les mères, essayant de les protéger, se faire poursuivre jusque dans leurs cages d’escaliers délabrées en se faisant traiter de « putains » par la soldatesque de Monsieur Sarkozy. Celles et ceux qui l’auraient ignoré savent à présent ce que signifie la « gestion coloniale des quartiers ».

Demain, il fera jour. Demain, on leur reparlera de république, de liberté, d’égalité et de fraternité. On leur rappellera que le pays des droits de l’homme suscite partout dans le monde l’admiration et le respect. Demain, on s’occupera des banlieues. Et faut voir comme !

Le ministre a déjà pris date ; il visitera chaque semaine un quartier « sensible », puisque c’est le nom désormais consacré des quartiers populaires. Il ne lésinera pas sur les moyens. Il y aura des compagnies de CRS et des brigades de gendarmeries spécialisées. On n’en demandait pourtant pas tant : on ne demandait qu’à vivre. C’était sans doute trop demander.