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La République à l’épreuve du voile

Retour sur un concept équivoque

par Pierre Tevanian
12 janvier 2004

Tout le monde ou presque, en France, aime la République, même Bruno Mégret, et son Mouvement National Républicain. Mais tout le monde ne voit pas la République de la même manière...

Pour une grande partie de la classe politique, qui déborde malheureusement les cercles lepénistes et mégrétistes, le mot République est devenu, comme le disait récemment Mona Chollet sur le site Périphéries, une manière distinguée de dire "la France moins les Arabes". Pour d’autres, au contraire, l’attachement aux "valeurs républicaines" est le fondement d’une solidarité avec ces "Arabes" qu’une certaine France s’emploie à soustraire sinon du territoire, du moins de l’espace public et du droit à la parole.

Pour les uns, les charmes du mot République sont liés à une nostalgie de l’Ordre républicain de "naguère", cet âge d’or mythique qui va de 1789 à mai 68 et qui fut, faut-il le rappeler, un ordre fondamentalement et ouvertement sexiste (pendant plus d’un siècle de République, le suffrage "universel" fut exclusivement masculin) et raciste (pendant plus d’un siècle de colonisation, les "indigènes" furent des Français de seconde zone, soumis à un Droit d’exception). Pour d’autres, l’attachement au mot République n’est pas l’allégeance à un régime ou à une tradition enjolivée mais la fidélité à des exigences universelles et intemporelles, qui furent loin d’être exaucées par la République du passé, et qui est encore loin de l’être par la République du présent : liberté, égalité, fraternité.

Cette polysémie, cette conflictualité qui traverse tout le lexique politique, est inhérente au débat démocratique : la politique, c’est un traitement particulier des conflits, plus soucieux que d’autres (la guerre par exemple) de passer par le langage ; et le langage lui même est un terrain d’affrontement et de concurrence, chaque courant politique prétendant fixer le "vrai sens" de mots-clés comme les mots République, liberté – ou encore laïcité.

L’un de ces combats sémantiques a lieu en ce moment à l’occasion des débats sur l’interdiction du voile à l’école. Chaque mot est l’objet d’usages multiples et antagonistes. À commencer par le mot laïcité : quoi que prétendent nombre de prohibitionnistes, le clivage majeur n’oppose pas "les laïques", forcément prohibitionnistes, aux "partisans du voile" ; il oppose des laïques à d’autres laïques. Le contentieux ne porte en effet pas sur la nécessaire "laïcité de l’École", sur laquelle tout le monde ou presque est d’accord, mais sur le sens qu’on donne à cette formule. Pour les prohibitionnistes, le mot école doit englober toute la communauté scolaire : les élèves comme les professeurs doivent être tenus à une stricte neutralité. Pour les anti-prohibitionnistes, qui se fondent sur les lois canoniques de la laïcité (les lois de 1880, 1882 et 1886), le mot école renvoie à l’institution, qui seule doit être laïque : la neutralité est de rigueur pour les locaux, le personnel enseignant et les programmes scolaires, mais elle ne saurait être exigée des élèves, qui doivent être les bénéficiaires, et non les victimes, de cette laïcité. Celle-ci n’a en effet de valeur que si tous les élèves peuvent en bénéficier.

Il en va de même avec la République et chacune de ses valeurs. Même si ce sont en général les prohibitionnistes qui prononcent le plus les mots République et valeurs républicaines, il serait aisé de démontrer que l’interdiction du voile à l’école est une atteinte à chacun des trois principes affichés par notre République : liberté, égalité, fraternité.

Quid de la liberté, en effet, lorsqu’on interdit le port d’un insigne religieux ? Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix, l’a affirmé avec force : elle qui s’est battue en Iran contre l’obligation de porter le voile, dénonce aujourd’hui comme une autre atteinte aux libertés fondamentales l’obligation de se dévoiler. Ne parlez pas de liberté, répondent le plus souvent les prohibitionnistes : nombre de filles subissent des pressions pour porter le voile. Certes, et elles doivent être aidées ; mais d’autres le choisissent. Faut-il interdire les rapports sexuels entre adultes consentants sous prétexte qu’existent le viol et le harcèlement sexuel ?

Quid de l’égalité des droits, et notamment de ce droit fondamental et inaliénable qu’est censé être le droit de tous et toutes à l’éducation ? Les prohibitionnistes répondent généralement qu’il y a une autre égalité qui est plus importante : l’égalité hommes-femmes, et que le foulard lui porte atteinte. Certes. Mais si l’on est vraiment attaché à l’égalité hommes-femmes, ne vaut-il mieux pas faire vivre et progresser cette égalité au sein de l’école, de manière à armer toutes les filles, y compris les élèves voilées, contre la domination masculine, plutôt que s’arc-bouter contre le symbole ? Car une fois expulsé ce fameux symbole, et avec lui la fille qui ne s’est pas résolue à l’enlever, l’égalité hommes-femmes a-t-elle vraiment progressé ?

Qu’en est-il enfin de la fraternité ? Soulignons que le choix de ce terme est historiquement marqué du sceau de l’exclusion des femmes hors de la citoyenneté, et qu’il faudrait parler aussi de sororité, ou bien employer un terme non sexué comme solidarité. Là encore, il y a matière à s’étonner : les prohibitionnistes invoquent le vivre-ensemble, mais ils proposent une mesure dont la première conséquence sera de diviser les élèves et d’exclure une partie d’entre eux. Cela, alors qu’il existe bien d’autres manières de défendre les filles qui subissent des pressions pour porter le voile que d’exclure celles qui l’ont choisi ou qui ont cédé à des pressions. Notons qu’en matière de fraternité ou de solidarité, nous aurions sans doute des leçons à prendre auprès des élèves : au cours d’une enquête réalisée dans plusieurs classes d’un lycée de Drancy à partir de questionnaires anonymes, seules trois filles "issues de famille musulmane" sur cinquante se sont déclarées "tout à fait d’accord" avec ce principe d’exclure les élèves qui refusent d’enlever leur voile afin de soutenir celles qui refusent de le porter ; trente-deux se sont déclarées en "total désaccord".

Quant à l’opposition entre universalisme et communautarisme, cette autre tarte à la crème du débat politique français, elle pose également problème : qu’est-ce qui favorise le repli des individus sur leurs communautés ethniques ou religieuses ? Est-ce le fait de défendre ce droit universel qu’est le droit de tout mineur à l’éducation au sein de l’école publique, au milieu de condisciples de toutes origines et de toutes croyances (ou incroyances) ? N’est-ce pas plutôt le fait de promulguer un interdit dont on sait qu’il frappera certaines plus que d’autres (une croix, même volumineuse, pouvant toujours se dissimuler sous un pull) et qu’il aboutira nécessairement à des exclusions ? Que deviendra l’élève voilée, une fois exclue ? L’école de la République lui ayant signifié qu’elle ne voulait pas d’elle, elle n’aura d’autre option que de se retourner vers les personnes, plus ou moins recommandables, qui se présenteront comme sa communauté religieuse.

Pour toutes ces raisons, de nombreus-se-s militant-e-s laïques et féministes s’opposent au projet de loi interdisant les signes religieux "ostensibles" – non pas par opposition, mais bien par fidélité aux "principes républicains" de liberté, d’égalité et de fraternité.