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La République du mépris (Deuxième partie)

Retour sur un courant idéologique devenu hégémonique

par Pierre Tevanian
19 septembre 2016

Le 21 septembre, alors que se réunira à nouveau le sinistre Printemps républicain, sorte de Tea Party de gauche, aura lieu aussi un meeting alternatif, pour un Printemps de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, réaffirmant un attachement et un nécessaire combat pour la défense de ces principes que le mot République, dans ses usages aujourd’hui dominants, est très loin de promouvoir. En guise d’invitation à y participer – de 18H30 à 22H30 à l’Espace Confluences, 190 Boulevard de Charonne, Paris 20ème – nous publions aujourd’hui une analyse et une généalogie de ce monstre politique qu’est ledit Printemps républicain, et plus largement ce racisme républicain qui court de la gauche à l’extrême droite, cette République du mépris plus puissante et arrogante que jamais.

Première partie

Le racisme républicain peut aussi être défini par des caractéristiques formelles : il procède par allusions, euphémismes, métonymies. Il a ceci de remarquable qu’il n’exprime pas frontalement de haine à l’encontre des Noirs, des Arabes ou des Musulmans, mais emprunte des détours et méprise plus qu’il ne hait. La haine ne lui est pas totalement étrangère, mais elle n’advient que dans des conditions particulières : lorsque les subalternes manifestent trop ostensiblement, effrontément, radicalement, leur prétention à l’égalité [1]. Le racisme républicain s’exprime le plus souvent sous la forme d’un discours « raisonnable » – ou simulant la raison – opposant de manière manichéenne des entités vagues : « la République » du côté du bien, et du côté du mal plusieurs entités tout aussi vagues (« la violence », « l’insécurité », « l’incivilité », l’« intégrisme », le « communautarisme », la « victimisation », la « repentance »...) qui ont toutes pour point commun de se rattacher, par le biais de détours rhétoriques bien balisés, à l’immigration et aux populations issues des anciennes colonies. Ce discours structure un monde binaire d’une reposante simplicité, dans lequel même le plus déboussolé des « petits Blancs » trouvera aisément des repères et des consolations narcissiques, en opposant :

 l’« ordre » au « désordre », la « sécurité » à l’« insécurité », l’ « État de droit » aux « zones de non-droit » ;

 le féminisme et la mixité hommes-femmes aux « traditions » patriarcales, aux « tournantes » et au « voile-symbole-d’oppression » ;

 l’« islam modéré » à l’« islam radical » (également nommé « islamisme » ou « intégrisme »), les « Lumières » à l’« obscurantisme », la bonne religiosité qui reste « intérieure » (c’est-à-dire invisible) aux expressions « ostentatoires » ;

 l’ « universalisme à la française » au « communautarisme à l’anglo-saxonne » ; la « cohésion nationale » et le « vivre-ensemble » à l’« éclatement », au « repli » ou à la « guerre ethnique » ;

 le bon usage de la mémoire et de l’histoire à la « victimisation » et à la « culpabilisation » qui s’exprime du côté des descendants de colonisés, et à l’« auto-flagellation », la « mauvaise conscience » et la « repentance » qui lui répond du côté des autres Français...

Ces séries d’opposition binaires, dans lesquelles la République tient systématiquement le bon rôle et l’« immigration » ou sa « descendance » tiennent tout aussi systématiquement le mauvais, forment les principaux registres du racisme républicain tel qu’il a pu se formuler ces dernières années : le registre « sécuritaire », le registre « féministe », le registre « laïque », le registre « mémoriel » et le registre « libertaire ».

Si des guillemets s’imposent autour de tous ces termes c’est qu’en réalité, il est très rarement question de liberté, de sécurité, de laïcité ou de mémoire – et encore moins de féminisme ! Ces mots jouent plutôt le rôle de métaphores. Ils ne sont utilisés que pour parler d’autre chose. Le véritable objet de tous ces discours est le même : la défense d’un certain ordre social et symbolique, dans lequel certaines populations sont infériorisées et assignées à des places dominées.

La métaphore sécuritaire et féministe

Si l’on s’en tient aux pétitions de principe de nos dirigeants et éditorialistes autorisés, le souci de sécurité n’a en soi rien de raciste. Loin de revendiquer une quelconque affinité idéologique avec le racisme, les politiques sécuritaires se présentent au contraire comme une simple gestion technique, visant à remplir plus efficacement une mission régalienne et incontestable de l’État : assurer la protection des biens et des personnes – et notamment du groupe statistiquement le plus exposé aux violences : les femmes.

Mais dès qu’on y regarde de plus près, ni la manière dont le problème de « la sécurité » est posé, ni les réponses qui sont apportées n’ont une quelconque chance de prévenir la violence en général et la violence sexiste en particulier. Les discours et les politiques publiques qualifiées de sécuritaires sont au mieux sans effet, au pire elles aggravent l’insécurité de nombreux citoyens : en semant la haine, le mépris ou la méfiance entre les différents groupes sociaux ; en entretenant un « sentiment d’insécurité » proche de la psychose là où les problèmes à régler sont souvent de simples problèmes de bon voisinage ; en enfermant massivement les jeunes aux comportements déviants, dissidents ou vindicatifs dans des carrières délinquantes sans issue et dans des identités de « macho congénital » ; en laissant de côté le principal vecteur d’insécurité tant objective que subjective : la précarité sociale ; et enfin en diffusant à grande échelle une idéologie de la « responsabilité individuelle » qui culpabilise les chômeurs et les précaires, et les déstabilise d’autant plus psychologiquement [2].

Au fond, ce que combat la politique dite sécuritaire, c’est moins « la violence » en général qu’une certaine part de la violence, bien localisée : celle qui est exercée par les classes populaires, dans l’entre-soi de la délinquance de rue et des règlements de comptes interpersonnels, inter-clans ou inter-quartiers, ou celle qui se tourne vers l’extérieur, contre « le système » et ses représentants : outrages et rebellions, affrontements avec la police, casse, émeutes, etc. Pendant que les projecteurs sont braqués sur ces formes de violence, on laisse perdurer une autre violence sans la réprimer, sans la réprouver, sans même la nommer et la montrer : la précarité, le harcèlement moral au travail, la discrimination à l’embauche ou au logement, les abus policiers – en bref : la violence exercée par les dominants. Des vols avec effraction mais sans violence ni mise en danger d’autrui sont ainsi punis plus sévèrement que les formes les plus brutales de l’exploitation au travail – y compris lorsque, par négligence, des conditions de travail épuisantes, dangereuses, voire mortelles, sont imposées aux salariés. Tout aussi emblématiques de ce « deux poids deux mesures », les « lois Perben 2 » de 2004 : en même temps qu’elles durcissent démesurément les peines et démantèlent les libertés publiques pour les personnes inculpées ou simplement soupçonnées de délits « en bande organisée », elles prennent garde de soustraire la délinquance financière du champ d’application de la loi, et même d’assouplir la législation dans ce domaine.

Les politiques sécuritaires construisent en somme des « classes dangereuses », sur lesquelles elles concentrent l’essentiel de l’attention et de l’action policière et judiciaire – et c’est en cela qu’on peut parler de « racisme ». Un racisme qui se subdivise bien sûr en plusieurs racismes, articulés les uns aux autres : au critère strictement économique (le « racisme de classe ») s’ajoute la discrimination xénophobe (par la nationalité, comme dans le cas de la double peine), la discrimination raciste (au faciès, au patronyme ou à la pratique religieuse, réelle ou supposée [3]) ou encore la discrimination « moraliste » (à l’encontre notamment des prostituées, des drogués et des SDF). Il y a bien racisme dans tous les cas, dans la mesure où les différentes cibles sont construites par essentialisation (« ils sont tous pareils »), différenciation (« ils ne sont pas comme nous »), production d’un « type » (« le délinquant étranger », « la prostituée », « le Roumain », « le SDF », « le toxicomane »), infériorisation (« nous » valons indiscutablement, fondamentalement, définitivement mieux qu’« eux »), production d’une peur (xénophobie, négrophobie, islamophobie, mais aussi « romanophobie », « putophobie » ou peur du SDF) et enfin articulation de ces différentes opérations à des pratiques violentes qu’elles viennent légitimer (exploitation, répression, enfermement, exclusion, relégation voire déportations).

Je me suis toutefois concentré, dans mon livre, sur le racisme « racialiste », « ethniciste » ou « culturaliste », celui qui est le plus communément qualifié de racisme – et notamment les racismes anti-noirs, anti-arabes et anti-musulmans – et sur une figure particulière du discours sécuritaire : le discours pseudo-féministe. D’abord parce que plusieurs ouvrages ont déjà analysé et démonté les discours dits « sécuritaires », et mis en lumière leurs dérives culturalistes et ethnicistes [4]. Ensuite parce que, si le registre sécuritaire « traditionnel » est loin d’avoir disparu après la campagne présidentielle de 2002 (durant laquelle il fut hégémonique), il a néanmoins été considérablement renouvelé et enrichi à partir de 2003 par une tonalité « féministe » qui lui a redonné une légitimité « progressiste » que le « séisme du 21 avril 2002 » avait sensiblement entamée. C’est donc aux nouveaux discours sur « la violence sexiste en banlieue » que nous nous intéresserons plus spécifiquement dans le premier chapitre de ce livre, et plus précisément à l’interprétation ethniciste qui s’est imposée autour de cette violence à partir de l’année 2003, notamment à la faveur de l’opération « Ni putes ni soumises ».

La métaphore laïque

A priori, la laïcité, pas plus que la sécurité ou l’antisexisme, n’a en elle-même un quelconque lien avec le racisme. Bien au contraire, la laïcité bien comprise implique un traitement égalitaire de tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions religieuses ou idéologiques. Ce qui est raciste est la manière très particulière dont la laïcité est de plus en plus mobilisée dans le débat public, en particulier depuis la « bataille du voile » de 2003-2004 : un discours est tenu sur les rapports entre le religieux et le politique et entre les Églises et l’État, mais ce discours dérive de manière systématique vers une opposition binaire entre « l’Islam » et « la laïcité » – laquelle joue à nouveau le rôle de métaphore puisque le signifiant « laïcité », choisi comme ceux de « sécurité » et de « droits des femmes » pour sa forte charge affective et symbolique, est artificiellement rattaché à une nouvelle chaîne de signifiants (« République », « Modernité », « Occident »…), et il ne sert au bout du compte qu’à dire, métaphoriquement, le refus ou l’infériorisation de l’Islam et des musulmans.

En somme, de même qu’il n’est pas réellement question de sécurité dans le discours dit « sécuritaire » ni de féminisme dans les discours pseudo-féministes, il n’est pas davantage question de laïcité dans les discours incantatoires et incontinents qui invoquent, célèbrent et sacralisent ladite laïcité à chaque détour de phrase. Bien plus : de même que les politiques dites sécuritaires ont pour effet – et parfois pour but – d’accroître le sentiment d’insécurité, et mêmes certaines formes d’insécurité objective, de même les offensives idéologiques et législatives dites laïques qui ont été menées ces dernières années sont, au sens le plus rigoureux du terme, des atteintes profondes au principe de laïcité tel qu’il a été défini en France entre les années 1880 et la fameuse loi de 1905. C’est ce que démontre le second chapitre de mon livre : ce qui s’est joué entre 2003 et 2004 est une véritable révolution conservatrice, qui a donné à la laïcité un contenu idéologique et une forme juridique contraires à tout ce qui la fondait, généré des exclusions scolaires et des discriminations à l’encontre des femmes voilées, et contribué plus largement à la diffusion massive d’un « racisme respectable » : l’islamophobie.

La métaphore mémorielle

Après « la sécurité » en 2001 et 2002, « la condition des femmes » et « la laïcité » en 2003 et 2004, c’est autour de « la mémoire » que s’est cristallisé le racisme républicain au cours de l’année 2005 – une année qui s’est ouverte par une loi célébrant le « rôle positif » de la colonisation et s’est achevée par une immense mobilisation antillaise contre cette loi, aboutissant à son retrait. « Fierté d’être français », refus de la « repentance », des « rancoeurs » et du « ressassement », mises en garde contre « l’enfermement mémoriel », tels ont été les leitmotivs des élites politiques de droite, mais aussi d’une partie de la gauche et du monde intellectuel. Des leitmotivs qui, je le démontre dans mon troisième chapitre, ont permis de réaffirmer une hiérarchie des mémoires et des histoires, et donc – par métonymie – une hiérarchie des communautés.

La métaphore libertaire

Enfin, l’année 2006 s’est ouverte avec l’« affaire des caricatures de Mahomet » et terminée avec l’« affaire Redeker ». Au-delà de leurs différences, qui sont loin d’être négligeables, les deux « affaires » ont ceci de commun qu’elles reposent sur une profonde islamophobie déguisée en « défense de la liberté d’expression ». Il ne faut évidemment pas entendre par là que la liberté d’expression n’est pas en elle même un principe important, qu’elle n’a pas à être défendue, ou que toutes les réactions à l’islamophobie sont légitimes, y compris les attaques d’ambassades ou les menaces de mort – mais simplement ceci : que sans l’islamophobie ambiante, ni le limogeage du directeur de France Soir suite à la publication de caricatures « blasphématoires » (pour certaines) et racistes (pour d’autres), ni les mails de menaces de mort reçus par Robert Redeker suite à sa prise de position islamophobe n’aurait pris l’ampleur d’une « affaire », occupant la une des journaux et provoquant un « débat national » sur l’« Islam ». Laurent Lévy l’a démontré avec une grande rigueur sur le cas de l’« affaire des caricatures » [5] ; je me suis concentré, dans le dernier chapitre de mon livre, sur l’« affaire Redeker », qui donne à voir, de manière encore plus pure, la manière dont la « liberté d’expression » est en passe de devenir une nouvelle métaphore du racisme.

P.-S.

Ce texte est paru initialement en 2007 [6] mais il nous a paru actuel, plus que jamais hélas, puisque le courant idéologique et politique qu’il prend pour objet n’a cessé de se radicaliser et de s’imposer, tant au coeur du débat médiatique que des politiques publiques.

Notes

[2Tous ces points sont développés dans : Pierre TEVANIAN, Le Ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, Paris, L’Esprit Frappeur, 2004

[3Comme dans le cas du licenciement « préventif » des « bagagistes de Roissy » en octobre 2006. Cf. « Chronique du racisme républicain ».

[4Cf. Pierre TEVANIAN, Le Ministère de la peur, op. cit., 2004 ; Laurent MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Mythes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2002. Parmi ces dérives racistes, la principale est la propension à incriminer l’« origine ethnique » des délinquants, le « manque de repères » et d’« intégration » que constitue leur ascendance étrangère, le rôle funeste de l’amour maternel excessif et de la démission parentale dans les familles maghrébines, ou encore l’effet tout aussi funeste de la polygamie des familles maliennes. On nous a même expliqué, dans le Rapport Bénisti de novembre 2004, que les parents étrangers qui parlaient leur langue d’origine à la maison déstabilisaient leurs enfants et leur prédisposaient à la délinquance.

[6Dans La république du mépris aux Editions La Découverte.