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La banalité du mâle : Louis Althusser a tué sa conjointe, Hélène Rytmann-Legotien, qui voulait le quitter

Troisième partie : Psychologisation et victimisation

par Francis Dupuis-Déri
6 février 2017

Louis Althusser, philosophe à l’Ecole Normale Supérieure, assassine Hélène Legotien, sa femme, le 16 novembre 1980. Dans un article publié initialement dans Nouvelles Questions féministes en 2015, Francis Dupuis-Déri revient sur la thèse qui va s’imposer dans les débats publics, celle de la folie, à grands renforts de cautions intellectuelles empressées de disculper le tueur. Un des intérêt de cet article est de fournir les éléments factuels montrant, de façon implacable, la pertinence d’une autre grille de lecture, elle sociologique et féministe, qui donne à voir un meurtre finalement très banal.

Deuxième partie

Je me souviens de mon interminable question :
mais comment se peut-il que j’aie tué Hélène ? »
Louis Althusser (1994 : 286)

Publiée comme œuvre posthume, la première édition de l’autobiographie d’Althusser s’est vendue à plus de 35 000 copies. Elle a été traduite presque simultanément dans une dizaine de pays (Corpet et Moulier Boutang, 1994 : 18). Ce livre est présenté dans des journaux comme un « texte sincère » qu’« [i]l faut lire », qui contient « plus de vérités qu’ailleurs » [1], et des intellectuels y voient un « chef d’œuvre de la littérature autobiographique » (Lévy, 2011 : 8).

Pour autant, il est aussi possible d’y voir un texte plutôt quelconque en termes littéraires, révoltant d’un point de vue politique et même écœurant d’un point de vue psychologique, puisque le meurtrier s’y présente comme une victime. Ce dernier s’y révèle également prétentieux et vaniteux, se comparant à Descartes, Rousseau, Kant, Kierkegaard, Wittgenstein. Il raconte l’entièreté de sa vie en commençant par le commencement — « Je suis né le 16 octobre 1918, à quatre heures et demie du matin » (Althusser, 1994 : 48) — et ne nous épargne ni ses petites lubies, ni nombre d’anecdotes insignifiantes, jusqu’à boucler la boucle en terminant par une explication du meurtre présenté comme la conséquence d’une vie marquée par des traumatismes d’enfance. Au-delà des détails et de multiple digressions, cette autobiographie est un document de trois cent vingt-trois feuilles de format A4 dont l’unique objectif est de présenter le meurtrier comme irresponsable de son crime.

Si on garde à l’esprit que l’auteur a tué sa conjointe, on peut sursauter à certains passages, comme lorsqu’il rapporte, au sujet de sa première rencontre avec Legotien, qu’il fut « saisi d’un désir et d’une oblation exaltants : la sauver, l’aider à vivre ! Jamais dans toute cette histoire et jusqu’au bout, je ne me suis départi de cette mission suprême qui ne cessa d’être ma raison d’être à l’ultime moment. » (Althusser, 1994 : 135)

L’ensemble est parsemé de réflexions à saveur psychanalytique qui reprennent souvent des stéréotypes patriarcaux et sexistes, tout en permettant à l’auteur de se compter parmi « les plus grands philosophes [qui] sont nés sans père et ont vécu dans la solitude de leur isolement théorique et le risque solitaire qu’ils prenaient face au monde. Oui, je n’avais pas eu de père, et avait indéfiniment joué au “père du père” pour me donner l’illusion d’en avoir un […] Et cela n’était possible qu’en me conférant la fonction par excellence du père : la domination et la maîtrise de toute situation possible. » (Althusser, 1994 : 193) Et de conclure : « Ne devenais-je pas ainsi, enfin et réellement, mon propre père, c’est-à-dire un homme ? » (Althusser, 1994 : 198)

Cette autobiographie offre tout de même du matériel intéressant si l’on veut proposer une analyse féministe du meurtre conjugal et des discours publics à ce sujet. On y comprend que le père d’Althusser incarnait un modèle masculin patriarcal et très violent. Ce père n’effectuait aucune tâche domestique ni parentale, il a fait subir à son épouse (la mère d’Althusser) de la violence sexuelle et économique (il lui interdit de travailler pour un salaire), il draguait les épouses de ses amis devant la sienne (un comportement qu’Althusser reproduira d’ailleurs devant sa conjointe) (Althusser, 1994 : 55-63).

De plus, le meurtrier se présente au fil des pages comme obsédé par les identités de genre conventionnelles. Il évoque une grand-mère qui ressemblait à une « femme-homme » (Althusser, 1994 : 53), des « femmes-hommes » parce qu’elles urinaient debout (Althusser, 1994 : 92), et rappelle que ses collègues s’accusaient d’être des femmes, voire des « mères » (Althusser, 1994 : 112). Il explique, au sujet de son adolescence : « Je n’étais même pas un garçon, mais une faible petite fille. » (Althusser, 1994 : 74)

Quant à Legotien, il la désigne comme « un homme » (Althusser, 1994 : 150, il souligne), une « bonne mère, enfin, et aussi un bon père » (Althusser, 1994 : 151-152), ajoutant : « nous faisions vraiment l’amour, comme femme et homme » (Althusser, 1994 : 152). On sursautera peut-être à nouveau à la lecture de certains commentaires dans lesquels le meurtrier amalgame masculinité et protection des femmes : il explique sans traces d’ironie avoir voulu « être vraiment un homme, capable d’aimer une femme et de l’aider à vivre » (Althusser, 1994 : 188).

À travers son autobiographie, le meurtrier restitue le portrait d’une élite masculine marquée par le machisme et la misogynie. On y croise un Jacques Lacan tombé amoureux de la jeune fille d’un de ses patients, le doyen de la Faculté de philosophie de Moscou qui glisse à Althusser, alors qu’il va quitter l’URSS, « [s]alue bien pour moi les petites femmes de Paris ! » (Althusser, 1994 : 215), un Paul Éluard qui reçoit Althusser alors qu’une jeune femme nue dort étendue sur un divan (Althusser, 1994 : 226), un Althusser qui drague les femmes sur les plages de St-Tropez et caresse les seins d’une jeune femme accompagnant un ami invité à dîner. Dans le paragraphe où il explique son adhésion au Parti communiste en 1948, il évoque surtout le souvenir d’« une belle jeune femme, en déshabillé (ses seins…) » lorsqu’il faisait du porte-à-porte (Althusser, 1994 : 225). Enfin, le meurtrier explique aussi pourquoi il se constituait une « réserve de femmes » :

[S]implement pour ne pas risquer de me trouver un jour seul sans aucune femme à ma main, si d’aventure une de mes femmes me quittait ou venait à mourir […], et si j’ai toujours eu à côté d’Hélène une réserve de femmes, c’était bien pour être assuré que si d’aventure Hélène m’abandonnait ou venait à mourir, je ne serai pas un instant seul dans la vie. Je ne sais trop que cette terrible compulsion fit horriblement souffrir “mes” femmes, Hélène la première. (Althusser, 1994 : 123-124, souligné dans le texte)

Outre l’ambiguïté de ce témoignage quant à l’évocation de la mort d’Hélène, il s’agit du portrait d’un homme qui s’estime propriétaire des femmes, ne pouvant imaginer qu’elles se dérobent à cette prérogative masculine et prêt à les faire souffrir en les jouant les unes contre les autres, y compris sa conjointe (et cela même s’il était conscient de cette douleur qu’il lui imposait : Althusser, 1994 : 176-179), pour préserver son besoin impératif de posséder des femmes.

Bien des outils sont donc offerts pour effectuer une analyse féministe du meurtre, puisque le meurtrier se révèle avoir eu comme modèle un père égocentrique et violent, qu’il a une conception sexiste et machiste des femmes, qu’il est lui même égocentrique et qu’il fait usage de violence contre les femmes. Cela dit, dans son autobiographie, le philosophe marxiste confond la violence qu’il impose aux autres et la violence qu’il prétend subir, ce qui lui permet de toujours se présenter en victime.

Ainsi, il relate des souvenirs de sa jeunesse : il envoie « une forte gifle sur la joue » d’un camarade de classe (« sans que j’ai su d’où venait cette impulsion violente ») et il gifle une petite fille (« je ne sus jamais ce qui me prit ») (Althusser, 1994 : 71 et 76-77). Dans ces deux cas, il parle de « violence subie », alors qu’il était l’agresseur.

Dans le même registre, l’assassin se désigne à plusieurs reprises non seulement comme une victime, mais comme un mort : « n’ayant pas d’existence à moi, d’existence authentique, doutant de moi […] je n’étais dans la vie qu’un être d’artifice, un être de rien, un mort » (Althusser, 1994 : 107). Suite au meurtre de sa conjointe, il se présente comme un « disparu » (terme qu’il emprunte à Foucault, qui désigne ainsi les fous [Althusser, 1994 : 40]), parce que le non-lieu juridique dont il a bénéficié l’aurait privé de témoigner devant le tribunal, et donc de donner sa version des faits. Il prétend que témoigner lui aurait permis de « soulever cette pesante pierre tombale [2] qui repose sur moi » (Althusser, 1994 : 35), « [c]ar c’est sous la pierre tombale du non-lieu, du silence et de la mort publique que j’ai été contraint de survivre et d’apprendre à vivre. » (Althusser, 1994 : 46)

L’assassin qui écrit cette autobiographie pour expliquer son meurtre reprend plusieurs des éléments de langage caractéristiques des discours médiatiques au sujet des « crimes passionnels », et qui apparaissent comme autant de tactiques d’occultation de la violence, de déresponsabilisation du meurtrier et de dépolitisation de son crime. Après avoir relaté toute sa vie, il rappelle qu’il était psychologiquement grandement malade dans les semaines qui ont précédé le meurtre. Ces explications psychologisantes avancées par le meurtrier pour se disculper et se présenter comme une victime souffrante seront reprises par ses proches et ses alliés, y compris tout de suite après le meurtre par le médecin et le directeur de l’École normale supérieure, puis par la suite dans les médias.

Widmer constate qu’en 1992, « [l]a presse commentant la parution de l’autobiographie, accepte désormais la version d’Althusser sur sa maladie mentale, comme explication du meurtre » et que les commentaires médiatiques restent « généralement assez complaisant[s] avec Louis Althusser. » (Widmer, 2004 : 11) Parmi les textes des journaux français analysés dans le cadre de notre recherche, le tueur est présenté comme une victime souffrant [3] de « mélancolie », de « crises » et d’une « angoisse indéfinie » [4], en proie à une « immensité douloureuse » [5] et à un « enfer intérieur » [6]. Althusser serait « crucifié à sa douleur » [7].

Il est possible ici de comparer les propos empathiques au sujet d’Althusser avec ceux exprimés dans des circonstances similaires, par exemple suite au meurtre de l’actrice Marie Trintignant en 2003 par son conjoint, le chanteur Bertrand Cantat. Dans ces deux cas, les meurtriers sont des hommes qui appartiennent à l’élite intellectuelle ou culturelle. À ce sujet, Lucile Cipriani explique dans une tribune du journal montréalais Le Devoir :

Le discours d’un agresseur peut donc occuper tout l’espace, détourner totalement l’attention sur les souffrances de l’agresseur plutôt que sur celles de la victime. […] Les malheurs d’enfance, les tourments de jalousie, de ruptures, les blessures d’ego, le mal de vivre et le désir de contrôler des agresseurs de femmes sont régulièrement décrits par les médias. […] Pourquoi le discours de l’agresseur de femme est-il écouté ? Pourquoi est-il reçu avec empathie par une portion de la population ? […] [I]l est socialement accepté et intégré. […] La culture assure un espace pour le discours des agresseurs. Le discours des agresseurs ne fait pas que détourner l’attention sur leurs souffrances plutôt que sur celles de leurs victimes. Il participe à la perpétuation de la violence. L’invocation de ses souffrances par un agresseur poursuit un but disculpatoire. (Cipriani, 2003)

Le tueur apparaît donc comme un martyr. Or, cette insistance à présenter le meurtrier comme un être souffrant et meurtri s’inscrit clairement dans « la tendance à l’individualisation et à la psychologisation du phénomène » (Jaspard, 2005 : 111) des violences masculines contre les femmes – un processus que Blais et Romito ont constaté même lorsque le meurtrier n’est pas membre d’une certaine élite (autre que la classe des hommes). En plus de favoriser l’empathie envers le meurtrier, de détourner l’attention de sa victime, ce type de discours participe de la dépolitisation de la discussion.

Althusser n’est pas seulement présenté comme souffrant, mais aussi comme un être adorable, charmant, soit « le plus doux et le plus aimable des hommes » [8]. Tout en discutant du meurtre, il s’agirait alors de « rendre Althusser à sa fragile humanité » [9], en le présentant comme « un homme généreux », altruiste et compassionné faisant preuve d’une « infatigable écoute des autres », ayant « une formidable gourmandise de vivre » [10], « un sportif content de lui » et… « un homme à femmes » [11]. Il n’est pas difficile de saisir comment de tels qualificatifs influencent l’image publique du meurtrier, profilé de manière à susciter l’empathie pour cette victime souffrante mais pourtant si sympathique.

Les journaux reprennent aussi la thèse du meurtrier lui-même, à savoir qu’en raison du non-lieu judiciaire et de l’absence de procès, il est « condamné […] au silence », à une « mise au tombeau » qui le transforme en « mort vivant » (voir aussi Lévy, 2011 : 8) [12]. À noter que cette idée qu’il y aurait deux victimes et que l’assassin est un « mort-vivant » est courante dans la couverture médiatique des « crimes passionnels » (Houel, Mercader et Sobota, 2003 : 130).

Notre recherche confirme donc les conclusions de Widmer qui n’avait trouvé elle aussi aucune diversité dans le discours médiatique, bien au contraire : tout le monde s’entend pour désigner la folie comme cause du drame. Après avoir consulté les diverses études parues à ce sujet, signées par des biographes ou des médecins, Widmer avait conclut : « [d]ans la littérature que j’ai consultée, la folie d’Althusser semble être la seule explication au meurtre. » (Widmer, 2004 : 17) Dans sa préface au recueil des lettres qu’Althusser a écrites à sa conjointe, l’ancien élève du philosophe, Bernard-Henri Lévy, évoque lui aussi la « douleur » et la « démence » de celui qu’il nomme son « maître » (Levy, 2011 : 11).

Les seules variations de discours identifiées par Widmer concernent les diagnostics précis quant à la folie (psychose maniacodépressive, schizophrénie, paranoïa, mélancolie aiguë avec obsession suicidaire, hypomanie, bipolarité) et ces quelques voix qui laissent entendre qu’en tuant sa conjointe, Althusser aurait voulu tuer sa sœur (il en avait rêvé), ou sa mère (castratrice), ou son père (Œdipe), ou son thérapeute, ou lui-même… Même la professeure de psychologie à Lyon Annick Houel, qui est pourtant l’une des auteure de l’excellente étude précitée qui analyse, dans une perspective féministe, les discours médiatiques sur les « crimes passionnels » en France, propose une explication psychologique dans un entretien conduit par un autre professeur de psychologie sociale, Claude Tapia – une entrevue intitulée « Les dessous du féminicide. Le cas Althusser ». S’il y est bien précisé que la violence conjugale et les homicides conjugaux sont « un effet de l’inégalité des sexes dans notre société », Houel définit le meurtre commis par Althusser comme un « matricide différé », par lequel il aurait cherché à « suppléer les défaillances de la fonction paternelle » auxquelles il a été confronté (Houel et Tapia, 2008 : 52).

Althusser a donc été l’objet de bien des théorisations quant à son profil et ses motivations psychologiques, y compris par des personnes qui ne l’ont jamais rencontré et qui n’ont jamais pu consulter son dossier médical. Un processus similaire a été à l’œuvre dans le cas du terroriste qui a attaqué les femmes à l’École polytechnique de Montréal. À ce sujet, Blais a montré que les journalistes qui ont eu recours à des expertises psychologiques pour tenter d’expliquer l’événement légitimaient et renforcaient la thèse individualiste, tout en évacuant la réflexion sociopolitique au sujet de la violence masculine. Blais explique en effet :

[C]e type d’expertise [psychologique] permet aux journalistes de ramener au seul fait individuel l’action […] et de représenter l’événement comme exceptionnel. Les comparaisons des différents crimes commis spécifiquement contre les femmes et les analyses cherchant à trouver des explications dans les rapports sociaux sont mises de côté ou se trouvent submergées par les commentaires […] dans le domaine de la psychologie. (Blais, 2009 : 84)

Or, comme elle le rappelle, l’évacuation de toute réflexion sociale a pour effet de dépolitiser la discussion (voir aussi Romito, 2006).

Dans le cas d’Althusser, l’explication psychologique sera particulièrement développée, avec la thèse du « suicide altruiste » avancée par le meurtrier lui-même (Althusser, 1994 : 310) et reprise par des commentateurs. Relatant son hospitalisation après le meurtre, Althusser explique qu’il voyait son thérapeute une fois par semaine : « sans jamais me sentir coupable, autour de la raison profonde de mon meurtre. Je me rappelle […] lui avoir soumis une hypothèse : le meurtre d’Hélène aurait été “un suicide par personne interposée” » (Althusser, 1994 : 295 et 310), car elle lui aurait dit qu’elle voulait mourir mais était incapable de passer à l’acte. Selon cette thèse pour le moins étonnante, le meurtrier n’a pas assassiné Legotien ; il l’a suicidée par générosité (Arce Ross, 2003 : 232).

Jamais à court d’explications alambiquées pour se déresponsabiliser, Althusser avance encore :

[C]e que je recherchais était bien évidemment la preuve, la contre-épreuve de ma propre destruction objective, la preuve de ma non-existence, la preuve que j’étais bel et bien déjà mort à la vie, à toute espérance de vie, et de salut. […] Mais ma destruction propre passait symboliquement par la destruction des autres […] y compris de la femme que j’aimais le plus. (Althusser, 1994 : 304, souligné dans le texte)

Faisant écho aux propos du meurtrier, certains magazines prétendent même qu’il cherchait à se suicider : « il étrangla comme on se suicide » [13]. Ces thèses fonctionnent en fait comme des tactiques d’occultation de la violence masculine, poussant encore plus loin la psychologisation du tueur. Le meurtre est non seulement légitimé, mais Legotien n’est plus une victime. Si elle existe encore dans le récit, c’est sous la forme d’une femme qui voulait mourir et qui était incapable de se tuer (son meurtrier lui a donc rendu service, il l’a libérée de la vie). Elle peut aussi tout simplement disparaître du récit : par son geste, Althusser s’est tué lui-même. Legotien n’existe plus, elle n’a jamais existé [14].

À l’occasion de la parution de l’autobiographie, on se demandera même dans Le Monde « si ce n’est pas le désir d’autobiographie, c’est-à-dire d’existence comme sujet d’un récit (au sens où l’entend Ricœur), qui agit souterrainement dans le meurtre lui-même [15]. » Bref, beaucoup d’imagination pour proposer des hypothèses en apparence sophistiquées, mais aussi beaucoup d’efforts pour toujours oublier un fait relativement simple : philosophe ou non, marxiste ou non, fou ou non, Althusser n’est ni plus ni moins qu’un de ces très nombreux hommes qui, chaque année, tuent leur conjointe ou leur ex-conjointe. Cet oubli des régularités et des catégories sociales est tout de même un comble, puisque le meurtrier était le théoricien marxiste le plus influent de son époque.

Ce meurtre est un fait social et politique, quoiqu’en disent les psychanalystes patentés, les commentateurs médiatiques ou le meurtrier lui-même. Et les études révèlent les unes après les autres que les risques de violence masculine, y compris meurtrière, augmentent en situation de séparation. Or, il est significatif que le fait que Legotien menaçait de quitter son conjoint soit très rarement mentionné dans les médias [16]. Quand il en est fait mention, le journaliste évite d’en tirer les conclusions logiques : « Hélène déclare vouloir le quitter. Mais aussi mourir. L’a-t-il étranglée pour accéder à son désir de mort ? Mystère impénétrable » [17].

Quatrième partie

P.-S.

Bibliographie
Althusser, Louis (1994). L’avenir dure longtemps. Paris : Stock/IMEC.
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Blais, Mélissa, Francis Dupuis-Déri, Lyne Kurtzman et Dominique Payette (Éds.) (2010). Retour sur un attentat antiféministe : École polytechnique de Montréal, 6 décembre 1989. Montréal : Remue-ménage.
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Cet article a été publié initialement dans la revue Nouvelles Questions féministes, numéro 1, volume 34, 2015. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur, des responsables de la revue et de son éditeur.

Notes

[1Marc Chabot (1992). « “L’avenir dure longtemps” de Louis d’Althusser : Les récit d’un échec de la pensée… où abondent les vérités ». Le Soleil, 29 juin, p. A9.

[2N.d.a. : Il utilise cette image à trois reprises en deux pages.

[3Michel Contat (1992). « Les morts d’Althusser ». Le Monde, 24 avril, p. 25.

[4Philippe Chevallier (2011). « Hélène et Louis ». L’Express, no. 3124, 18 mai, p. 116.

[5Martine de Rabaudy (1998). « Le fou de Franca ». L’Express, no. 2472, 19 novembre, p. 134.

[6Valérie Marin la Meslée (2006). « “Deux mots” de Louis Althusser ». Magazine littéraire, no. 458, p. 96.

[7Philippe Chevallier (2011). « Hélène et Louis ». L’Express, no. 3124, 18 mai, p. 116.

[8Dominique Dhombres (2002). « Bouffée délirante ». Politis, no. 1194, 15 mars [consulté sur le Web le 10 janvier 2015 : http://www.politis.fr/Bouffee-delirante,17532.html].

[9Philippe Chevallier (2011). « Hélène et Louis ». L’Express, no. 3124, 18 mai, p. 116.

[10Martine de Rabaudy (1998). « Le fou de Franca ». L’Express, no. 2472, 19 novembre, p. 134.

[11Martine Silber (2006). « Un comédien virtuose joue la folie d’Althusser ». Le Monde, 27 novembre, p. 23.

[12Michel Contat (1992). « Les morts d’Althusser ». Le Monde, 24 avril, p. 25 ; Dominique Dhombres (2006). « Grandes affaires : 1980 — le coup de folie du philosophe ». Le Monde, 30 juillet, p. 14.

[13Jean-Paul Enthoven (1998). « Althusser et l’amour fou ». Le Point, no. 1367, 28 novembre, p. 127.

[14Le journal L’Humanité taillera en pièces de telles explications. Voir Gil Ben Aych (2000). « Le concept de meurtre ne tue pas ». L’Humanité, 12 mai, p. 26.

[15Michel Contat (1992). « Les morts d’Althusser ». Le Monde, 24 avril, p. 25.

[16Un cas d’exception : Jean Yves Nau (1993). « La passion d’Althusser ». Le Monde, 27 janvier, p. 11.

[17Louis B. Robitaille (1992). « Althusser : Les Mémoires d’outre-tombe d’un prophète fou et meurtrier ». La Presse, 1992, 26 avril, p. A2.