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« Une clé, ça ne te rappelle rien ? »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 1)

par Pierre Tevanian
23 décembre 2020

Parce que toutes les occasions sont bonnes pour (s’)offrir des cadeaux, Hannoucca qui vient de s’achever, puis Noël, puis la nouvelle année et enfin les Noëls arménien et orthodoxe qui arrivent dans la foulée, et parce que les livres sont importants, surtout quand ils sont bons et pas trop cher, nous continuons notre série de conseils de cadeaux, pour vos proches et pour vous-même, avec le dernier livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies (et sur le site des éditions Dans Nos Histoires).

« Le rêve est une seconde vie. » Gérard de Nerval [1]

Au sens propre comme au figuré, Mulholland Drive est un film à clef. Il y a d’abord, dès le commencement, cette mystérieuse clef bleue trouvée par les deux héroïnes au fond d’un sac. Plus profondément, il y a le fait que cette clef elle-même doit être pensée, interprétée, déchiffrée par les spectateurs et spectatrices du film pour résoudre un mystère – et même plusieurs. Le mystère d’abord de l’identité perdue d’une des deux héroïnes devenue amnésique, pour qui la clef bleue est, avec une liasse de billets (trouvée au fond du même sac) et le double souvenir d’un nom de lieu (Mulholland Drive) et d’un nom de personne (Diane Selwyn), la seule trace à partir de laquelle une histoire peut être reconstituée.

Il y a ensuite ce mystérieux contrat de meurtre qui semble planer sur elle, et dont en ouverture du film elle a provisoirement réchappé. Enfin il y a le mystère que construit le film lui-même : un agencement de séquences en elles-mêmes intelligibles mais sans rapport manifeste entre elles, ni en termes d’enchaînements logiques ni d’un point de vue affectif, puisque les registres les plus hétérogènes se juxtaposent ou se mélangent.

Le film a commencé comme un thriller mais il divague très vite dans tous les sens, épouvante, comédie loufoque, mélodrame d’amour : aucun fil évident ne permet de relier l’enquête ludique que mènent les deux héroïnes Betty et Rita, leurs rapports comiques avec une sympathique gardienne d’immeuble (Coco Lenoix) ou avec une inquiétante voisine (Louise Bonner), le cauchemar terrifiant d’un jeune client du café Winkie’s, les déboires tragicomiques d’un cinéaste (Adam Kesher) avec son directeur de casting puis son nettoyeur de piscine, les revers d’un tueur à gages maladroit, ou encore la présence fantomatique d’une espèce de Mafia et l’inquiétante étrangeté d’un cowboy qui semble en être le messager, et enfin l’atroce découverte d’un cadavre dans un appartement de Sierra Bonita, jusqu’à ce paroxysme du mystère que constitue le spectacle donné dans un théâtre nommé Silencio, à mi-chemin entre magie et farce macabre.

Si chaque segment nous passionne en lui-même, sous diverses modalités (l’angoisse, la terreur, le rire), une autre strate d’émotions et de pensée nous rend doublement captifs : quelque chose comme un supplément d’inquiétude, et donc de questionnement, est produit par cette absence même de connexions entre les différents fragments qui défilent. Il y a, pour le redire avec ce mot, une clef qui manque et qu’instinctivement nous recherchons : quel lien regroupe ces personnages qui semblent ne pas se connaître, ces intrigues étrangères les unes aux autres et pourtant enchevêtrées, et ces gammes d’affects tellement dissonantes ?

Au-delà même de cet enchaînement inexpliqué d’intrigues disparates, le paradoxe, la contradiction, l’inquiétante étrangeté se manifestent également à l’intérieur de chaque scène : les séquences les plus nombreuses, celles qui impliquent les deux héroïnes Betty et Rita, ont ceci de déroutant qu’elles sont vécues ensemble mais sous une modalité absolument opposée. Une rencontre inopinée dans un appartement, un coup de téléphone à la police, la visite d’une voisine, tout est vécu par Betty avec une légèreté, une insouciance, un optimisme, une gaieté imperturbable et presque excessive, et par Rita au contraire dans une gravité et une terreur tout aussi étonnante.

D’où vient cette énergie vitale surabondante qui porte Betty, et de quels abîmes revient Rita pour être à ce point défaite, disloquée, diminuée ? Quels démons ou quelle malédiction fuit-elle pour être à ce point apeurée ? Telles sont les questions que nous nous posons confusément, et qui nous rendent rapidement attentifs au moindre détail, avides de clefs explicatives.

La recherche d’une clef s’impose plus encore après deux heures de film lorsque, dans un récit jusque-là énigmatique mais ne sortant presque jamais du strict réalisme, viennent tout à coup, inexplicablement une fois de plus, se multiplier des événements surnaturels : tout d’abord l’apparition magique d’une boite bleue dans le sac de Rita, puis la disparition tout aussi magique de Betty, puis de Rita, puis de la boîte elle-même, puis la réapparition de Tante Ruth dans un appartement qu’elle était censée avoir laissé à sa nièce Betty.

Après quoi le mystère prolifère plus encore : nous voyons Betty se réveiller dans un nouvel appartement, sous une autre identité, celle de Diane Selwyn, la morte, et nous retrouvons Rita, qui se nomme désormais Camilla. Diane est aussi ténébreuse que Betty était rayonnante, et Camilla aussi sûre d’elle que Rita était apeurée. Le cinéaste Adam Kesher revient lui aussi métamorphosé : aussi triomphant qu’il était piteux jusque-là, et surtout connecté désormais aux deux héroïnes (il les dirige toutes les deux dans un film, et il épouse Camilla), ainsi qu’au personnage de Coco, qui est désormais sa mère.

C’est en fait l’ensemble des personnages que nous voyons revenir sous de nouvelles identités, dans de nouveaux rôles, tous reliés désormais avec le personnage de Diane. Le cowboy et le chef de la Mafia deviennent ses convives lors d’une fête sinistre à Mulholland Drive. Quant au tueur, c’est elle-même qui le convoque et le paye… pour faire assassiner Camilla. Toute cette fin de film, jusqu’à son dénouement horrible, appelle une explication qui manque cruellement : une clef.

Si tout le film fait signe vers une clef manquante, ce n’est pourtant pas cette clef, ni même son absence, qui fait sa force. La prolifération finale de changements d’identité, d’inversions de situations et de connexions nouvelles entre les personnages nous laisse dans un état de tournis et d’incompréhension, mais elle n’empêche pas d’être touché, bouleversé même, par ces fragments que nous voyons défiler trop vite.

Si nous ne comprenons pas les connexions entre ces fragments, et moins encore la logique des déplacements et des retournements de la dernière demi-heure, nous en comprenons assez en tout cas : nous saisissons des morceaux d’histoires qui sont en eux-mêmes intelligibles et émouvants – ceux de la fin du film en particulier, qui nous montrent, avec une immense empathie, avec une immense délicatesse, l’effondrement, la détresse, la souffrance d’un être (Diane) que nous avions pendant deux heures connu (sous le nom de Betty) comme le personnage fort, joyeux, solaire, d’une histoire tout au plus étrange, tordue et vaguement inquiétante.

Ce n’est donc pas la clef explicative elle-même qui, comme dans certains films à suspense ou à coup de théâtre, donne au film tout son intérêt. Ce n’est pas non plus la recherche de cette clef explicative qui le rend jouissif ou captivant. C’est plutôt l’inverse : c’est le caractère troublant, inquiétant puis poignant du peu que nous comprenons qui génère le besoin impérieux, presque moral, d’en savoir plus, de comprendre vraiment de quoi il a retourné. C’est parce que le peu qu’on a saisi a suffi à nous faire aimer les deux héroïnes que nous devenons à notre tour, à l’issue du film, des enquêteurs : nous devons comprendre de quoi elles sont mortes, comme si elles étaient nos propres sœurs.

Cela suffit, pour ce qui me concerne, à justifier la « violence herméneutique » qu’une certaine cinéphilie pourra reprocher aux pages qui vont suivre. J’ai aimé un film, j’ai aimé ses personnages et cet amour me donne l’envie et le droit d’enquêter, déduire, interpréter, proposer une explication et essayer de convaincre. Je veux savoir ce qui est arrivé vraiment à ces femmes que j’aime – quelque chose sans doute qui m’est un peu arrivé à moi aussi, comme souvent quand un film nous touche, même si ce n’est qu’une sensation confuse. Que s’est-il passé ? Que raconte vraiment ce film ? Qui est qui ? Quelles sont les vraies identités, quelles sont les fausses ? Qu’est-ce qui s’est passé avant, qu’est-ce qui s’est passé après ? Et enfin, nous y arrivons : qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Car bien entendu une interprétation, très classique, s’est imposée rapidement : il y a dans Mulholland Drive une partie réelle et une partie rêvée – ou plutôt il y a d’abord un rêve qui dure deux heures, après quoi l’héroïne se réveille et nous découvrons sa dure réalité. Cette interprétation dominante a très vite fédéré contre elle les gardiens d’une cinéphilie distinguée pour qui la recherche d’un sens est en soi une faute de goût, un dévoiement de la fonction critique, un outrage à la dimension esthétique, à la « matière filmique » et à l’irréductible polysémie de l’oeuvre avec un grand o.

Je revendique a contrario le droit de n’importe quel spectateur et n’importe quelle spectatrice à parler des films comme il ou elle l’entend : un droit à trouver dans un film ce que bon nous semble y compris une clef, à parler de matière si on veut parler de matière et de forme si on veut parler de forme, et à ne pas le faire si on préfère parler simplement de ce que ça raconte. Un droit en somme à prendre le film par le bout qu’on veut, que ce soit la mise en scène, le scénario, la musique, le montage ou simplement les acteurs, les personnages, l’histoire et la morale de l’histoire.

Il se trouve que, pour ma part, comme beaucoup de spectateurs et spectatrices à la sortie des cinémas, la question qui me préoccupe – au départ en tout cas – est cette question plus qu’aucune autre : quel est le propos, le sens caché, le fin mot de l’histoire ? Qui est le vrai coupable, le vrai méchant ? Betty est-elle vraiment un ange, et Rita une proie ? Diane est-elle vraiment « la victime » et Camilla « la garce » ? Adam est-il un sale con ou juste un petit malin ?

Que je parle peu de l’immense et magnifique travail formel sur la lumière, le cadre, le son, la musique, que je parle peu du génie des actrices et des acteurs, ne me paraît pas grave : de tout cela je ne sais pas bien parler mais c’est bien tout cela qui a rendu possible mon amour du film et de ses personnages – et donc tout ce qu’ensuite j’ai voulu élucider, penser, écrire. Et il en va de même dans les derniers chapitres de ce livre quand un autre film est évoqué, un film étonnement proche de Mulholland Drive intitulé Céline et Julie vont en bateau. Du génie de Jacques Rivette ou de Juliet Berto je parle aussi peu que du génie de David Lynch ou Naomi Watts : de ce génie je me contente de prendre acte et j’essaye ensuite – comme au fond tout spectateur ou toute spectatrice qui aime un film – de le laisser inspirer mes pensées.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.

Notes

[1Gérard de Nerval, Aurélia