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La laïcité pour les nul.le.s

Piqûre de rappel contre un virus islamophobe

par Ndella Paye
22 octobre 2019

Comment la majorité des intellectuel.le.s, journalistes, responsables politiques, qui se réclament des Lumières – donc s’estiment doués d’une capacité intellectuelle – en sont-ils arrivé.e.s à une compréhension de la laïcité qui signifierait « absence de religion », autrement dit « athéisme » ?

Premier rappel : la loi de 1905 et son contexte pour les nul.le.s ! Un violent conflit oppose au début du vingtième siècle les cléricaux et les laïques (laïque ici signifie non-religieux), et parmi eux des anticléricaux radicaux. Les premiers veulent une religion catholique institutionnelle, et les seconds une absence totale de religion dans l’espace public. Mais c’est un compromis porté par Aristide Briand et qui aboutira au vote de la loi de 1905, dite de séparation des Églises et de l’État, qui l’emportera.

Article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

La liberté de conscience et d’exercice de la religion est donc garantie par l’État – et elle implique évidemment la liberté d’expression, comme l’a rappelé Christine Delphy :

« Car la liberté d’expression n’a pas de sens s’il s’agit d’une communication entre moi et moi : exclue par hypothèse des yeux et des oreilles d’autrui, elle ne peut matériellement être interdite, et de ce fait, il n’est pas nécessaire non plus de la protéger. La liberté que l’on défend est donc toujours, par définition, celle de l’expression publique. Le mot « publique » est toujours sous-entendu. »

La République ne reconnaît aucun culte : cela signifie qu’il n’y a pas de religion d’État. Toutes les religions se valent aux yeux de ce dernier. Pour mieux comprendre cela, empruntons à Jean Baubérot sa comparaison : c’est comme un match de football, l’État est l’arbitre et veille au bon fonctionnement du match [1]. Il ne peut en aucun cas jouer. Vous vous imaginez si les arbitres se mettaient à marquer des buts ? Il n’y aurait plus de garantie d’impartialité. Mais cela signifie aussi que les équipes, sur le terrain, n’ont pas, elles, à rester « neutres » ! Elles peuvent – et doivent ! – déployer leur jeu.

La laïcité ne signifie donc nullement l’athéisme obligatoire, mais bien le droit à l’athéisme, qui implique donc aussi le droit à la croyance. Plus précisément la laïcité est censée créer un contexte où toutes les croyances et absence de croyances peuvent à égalité s’exprimer librement dans l’espace public. Chacun.e doit pouvoir changer de religion librement, ou ne plus en avoir, comme bon lui semble, et le prosélytisme a donc toute sa place dans l’espace public, dans la limite du respect de la liberté de chacun.e.

Pourquoi d’ailleurs a-t-on si peur du prosélytisme quand il s’agit de religion, et tout particulièrement de l’islam ? Considère-t-on les individus comme des esprits à ce point faibles, incapables de discernement ? Prenons l’exemple du prosélytisme politique : est-ce que les Françai.se.s adhérent aux idées du même parti politique après chaque campagne électorale ? Non, iels votent pour le plus convainquant à leurs yeux, quitte à se raviser plus tard et changer d’avis aux élections suivantes. N’est-il pas sain, finalement, de permettre ce processus, en faisant confiance à l’intelligence des citoyen.ne.s et à leur droit de se tromper ? Pourquoi en irait-il différemment quand il est question de croyances ou incroyances religieuses ?

Voyons maintenant la laïcité à l’école, toujours pour les nul.le.s. Elle est instituée d’abord par les lois Ferry de 1881 qui instaurent la gratuité de l’école publique, et en 1882, l’instruction obligatoire et l’enseignement public et laïque. Elle est parachevée par les lois Goblet de 1886 qui confient à un personnel exclusivement laïque l’enseignement dans les écoles publiques, remplaçant les instituteurs.trices congrégationnistes. La neutralité à l’école concerne alors, jusqu’en 2004, les locaux (on décroche les crucifix sur les murs), le contenu enseigné (finie la catéchèse) et le personnel enseignant (finis les congrégationnistes dans l’école publique). Avant le vote de cette loi, les élèves n’ont jamais été visés par la neutralité à l’école car iels sont censé.e.s venir à l’école comme iels sont, avec leur croyance ou absence de croyances, et sont des usagers du service public.

Toujours pour les nul.le.s, voici maintenant l’article 9 de la Convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales ratifiée par la France :

« Chaque personne a le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit comprend la liberté de changer sa religion ou ses opinions philosophiques et religieuses et la liberté de professer sa religion ou ses opinions individuellement ou bien en groupe, publiquement ou en privé, par le culte, l’enseignement, la pratique de coutumes et de rites ».

La liberté de professer sa religion ou ses opinions individuellement ou en groupe, publiquement ou en privé, est donc garantie. C’est un droit fondamental, reconnu et protégé par la Constitution. Et, encore une fois : quel serait l’intérêt de garantir une liberté religieuse seulement en privé ?

Reste donc la loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves le port de signes ou vêtements « manifestant ostensiblement une appartenance religieuse » au sein de l’école publique. Mais on voit bien qu’au regard de tous les autres textes de loi, elle constitue une dérogation, voire une contradiction totale, une « falsification » de la loi de 1905 et des lois Ferry/Goblet. Et c’est bien entendu elle qui a enclenché un processus plus général d’exclusion des filles et femmes musulmanes dans tout l’espace public.

Pour finir : dans le protocole additionnel du 20 mars 1952 à la Convention pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le droit parental est caractérisé comme suit :

« L’État doit dans l’exercice de ses missions dans le domaine de l’éducation et de l’instruction respecter le droit des parents d’assurer une éducation et une instruction correspondant à leurs propres convictions religieuses et philosophiques »

Les parents ont donc le droit d’assurer une éducation et une instruction correspondant à leurs propres convictions religieuses et philosophiques. Tout le monde admet cela quand il s’agit de parents non musulmans, mais ce droit est remis en question dès lors qu’il s’agit de parents musulmans.

Il n’est plus possible de laisser répandre tant de mensonges, il n’est plus possible de taire cette malhonnêteté intellectuelle à laquelle nous assistons à longueur de débats télévisés non contradictoires – ou très déséquilibrés quand on daigne y mettre un.e contradicteur.e. Comme dit l’adage, un peuple prêt à perdre un peu de liberté pour un peu plus de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. Si nous laissons l’islamophobie se banaliser, s’installer, se légaliser, d’autres groupes à leur tour subiront l’exclusion et la violence.

Notes

[1« Il y a deux finalités principales. La première finalité c’est la liberté de conscience comme liberté publique dont tous doivent bénéficier, que l’on croit ou que l’on ne croit pas. La seconde finalité c’est l’absence de discrimination pour raison de religion et de conviction, l’égalité des citoyens devant la loi (...) Et puis il y a un moyen, le moyen c’est que l’État soit un arbitre, donc qu’il soit neutre, mais pas une neutralité indifférente. L’arbitre qui rappelle les règles, il n’est ni pour ni contre, il est pour l’observation des règles (...) Il permet au gens de jouer, il ne faut pas que les joueurs soient neutres. » Jean Baubérot, Entretien dans Les Inrockuptibles.