Quel que soit le bord politique auquel ils appartiennent, les promoteurs d’une loi interdisant les " signes d’appartenance religieuse " à l’Ecole affirment ne pas être principalement motivés par le souci d’exclure les jeunes filles portant le voile des établissements scolaires. Pourtant, l’idée d’une exclusion du voile n’a aucun sens, sinon par métaphore, dans la mesure où ce sont celles qui le portent qui sont en réalité visées. C’est pourquoi, afin que soit rendue concevable l’exclusion des jeunes filles, un présupposé est posé au principe de l’argumentation : la valeur sociale du voile est indiscutablement négative et sa signification explicite. Par conséquent, le voile n’exigerait pas l’exercice proprement juridique que serait son interprétation par le droit. Il doit être soumis, purement et simplement, à l’application - au sens mécanique - d’une loi d’interdiction ne souffrant aucune ambiguïté. Terrible conception que celle qui pousse à résoudre les litiges du point de vue du fait (le port du voile, dans l’absolu) et non pas du droit (l’interprétation de la loi, en fonction du contexte). La rigueur de la loi n’est alors qu’une sorte de fioriture qui couvre la tyrannie du fait supposé objectivement mesurable.
La référence à un sens véhiculé par le voile en dehors de toute expérience est porteuse d’une conception lourde de conséquences : ainsi la subjectivité (et notamment, en termes juridiques, l’intention, au-delà de l’accomplissement matériel de l’acte) de celles qui le portent ne peut plus être prise en compte dans l’appréciation de la situation. L’incitation à exclure est donc précédée d’un jugement catégorique ou absolu sur la subjectivité des jeunes filles portant le voile, confondue soit avec une volonté de toute-puissance soit avec un état de profonde aliénation. Dans les deux cas, la conclusion est la même, puisque être aliéné équivaut à prendre inconsciemment à son compte la toute-puissance des individus ou des groupes auxquels on est soumis.
L’effacement de la dimension interprétative du droit veut dire que ni les chefs d’établissement ni, en dernier ressort, les juges n’occuperont dans ce contexte la place du tiers. Les uns et les autres seront pour ainsi dire parties prenantes, et leur fonction possèdera très exactement le caractère répressif que souhaitent voir prédominer les promoteurs de la loi. C’est ainsi que l’affaire, dont on peut légitimement soupçonner qu’elle est montée de toutes pièces en tant que telle, est présentée sous le mode de la simplification extrême : il s’agirait de tenir à distance un objet, le hijâb [2], à l’évidence inacceptable parce qu’emblématique de l’inégalité entre les hommes et les femmes, dans un lieu - l’Ecole - dont la vocation est précisément de promouvoir l’émancipation humaine. L’argument peut alors être libellé en termes définitifs, dans la mesure où les principes ne se discutent pas.
Sans doute est-il utile, afin d’échapper à cette conception à proprement parler métaphysique, de situer d’abord les choses. Le port du hijâb suscite aujourd’hui de nouveau une " affaire " dans un contexte précis : celui de l’organisation du culte musulman en France. Autrement dit, nous sommes là devant une situation particulière, qui se caractérise par la volonté étatique inouïe de lever l’interdit de l’islam ayant marqué jusqu’ici l’histoire des institutions, des représentations et des pratiques sociales. Une telle démarche officielle équivaut à admettre et même à consacrer la présence de l’islam dans la cité. C’est dans ce cadre que se joue la remise en question, par ceux qui s’opposent au port de signes religieux dans les établissements scolaires, du rôle d’interprète joué par le Conseil d’Etat et les tribunaux administratifs depuis 1989. S’il est vrai que certains se cramponnent encore à l’espoir de confiner l’islam dans le cercle étroit de la famille et de quelques mosquées discrètes, le projet d’interdire le port du foulard à l’école, désormais défendu avec énergie par la majorité, doit être distingué de cette entreprise, car il repose sur une réalité nouvelle. Il consiste à nommer, à l’intérieur même d’une cité ayant formellement accepté la présence de l’islam, les espaces d’où les signes le représentant et le rendant visible - et par conséquent, ceux qui les portent - doivent continuer d’être absolument tenus à distance. L’espace institutionnel de l’Education nationale constitue le lieu autour duquel s’engage la polémique et auquel on voudrait imposer, à travers une nouvelle loi, la logique du rapport de forces. La loi aura pour rôle de se substituer à l’exercice pratique du droit et de construire ainsi, dans un secteur considéré comme stratégique pour la vie de la nation, un barrage, une frontière à ne pas franchir, de sorte que l’islam, n’étant plus à la marge de la cité, occupera néanmoins une marge dans la cité.
Cette position, qui appelle en somme l’Etat à instituer l’islam dans une sorte de dehors interne, est encouragée par un noyau dur très actif : des universitaires se réclamant pour la plupart des Lumières. Si elle est défendue bien haut et avec détermination, c’est qu’elle est placée dans une perspective se voulant étrangère à toute discrimination : celle des principes de la République et en l’occurrence de la laïcité, qui suppose " la séparation des Eglises et de l’Etat ". Séparation donc, affirme-t-on, et non pas marginalisation. Pourtant, malgré l’invocation des Lumières, qui fait de ce discours un ensemble d’arguments d’autorité, et malgré la référence constante aux principes, le port du hijâb par quelques élèves de l’enseignement public ne saurait être assimilé sans plus ample examen à une remise en cause de cette séparation. Il constitue bien en revanche une question - spécifique à chaque situation et à chaque élève - placée au cœur de la démarche des juridictions du droit administratif, qui a précisément pour rôle d’y répondre. Les objectifs que recouvre le recours à une loi sur les signes d’appartenance apparaissent alors distinctement : supprimer le port du hijâb comme question et rendre ainsi superflue la fonction d’interprétation du Conseil d’Etat.
Pour comprendre ce que masque la volonté de recourir ainsi à la loi, il est nécessaire de mettre au jour le rôle tout à fait essentiel qu’a joué jusqu’à présent le droit dans la controverse du voile. À partir de 1989, le droit se saisit de la question du voile, sous un mode tout à fait étranger aux discours partisans dans lesquels elle se trouvait enserrée. Sa préoccupation n’est pas le voile dans l’absolu, mais des cas singuliers, c’est-à-dire des situations définies en tant que telles par la loi. Son objectif n’est pas de promouvoir l’islam, pas plus qu’il n’est de le contrecarrer. Conforme à ses propres principes, il s’oppose à la méconnaissance du rapport de l’acte de porter le voile avec des situations spécifiques et les conditions subjectives de son accomplissement. C’est ainsi que la démarche du Conseil d’Etat et des tribunaux administratifs a récusé l’idée que le droit aurait pour fonction d’agir simplement sur la base du jugement sur l’islam qui lui est présenté au préalable par des interprètes, favorables ou hostiles. L’insertion du voile dans l’univers de la casuistique juridique permet son inscription dans le monde, c’est-à-dire dans le champ de l’expérience humaine, et l’arrache à la conception qui l’investit d’une signification absolue ou essentielle, toujours unilatéralement établie. En statuant comme il l’a fait sur le voile, le Conseil d’Etat a manifesté qu’il ne consentait pas à déléguer ses fonctions à d’autres. C’est à partir du rappel de ce contexte juridique précis qu’apparaît clairement ce qu’est la proposition de légiférer en la matière : une tentative pour soustraire aux juges l’autorité qu’ils n’ont pas voulu abdiquer. L’insistance manifestée par les promoteurs d’une nouvelle loi révèle leur résolution de s’opposer à l’ordre du droit et de l’Etat pour lui substituer un acte de pouvoir dont la teneur, parce qu’elle tourne le dos à la pratique de l’interprétation juridique, ne peut en aucune façon être légitimement rapportée aux idéaux proclamés de l’Etat de droit.
Comme on l’a vu, le déplacement qu’opère le droit administratif est décisif. La question qu’il se pose n’est plus celle des symboles de l’islam en général, mais de ce qu’ils représentent en situation, c’est-à-dire en tant qu’ils apparaissent dans un contexte déterminé, portés par des personnes ayant des intentions particulières. A partir de là s’impose une représentation de l’activité juridique totalement étrangère à la conception selon laquelle le droit ne serait qu’une sorte d’instrument de communication. Le droit accomplit une véritable rupture dans la situation, dans la situation, dans la mesure où, comme nous allons le montrer, son déploiement ne tient pas compte de l’esprit qui anime les traditionnelles politiques dites d’assimilation, d’insertion ou d’intégration, menées depuis des décennies, dans des contextes toujours marqués par l’idée que les intéressés, même lorsqu’ils ne le reconnaissent pas, communient avec des valeurs qui les empêcheraient foncièrement de s’assimiler ou de s’intégrer. Mais il est nécessaire d’ajouter aussitôt que le changement en question ne relève pas d’une transformation de la nature du droit lui-même, mais du point de son simple exercice en tant qu’il est le droit. Confronté à la question du voile, le droit continue simplement de s’exercer selon ses principes propres, et c’est paradoxalement cette continuité qui produit un changement dans la situation des personnes et la représentation qu’on en a. C’est la raison pour laquelle les adeptes de l’interdiction du voile sont aujourd’hui obligés, pour arriver à leurs fins, d’empêcher le droit de s’exercer en tant que tel en lui opposant une loi qui oblige le juge à ne pas interpréter.
Nous savons aujourd’hui que la politique d’intégration constitue un leurre considérable, dans la mesure où elle est fondée sur la coexistence de deux éléments structurellement opposés. Elle prétend, notamment grâce à l’Ecole, donner une forme républicaine ou citoyenne à une matière humaine générale, c’est-à-dire indifférenciée, quand elle est déterminée en réalité par l’axiome selon lequel l’acceptation de cette forme n’est possible que pour ceux qui auraient la capacité culturelle - et donc subjective - de la recevoir [3]. La démarche juridique des tribunaux administratifs ignore, quant à elle, ces considérations " philosophiques " qui confondent fondamentalement le processus d’intégration qu’elles évoquent et celui de civilisation qu’elles supposent [4]. Elle ne s’assigne pas pour objectif de reconnaître aux personnes la capacité de s’intégrer ou non à la société d’un point de vue culturel ni de se transformer en une matière humaine générale apte à recevoir la forme citoyenne. Elle cherche à savoir si le port du voile par telle personne, dans tel contexte, équivaut ou non à l’accomplissement d’une volonté de toute-puissance ou de pouvoir qui s’opposerait à la liberté des autres [5], c’est-à-dire à l’une des lois fondamentales de l’Etat. Et la formulation de la signification en contexte du port du voile a lieu au cours d’un procès, conçu ainsi comme le cadre institutionnel à l’intérieur duquel s’effectue l’assimilation subjective par les parties de la séparation de l’acte de porter le voile et du sentiment de toute-puissance. A travers le rituel du procès - qui se déroule au nom du Peuple, ce qui fait du juge son représentant - et la référence aux lois fondamentales [6] , rappelées dans les décisions de justice, cette séparation est en définitive rattachée aux événements politiques inscrits dans l’histoire de la nation et de l’Europe - et même au-delà - ayant rendu effective l’égalité entre les hommes. Dans un même mouvement, le droit inscrit dans le registre de la parole l’acte de porter le voile, à distance du sentiment de toute-puissance, et rattache cette parole à l’expérience politique des Français que les partisans d’une signification absolue du voile évacuent. Autrement dit, il ne donne pas un blanc-seing à celles qui portent le voile [7] (et donc à l’islam), il opère en réalité une transformation en profondeur des choses en créant les conditions d’une appréhension nouvelle de cet objet à la par celles qui le portent et leurs contradicteurs. En ce sens, le plus important ici est qu’il constitue le cadre institutionnel d’une possible transformation subjective des parties impliquées dans le procès. C’est dire que l’exercice du droit ne peut se confondre avec l’image du passeur : il est bel et bien une activité, celle de l’ensemble constitué par les parties en litige et le juge.
Si l’activité du juge, ici, peut sembler venir simplement entériner l’absence de volonté de toute-puissance chez celles qui portent le voile, en réalité elle ajoute à l’acte lui-même une pensée de l’acte et rattache dans le même temps cette pensée à des fondements nouveaux. Précisément, il ne s’agit pas pour le droit de s’inscrire dans un rapport de forces et d’imposer aux justiciables une guerre des fondements : la République (ou le socle culturel occidental) contre le voile (ou l’islam, ou les islamistes, etc.). Tout se joue dans l’inscription de l’acte de porter le voile à l’intérieur d’un cadre institutionnel rattaché lui-même, par le biais de lois fondamentales, aux événements politiques ayant marqué la nation. Autrement dit, le champ est laissé libre aux croyants de relier ces actes à une origine historique ou mythologique particulière. L’enjeu n’est pas la subordination d’un fondement à un autre, mais l’articulation de pratiques sociales à des événements politiques fondateurs. Cela veut dire que la loi ne constitue pas un cadre formel pouvant véhiculer n’importe quoi, par exemple le point de vue politiquement délirant d’une majorité dans la société, dont le Parlement serait le porte-parole. La loi, ici, a rapport avec la catégorie d’égalité, soit en définitive avec le Peuple, c’est-à-dire avec une subjectivité collective née d’événements politiques propres à l’histoire de la France, qui ne coïncide pas nécessairement avec la doxa ou le point de vue d’une majorité quelconque mais que le droit peut en revanche faire vivre à travers sa fonction spécifique. Autant dire que, dans ce contexte, les chefs d’établissement scolaire ne seront reconnus par les élèves comme porteurs de l’autorité - autrement dit, comme tiers - que dans la mesure où eux-mêmes accèderont subjectivement à leur fonction, qu’ils respecteront le point de vue du droit et le reproduiront, c’est-à-dire qu’ils reconnaîtront en définitive le rôle fondateur du Peuple en lieu et place d’une nation définie à partir de ses valeurs culturelles.
Par conséquent, non seulement le juge n’est pas ici un simple passeur, mais encore il peut être à l’origine de la possibilité d’un nouvel islam, d’un nouveau code et d’une nouvelle subjectivité humaine. Contrairement à ce que pensent les adeptes de l’islam moderne, le droit nous met devant une situation exemplaire, puisque c’est à partir de son activité propre que sont créées les conditions subjectives d’un renouveau possible de l’exégèse des textes fondateurs de l’islam. C’est en cela d’ailleurs que l’islam et son code peuvent devenir une réalité pleinement française, d’où l’expérience politique de ce pays ne serait pas absente. Loin donc de la querelle sur la vraie culture, les authentiques valeurs, etc., loin du projet - à proprement parler conservateur - de défense de la société, le juge innove. Il est par conséquent tout à fait étranger à la logique de préservation de la tradition. Il n’ajoute pas au socle culturel un autre élément déjà constitué ; il n’empêche pas non plus ce dernier de venir s’y ajouter : il invente du neuf. Si le voile est le même, en tant qu’objet, avant et après son traitement par le droit, sa signification sociale est désormais marquée du sceau de l’activité juridique. Tout se joue, on le voit, à partir de l’idée même du droit. Ceux qui se soucient du seul contenu (universel ou particulier) de l’islam et voient dans le voile l’élément emblématique de ce contenu s’épuisent désormais dans un combat sans merci dont la principale caractéristique est de mettre les questions posées hors de portée du droit. Le juge administratif, qui se tient quant à lui à l’écart de la conception fondée sur le primat d’un supposé contenu a priori du voile et de l’islam, met en œuvre au contraire l’ensemble des moyens juridiques que lui offre le droit afin d’exercer correctement ses prérogatives, c’est-à-dire conformément aux fondements politiques des institutions. On le voit, une telle démarche aboutit nécessairement à réactiver l’idée selon laquelle le droit est lié par des lois dont les fondements sont politiques ou populaires, c’est-à-dire qu’il est rattaché au réel de l’égalité. Autrement dit, le droit s’impose ici en tant qu’il est politiquement fondé, c’est-à-dire en définitive autonome, libéré de l’influence des pressions partisanes.
De ce point de vue, l’activité des tribunaux administratifs et du Conseil d’Etat peut être considérée comme un exemple de fidélité aux événements de l’histoire politique des Français, dans le domaine du droit.