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La « nouvelle société » est en marche

À propos de la « loi sur l’égalité des chances »

par Gilles Sainati
14 avril 2006

À l’heure où le retrait du Contrat Première Embauche semble acquis, Gilles Sainati revient sur l’ensemble de la loi dite « sur l’égalité des chances », dont le retrait est aussi demandé par les coordinations étudiantes et lycéennes [1]. Il propose dans le texte qui suit un rappel - édifiant - des différentes mesures qui figurent dans cette loi, il souligne leur caractère liberticide, et il en retrace la généalogie, en montrant qu’elles s’inscrivent dans un projet de société qui se dessine de plus en plus nettement depuis plusieurs années : une sorte d’ eugénisme social à grande échelle, dans lequel les institutions sociales sont progressivement placées sous la tutelle de l’Etat pénal et réorientées vers des missions de contrôle et de répression.

« La sécurité est la première des libertés » : c’est en ces termes que s’exprimait
Lionel Jospin lors de la dernière élection présidentielle ; quelques mois plus
tard, Nicolas Sarkozy, ministre de la sécurité, partisan d’une politique de
tolérance zéro, reprenait sans problème cette affirmation et en faisait sa
bannière qu’il déroule à chaque meeting.

Cette situation confine évidemment à la pensée unique, mais plus
dangereusement elle a abouti a instituer une doctrine d’Etat qui tourne résolument le dos
aux principes fondateurs de l’Etat de droit et de la démocratie. Cette
nouvelle doxa étatique mélange habilement deux principes que les
révolutionnaires de 1789 avaient clairement distingués : la liberté et la
sûreté. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789
dispose dans son article 2 que

« le but de toute association politique est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits
sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance B l’oppression ».

La sûreté est donc un droit de l’homme et non de l’Etat ; c’est un rempart contre
l’absolutisme royal : les lettres de cachets et la torture, l’arbitraire du
pouvoir. Ce droit à la sûreté se prolonge par celui de résistance à l’oppression.

Même la propriété
était analysée comme un droit pour les paysans de résister pressions
seigneuriales et féodales... Rien à voir dans tout cela avec la sécurité,
qui n’est envisagée qu’aux articles 7 - et 8 et 9 en posant les principe du
procès et de la peine... Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que
dans le cas déterminées par la loi... La loi ne doit établir que des peines
strictement nécessaires... Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il
ait été déclaré coupable. S’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute
rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être
sévèrement réprimée par la Loi...

Force est de constater que dans cette construction de notre droit et de
notre Etat de droit, il n’est pas question de sécurité, principe
essentiellement fonctionnel ; et placer cette notion au rang d’un principe
constitutionnel, c’est évidemment une confusion - mais aussi, évidemment, une
escroquerie intellectuelle. C’est orienter notre société vers un nouveau
modèle où le citoyen n’est plus reconnu dans ses droits mais est où l’on privilégie
un Etat Léviathan censé agir pour le bien de la collectivité. Les penseurs
classiques diraient que c’est privilégier Sparte sur Athènes.

A un moment aussi où les élites politiques sont délégitimées par l’intrusion
d’un autre ordre technique supérieur, impulsé dans le cadre européen, lui même
cadenassé par des négociations mondiales (GATT ; AGCS), et où ces politiques
apparaissent dépossédés de tout pouvoir d’intervention économique, le
capitalisme ultra libéral impose sa loi inspirée par l’émergence d’un empire
nord américain qui a déjà adopté un modèle démocratique militaro-populiste.

Surtout, cette nouvelle société fondée sur une « techno-sécurité » vise à
supprimer l’aléa social, démocratique et social et judiciaire.

Bref aperçu du contexte sécuritaire...

Dans ce contexte, divers textes sont intervenus pour limiter les libertés
individuelles sous pretexte d’une sécurité accrue : loi sur la sécurité
quotidienne (2001), loi sur la sécurité intérieure (2002), loi anti-terrorisme, Loi
Perben I & II... Ces nouveaux pouvoirs aux services de police allant de pair
avec la mise en place d’un fichage des populations et avec le croisement des
données sociales et policières. La réforme reactionnaire et scientiste
souhaite aller plus loin et parachever le rêve d’une société normée où
régnerait en maître la nouvelle religion du comportementalisme d’Etat.

Les premières cibles visées sont les jeunes, les étrangers, les précaires.
Rappelons nous les mots de Jean-Pierre Chevènement : la chasse au sauvageon était
Ouverte, et tout était bon. Elizabeth Guigou signait alors une circulaire pour
demander aux parquets de retenir la circonstance aggravante de « bande
organisée » (déjà) pour incarcérer plus facilement, puis ce furent les « Centres
Educatif Renforcés » sans réels dispositifs d’insertion, puis les « Centres
Fermés », un dans chaque départements depuis Perben.

Les diverses lois
repressives de MM. Vaillant & Sarkozy se préoccupaient des jeunes qui ne
payaient pas les tickets de transports (6 mois d’emprisonnement ferme), de
ceux qui restaient dans les halls d’immeuble, des prostitué-e-s qui racolaient,
des nomades, des mendiants... Toutes les personnes témoins de notre malaise
social, indésirables, inutiles à la production capitaliste, devaient être
raflées en priorité, elles furent les premiers visés.

Mais tout cela n’était qu’un début... A de multiples reprises, Nicolas Sarkozy allait sortir son projet sur la
« prévention de la délinquance », qui établissait des impératifs de surveillance,
d’intrusion dans la vie des familles, de délation dans toutes les relations
sociales. Devant les mobilisations des collectifs d’éducateurs , d’assistant-e-s
sociaux-ales, le ministre de la sécurité allait à chaque fois reculer. Ces textes
reposaient sur quatre axes :

 le secret professionnel des travailleurs sociaux est supprimé et
remplacé par le « secret partagé » avec les services de police, la DSD ;

 la video-surveillance est rendue incontournable et obligatoire dans les halls, parkings, reliée à la police municipale ;

 le maire devient le responsable du rappel à l’Ordre des familles ; lorsque par exemple il est informé (automatiquement) par l’Education Nationale de l’absentéisme d’un élève, il peut proposer un « contrat parental d’éducation », et en cas
de non-respect, ce peut être la prison, ou bien évidemment la suspension des
aides sociales ;

 des programmes d’« accès à la citoyenneté » composés exclusivement d’options
sur la sécurité deviennent la nouvelle donne idéologique, avec
multiplication d’internats pour les récalcitrants ou pour les jeune filles
étrangères.

La loi sur « l’égalité des chances »

La loi sur l’égalité des chances vient de légaliser toutes ces mesures. Sur fond de
déconstruction du droit social sous la forme du CPE, ce texte jette les bases
de cette « nouvelle société » tant voulue par Nicolas Sarkozy. Il suffit de
lire... Le titre III de la loi institue le « contrat de responsabilité
parentale ». Nouvel article L 22-4-1 du code de l’action sociale et des
familles : ce texte prévoit, à l’initiative du Président du Conseil
général, la possibilité de suspendre les allocations familiales pendant au
maximum un an pour les familles qui ne respecteront pas le « contrat de
responsabilité parentale » mise en place en cas d’absentéisme scolaire, de
trouble porté à l’établissement ou de toute autre difficulté liée a une
« carence de l’autorité parentale » sur signalement du maire, du chef
d’établissement, du conseil général, de la CAF... En outre, le Président du Conseil
général peut saisir le Procureur de la République si des faits constitue une
infraction pénale...

Cela aboutit à :

 donner une base légale à la suppression administrative des allocations
familliales ;

 imposer le « secret professionnel partagé » sans le dire, puisque bien
évidemment la « famille-cible », pour reprendre l’expression généralement
usitée, fait l’objet d’une attention coordonnée des services de surveillance
de l’Etat ;

Tactiquement, il va devenir difficile de lutter contre cela au moment du
projet de loi sur la prévention de la délinquance : c’est voté et promulgué.

Le titre IV de cette même loi prévoit une lutte accrue contre « les incivilités ». ce texte
prévoit une augmentation des pouvoirs des polices municipales et des maires,
et notamment celui de prononcer des
peines !!! Travail d’Intérêt
Général non rémunéré (30 h), Travaux issues d’une transaction , en cas de
Contravention : le juge de proximité, le juge d’instance ou le Procureur de
la République (selon le cas) n’auront plus qu’à l’homologuer...

Cette mesure peut paraître anodine, mais elle constitue une première, car

 elle prévoit une sanction pénale pour infraction d’incivilité dont il n’existe
pas de définition ; adieu le principe de légalité des peines...

 elle prévoit que le maire prononce lui même un jugement et des peines ; laa
fin de la séparation des pouvoirs arrive par la petite porte, mais elle est
bien là.

Ceci d’autant plus que juridiquement le Travail d’Intérêt Général
est une peine de substitution à l’emprisonnement. Est ce à dire qu’en cas
d’inexécution
de la peine de travail, le condamné pourra être poursuivi devant le tribunal
correctionnel avec une peine de prison encourue ?

Le titre V crée un « service civil volontaire » pour former les jeunes de 16/25 ans
aux « valeurs civiques »...

Pour terminer, on n’hésitera pas de relire le titre II : « mesures relatives à
l’égalité des chances et à la lutte contre les discriminations ». Ce texte
vise ni plus ni moins à créer une Agence Nationale pour la Cohésion Sociale
qui se substitue au Fonds d’action pour l’intégration, mais
prévoit aussi une extension de la compétence de la Haute Autorité de Lutte
contre les Discriminations, qui pourra, lorsque des discriminations ont lieu
dans l’entreprise, prévoir une transaction avec le chef d’entreprise - ce qui
mettra fin à l’action publique. En d’autres termes, les constitutions de
parties civiles devant les tribunaux de salariés étant victimes de ces
délits seront impossibles. Voilà un moyen pour mettre fin aux
discriminations... et s’approcher d’une impunité de fait pour les employeurs
peu scrupuleux ! Retirer des droits aux salariés, cela s’appelle un recul
social.

Ces nouveaux dispositifs doivent être mis en lien avec le fichage de la
population par le biais de fichiers régalien de police (cf. le rapport 2006 de la
Commission Nationale Informatique et Libertés : le fichier STIC recense 24.4 millions de personnes en France) et
l’offensive comportementale et hygiéniste concernant la petite enfance (Cf.
rapport de l’INSERM et la pétition « Pas de zéro de conduite »)
ainsi que la prochaine loi sur l’immigration. La loi du 31 mars 2006 dite « pour
l’égalité
des chances » s’insère dans un projet de société qui se dirige de plus en plus
clairement vers un eugénisme social.

Ce n’est pas simplement l’abrogation des dispositions sur le CPE qu’il faut, mais
l’abrogation de toute la loi !

P.-S.

Gilles Sainati est Magistrat, membre du Syndicat de la magistrature

Notes

[1Sans toutefois être relayées ni par les appareils syndicaux ni par les partis de gauche - et moins encore par les grands médias