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Le COVID-19 comme révélateur

Discours national et exclusion des étrangers dans les prises de paroles publiques d’Emmanuel Macron, président de la République Française

par Philippe Blanchet
29 mars 2020

Depuis le début de la crise sanitaire, le président de la République Française, Emmanuel Macron, a solennellement pris la parole par trois fois pour s’adresser à la population du pays à une heure de grande écoute. On trouve le texte de ces allocutions sur le site internet de la présidence de la république : « Adresse aux Français » le 12 mars depuis l’Élysée, « Adresse aux Français » le 16 mars depuis l’Élysée, « Allocution » le 25 mars depuis Mulhouse. Il est frappant, en écoutant et en relisant ces trois discours, que le président de la République s’adresse explicitement, avec insistance, « aux Français » exclusivement (c’est d’ailleurs le titre officiel de ses deux premiers discours), à ses « compatriotes », à « la nation ». Il n’a en aucune manière inclus dans ses discours les personnes qui sont concernées parce qu’elles vivent en France mais qui ne sont pas françaises.

Il est loin d’être le seul. Une écoute attentive des nombreuses déclarations des ministres ou de nombreux et nombreuses journalistes à la radio et à la télévision montre que la plupart ne parlent que des « Français », parfois aussi des « Françaises ». Signe que l’idéologie nationale de l’État-Nation, qui voudrait que chaque État ne soit constitué que d’une Nation, est dominante et même hégémonique en France.

Une étude récente [1] a montré que les discours du président François Hollande post-attentats en France sont centrés sur un thème national en France (le mot France étant le plus fréquent dans ces discours) alors que, en Belgique et dans la même langue, les discours du Roi et du Premier Ministre étaient construits autour du thème du vivre-ensemble (les mots Belgique et belge n’y apparaissant pas du tout). Ce n’est pas un hasard.

Un discours étroitement « national » même à travers un drame humain sans frontière

Cela mérite d’autant plus de s’y arrêter pour constater comment, même à travers un drame humain sans frontière comme l’épidémie du coronavirus dit COVID-19, cette idéologie est produite et reproduite en boucle. Elle exclut pourtant de fait les personnes étrangères des discours, des préoccupations affichées, des mesures prises, des mobilisations suscitées.

Voici donc un relevé des termes d’adresses utilisés dans ces trois prises de paroles.

Discours du 12 mars 2020 :

« Françaises, Français, mes chers compatriotes. Notre pays fait face à la propagation d’un virus, le Covid-19, qui a touché plusieurs milliers de nos compatriotes (…) nous avons préparé, agi (...) Je veux aussi, ce soir, saluer le sang-froid dont vous avez fait preuve (...) vous avez pu ressentir (...) vous avez su faire face (...) vous avez ralenti la diffusion du virus (...) C’est cela, une grande Nation. Des femmes et des hommes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout, une communauté humaine qui tient par des valeurs : la solidarité, la fraternité (...) Cependant, mes chers compatriotes, je veux vous le dire ce soir (...) que nous adoptions la bonne organisation (...) l’urgence est de protéger nos compatriotes les plus vulnérables (...) rien ne s’oppose à ce que les Français, même les plus vulnérables, se rendent aux urnes (...) afin que nos aînés n’attendent pas longtemps (...) nos enfants et nos plus jeunes (...) la dissémination du virus à travers notre territoire (...) c’est à votre responsabilité que j’en appelle, et j’invite tous les Français à limiter leurs déplacements (...) Mes chers compatriotes, toutes ces mesures sont nécessaires pour notre sécurité à tous (...) Nous devons aujourd’hui éviter deux écueils, mes chers compatriotes. D’une part, le repli nationaliste. Ce virus n’a pas de passeport (...) Je compte sur vous toutes et tous pour faire Nation (...) Mes chers compatriotes, il nous faudra demain tirer les leçons (...) notre État-providence (...) Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie (...) le temps, aujourd’hui, est à la protection de nos concitoyens et à la cohésion de la Nation (...) cette force d’âme qui est la nôtre et qui a permis à notre peuple de surmonter tant de crises à travers l’histoire (...) La France unie, c’est notre meilleur atout (...) Vive la France ! »

Discours du 16 mars 2020 :

« Françaises, Français. Jeudi soir, je me suis adressé à vous pour évoquer la crise sanitaire que traverse notre pays (...) un seul objectif : nous protéger face à la propagation du virus (...) saluer chaleureusement les Françaises et les Français qui, malgré le contexte, se sont rendus aux urnes (...) Partout sur le territoire français, en métropole comme Outre-mer, seuls doivent demeurer les trajets nécessaires (...) Mes chers compatriotes, je mesure l’impact de toutes ces décisions sur vos vies (...) Nous sommes en guerre (...) J’appelle (...) tous les Français à s’inscrire dans cette union nationale qui a permis à notre pays de surmonter tant de crises (...) La Nation soutiendra ses enfants qui, personnels soignants en ville, à l’hôpital, se trouvent en première ligne dans un combat (...) Je veux dire à tous nos compatriotes qui vivent à l’étranger que là aussi, en bon ordre, ils doivent se rapprocher des ambassades et consulats (...) Mes chers compatriotes, la France vit un moment très difficile (...) Plus nous agirons en citoyens, plus nous ferons preuve de la même force d’âme (...) Nous y arriverons, mes chers compatriotes, en étant unis, solidaires (...) Je sais mes chers compatriotes pouvoir compter sur vous. Vive la République, vive la France ! »

Discours du 20 mars 2020 :

« Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes. La Nation toute entière est à leurs côtés (...) Mes chers compatriotes, je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés dans une guerre (...) Je vois dans notre pays les facteurs de division (..) fracturer le pays alors que nous ne devons avoir qu’une obsession : être unis pour combattre le virus (...) La Nation tout entière est mobilisée (...) C’est cette France fraternelle qui nous permettra de tenir et de vaincre (...) La Nation tout entière est derrière eux (...) c’est ce que nous devons à la Nation (...) l’ensemble des employeurs de tous ces secteurs qui ont beaucoup fait là aussi pour que la nation continue à vivre (...) Leur travail, leur engagement, leur courage sont aussi notre fierté (...) l’effort de la Nation (...) Nous sommes en guerre (...) Mes chers compatriotes, Mesdames, Messieurs (...) les décisions plus profondes que j’entends prendre pour la nation (...) toute la Nation est engagée (...) la Nation française est un bloc et parce que dans cette guerre nous devons faire bloc, être unis, fiers et reconnaissants (...) Vive la République et vive la France ! Je vous remercie. Merci à vous, Mesdames, Messieurs. »

Des millions de personnes qui sont en France et à qui le président de la République française ne s’adresse pas

Or il y a en France, en ce moment même, environ 7% de la population qui n’est pas de « nationalité » française, comme on dit en France en confondant – précisément – le fait d’être ressortissant.e, citoyen.ne ou membre d’une nation. 7% de la population, cela fait environ 5 millions de personnes. Cela inclut environ 4,8 millions de personnes étrangères résidant durablement en France (y compris des enfants nés en France de parents étrangers), dont 30% environ sont des ressortissant.e.s de l’Union Européenne.

Ce chiffre inclut aussi environ 200.000 à 250.000 résidant ponctuellement (étudiant.e.s, séjours professionnels ponctuels et « travailleurs détachés », touristes...).

Il n’inclut pas les personnes étrangères en attente de régularisation ou « clandestines » (réfugié.e.s au sens large du terme), dont les estimations tournent autour de 200.000 à 300.000.

Au-delà de ces personnes clairement non françaises, il y a aussi toutes celles qui sont ressortissantes de la France mais qui ne se sentent pas françaises et parfois le refusent politiquement : dans les parties de la France d’aujourd’hui qui ont été annexées d’une manière ou d’une autre, par exemple outre-mer (dont E. Macron parle explicitement) Kanaky, Polynésie, Guyane, Antilles, Corse... où des mouvements indépendantistes se revendiquant d’une autre nation que la nation française sont importants, et ont des élu.e.s dans les instances de la république française. Une enquête sérieuse réalisée en Bretagne en 2018 a révélé que 4% des Bretons et des Bretonnes ne se sentent pas Français.es et que 22% de la population se déclare « seulement française ».

Voilà donc des millions de personnes, peut-être 10% de la population de la France en mars 2020 et dont seule une petite proportion a quitté le pays à cause de l’épidémie, à qui le président de la République ne s’adresse pas [2]. Ils et elles ne sont pas touché.e.s par le virus, n’ont pas participé aux efforts et à l’intérêt collectif, ne sont pas mobilisé.e.s, n’ont pas de « plus vulnérables » à protéger, n’ont pas été voter aux municipales, n’ont pas à limiter leurs déplacements ni à rester confiné.e.s (!), n’ont pas de « force d’âme », n’ont pas à être soutenu.e.s par « la Nation », etc.

S’il ne s’adresse pas à elles et à eux, et ne les évoque pas, ce n’est pas par accident ponctuel mais parce que « l’esprit national » est la base structurante de son discours, comme souvent en France, d’où les nombreux extraits que j’ai dû citer ci-dessus pour montrer avec quelle constance il revient sur ces termes clés : « Mes chers compatriotes, Français, Nation, concitoyens, Nous, Notre, France », avec une insistance que l’on appellera généreusement « patriotique » au final de son discours. Même quand il parle, dans deux discours, des élections municipales, il ne parle que des Français : il « oublie » que les ressortissant.e.s d’un État-membre de l’Union européenne vivant en France peuvent voter aux élections municipales. Et la rhétorique guerrière ajoute des connotations nationales ou nationalistes à l’ensemble des deux derniers discours.

Le pire, c’est que ces discours appellent paradoxalement à s’unir, à éviter les « facteurs de division » et à « refuser le repli nationaliste », alors même qu’’ils excluent une partie notable de la population sur la base d’une distinction (non dite) entre « Français, compatriotes, concitoyens, Nation... » et... les autres, dont on ne parle pas, sauf pour les remercier quand ils sont « chez eux » : « je veux remercier nos voisins allemands, suisses, luxembourgeois », mais qui ne sont pas censés être en France. Ce serait donc ça l’idée du « en même temps » macronien : en même temps on s’unit (entre Français) et en même temps on se sépare (des étrangers) ?

Non, ça ne va pas sans dire.... car c’est dire autre chose

On pourra toujours dire : « Il ne l’a pas dit mais ça va sans dire ». Tu parles ! Les mots sont importants. Sinon, pourquoi ces discours ? Il n’était pourtant pas difficile de s’adresser à tout le monde par un simple « Mesdames et Messieurs » (d’ailleurs présent au début du discours du 25 mars à Mulhouse, mais destiné aux personnes présentes) adressé à « toutes celles et tous ceux qui sont en France au moment de cette crise ». Dans un pays aujourd’hui et depuis longtemps traversé par des idées xénophobes, jusque parmi une part de ses citoyens et de ses élu.e.s, jusque dans certaines de ses dispositions constitutionnelles, légales et administratives, non, ça ne va pas sans dire. Ne pas le dire, c’est envoyer un message implicitement sélectif, explicitement nationaliste, politiquement conséquent et... humainement inacceptable.

Notes

[1Albin Wagener, « Réactions post-attentats en France et en Belgique : étude comparative des discours de l’exécutif politique », Mots. Les langages du politique [En ligne], 116 | 2018, mis en ligne le 23 février 2020, consulté le 26 février 2018. URL : http://journals.openedition.org/mots/23080

[2Il y a peut-être une exception quand il parle de « l’ensemble des personnels du service public de la santé en France sont engagés avec dévouement et efficacité́ », à plusieurs reprises et sous diverses mises en mots, ainsi que de « l’ensemble des femmes et des hommes qui sont en deuxième ligne et qui permettent à nos soignants de soigner, et au pays de continuer à vivre » mais sans aucune explicitation qui compenserait l’adresse exclusive aux « compatriotes ».