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Le fantôme de Flora Tristan (Chapitre 11)

Le Polar de l’été

par Abe Zauber
5 août 2008

Résumé des chapitres précédents : Jamais deux sans trois, dit-on. Enquêtant sur la mort de Maurice Mikoyan, dit Miko, ancien professeur au lycée Flora-Tristan de Villiers-sous-Bois, Ted Berger, apprend successivement la mort de Jacques-Alain Grosjonc, autre professeur au même lycée, et celle de son ancien proviseur, Marcel Le Bihan. Profs d’extrême-gauche et proviseur de droite avaient été associés dans l’exclusion, quelques années plus tôt, de la petite Fatima, pour cause de foulard islamique… Mais Ted Berger suit aussi d’autres pistes : le Bihan et Miko avaient reçu des menaces, et le beau-frère de ce dernier semble jouer un drôle de jeu…

Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3

Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6

Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Il régnait à l’entrée du lycée une grande effervescence. Une voiture de police était stationnée près de l’entrée. Madame Lucas, toute en pleurs, discutait avec quelques personnes, apparemment des femmes de service de l’établissement, en blouse de nylon. Les groupes d’élèves parlaient avec animation. Un homme, plutôt jeune, un appareil photo autour du cou, bavardait avec les policiers. Manifestement, un journaliste. Ted s’approcha, s’efforçant de ne pas se faire remarquer dans la confusion ambiante.

La veille, il avait appelé Thierry Bouquetin, pour lui demander une nouvelle rencontre, mais il ne parvenait pas à le voir. Il comprit vite pourquoi. Son nom était sur toutes les lèvres : on l’avait retrouvé au petit matin, à trente mètres de l’établissement, la tête fracassée par un violent coup de bouteille, une bouteille de whisky dont on avait retrouvé les débris. Les services de secours appelés sur place n’avaient pu que constater son décès. Les policiers avaient commencé à interroger tous les jeunes du quartier, mais ne parvenaient encore à aucune conclusion. Personne n’avait rien vu, ni rien entendu. L’agression semblait avoir eu lieu vers cinq heures du matin, à la suite d’une nuit sans problème. « La vengeance d’un ancien élève », affirmait un policier en tenue. « Ici, c’est la jungle. Tous les soirs, ils sont là, ils tiennent les halls des immeubles. Des irrécupérables. »

De l’autre côté de la grille, Monsieur Leriche héla Ted.

- Monsieur… Monsieur… Comment, déjà ?

- Berger, dit Ted en s’approchant.

- Oui, c’est ça… Dites donc, Monsieur Berger, pour un lycée sans histoire dans une ville où il ne se passe rien, vous voilà servi ! Quelle affaire, mon Dieu quelle affaire… c’est bien la première fois que j’ai un mort dans mon lycée… J’espère que ce n’est pas le coup d’un élève… On va en parler partout, vraiment, vraiment, c’est très ennuyeux.

- « Ennuyeux », oui… C’est le mot.

Le proviseur n’en savait pas plus que ce que tout le monde murmurait, et que Ted avait déjà appris. C’est une femme de ménage du lycée qui, vers sept heures, avait trouvé Thierry Bouquetin gisant ensanglanté sur le trottoir, alors qu’elle se rendait au lycée.

- Que pouvait-il bien faire là à une heure pareille ? Et la police, où était-elle ? C’est vrai qu’ils ne peuvent pas être partout, avec tout ce qui se passe… Il y en a qui prétendent que l’insécurité, ça n’existe pas, eh bien voilà.

Ted vit arriver, costume sombre et cravate, un homme de courte taille, se tenant très droit, menton relevé, l’air grave, qui se dirigeait tout droit vers les policiers, lesquels le saluèrent avec cérémonie.

- Qui est-ce, demanda-t-il au proviseur ?

- C’est Charles Forest, le Maire. Un type vraiment très bien. Je suppose que vous le
rencontrerez pour votre étude… Un homme de dossiers, et d’une grande droiture. Vous voyez, il est déjà sur les lieux. Infatigable…

- Oui, j’ai rendez-vous avec lui à la fin de la semaine. Mais pourquoi vient-il ici ?

- Le Maire est l’autorité de police sur le territoire de sa commune ! Et puis, je dis cela sans méchanceté, mais… il y a la presse. Il veut sans doute s’assurer que Le Parisien ne dira pas n’importe quoi. Et aussi, il veut être capable de répondre aux questions des journalistes… Et il sera bien content qu’on lui en pose, des questions…

Le journaliste que Ted avait remarqué en arrivant était en effet immédiatement entré en conversation avec Forest ; mais cela ne dura pas même une minute : l’autre le salua d’un coup de tête, et retourna en direction de la passerelle, vers sa mairie. Le jeune homme lui dit quelque chose, et se dirigea vers la grille, droit vers le proviseur.

- Camille Leclère, Le Parisien… Je peux vous poser quelques questions ?

- Bien sûr, bien sûr… répondit Monsieur Leriche. Puis, se tournant vers Ted, il ajouta : Vous pouvez rester, bien entendu, Monsieur…

- Berger.

- Oui, c’est ça, Monsieur Berger. Monsieur Berger est sociologue, un sociologue américain, dit-il à l’attention du journaliste. Il s’intéresse à notre lycée, parce qu’il ne s’y passe jamais rien : vous voyez, il est bien tombé ! Ah là là… Quelle affaire !

La face ronde, un mètre soixante-dix environ, les cheveux bruns coupés courts, Camille Leclère semblait avoir, derrière sa tenue négligée, beaucoup d’assurance.

- Monsieur Bouquetin était votre CPE, n’est ce pas, demanda-t-il ?

- Oui, c’était un des piliers de l’établissement !

- Comment était-il vu par les élèves ? Quelle réputation avait-il ?

- Oh, vous savez, les jeunes ont toujours un problème avec l’autorité !… Mais je crois que tout de même, dans l’ensemble, ça se passait plutôt bien… Bouquetin savait y faire…

- Pas d’incident particulier ces derniers temps ?

- Rien de notable, non… Enfin… Monsieur Bouquetin m’avait remis il y a quelques jours un rapport sur un élève, pour des incivilités, mais je ne pense pas que ça puisse avoir quoi que ce soit à voir avec cette histoire… On ne tue pas pour un mauvais rapport ! Quoique maintenant, je ne suis plus sûr de rien. Non, je croirais plutôt à une agression par un rôdeur. On voit tellement de choses aujourd’hui…

Le journaliste notait sur un petit carnet tout ce que lui disait le proviseur.

- Ces « incivilités », ça le concernait lui, personnellement ?

- Non, un professeur… Mais c’était son travail à lui de prendre les mesures nécessaires. L’élève concerné – vous m’excuserez de ne pas vous donner de nom – a dû recevoir hier sa convocation au Conseil de discipline.

- Il aurait pu vouloir se venger, alors ?

- Mais pourquoi sur Bouquetin, et non pas sur moi ou sur le professeur en cause ?… Écoutez, je ne sais pas… La police fera son travail…

- Peut-être, remarqua Ted, que ce professeur et vous, vous ne vous êtes pas promenés dans les rues de Villiers à cinq heures du matin…

Le proviseur le regarda stupéfait, tandis que le journaliste étouffait un rire qu’il cachait derrière sa main.

Quatre morts en moins de deux semaines, songeait Ted... Bien sûr, Mikoyan peut avoir été tué par son beau-frère, Grosjonc avoir eu un simple accident, Bouquetin avoir été victime de la vengeance d’un élève, et Le Bihan du premier venu. Mais quand même ! Il semblait que personne ne s’était avisé de la série noire. Et supposons que l’on ait bien affaire à un meurtrier en série ; supposons que toutes ces histoires aient quelque chose en commun… Alors, pour piéger notre homme, il faut le pousser à la faute, et pour cela, il faut qu’il sache que quelqu’un a compris. En parler maintenant risquait de surprendre le proviseur, et Ted ne voulait pas encore tomber les masques. Il trouvait un certain confort à rester encore un moment dans son rôle de sociologue. Les langues n’étaient sans doute pas encore prêtes à se délier devant un détective. Il attendit que le proviseur retourne à ses occupations, et fit quelques pas avec le journaliste. Il devait avoir moins de trente ans, était plutôt séduisant, et semblait avoir l’esprit vif et le goût de bien faire. Ted tenta le tout pour le tout.

- Vous travaillez pour l’édition locale ?

- Même pas, répondit-il en souriant… Je suis pigiste.

- Et ça vous intéresserait, un bon scoop ?

- Forcément, vous pensez ! Mais déjà, ça, c’est un gros coup pour moi. Si je réussis un bon article, il passera dans l’édition nationale… Je pourrais même vendre un reportage à un hebdomadaire. Tout y est, une vraie chance : la violence en banlieue, les problèmes de l’école… Je devrais avoir honte de dire ça, parce que je connaissais bien Boubouc – c’est comme ça qu’on l’appelait dans le lycée… Il était déjà CPE quand j’étais en terminale à Flora-Tristan… Ça m’a bien aidé, d’ailleurs, quand j’ai eu à l’interviewer il y a quelques années, au moment de l’affaire Fatima.

- Si vous avez suivi cette affaire, vous devez vous rappeler Jacques-Alain Grosjonc…

- Croque-Mort ?… Oui, bien sûr… Je l’ai eu en histoire, quand j’étais en première. Dieu ait son âme, il la croque pour de bon maintenant, la mort. Il a passé l’arme à gauche la semaine dernière, lui aussi…

- Et vous vous rappelez aussi Maurice Mikoyan ?

- Bien sûr, Miko… Lui aussi, je l’ai eu comme prof… Un imbécile, presque sympathique, à force d’être bête.

- Mort aussi la semaine dernière, juste un jour après Grosjonc. Assassiné.

- Nom d’un chien ! Vous êtes sûr ??

- Et vous vous rappelez Le Bihan ?

- Bien sûr… Ne me dites pas qu’il est mort lui aussi !

- Si vous lisiez votre propre journal, vous le sauriez ! Il y a eu un entrefilet. On l’a enterré il y a deux jours. Mais ce que personne n’a dit, c’est que sa mort n’est certainement pas accidentelle.

- Nom d’un chien ! Mais comment savez-vous tout ça ?

- Vous me jurez de ne le répéter à personne ?

- Secret des sources !

- Je suis détective, et j’enquête sur la mort de Miko.

- Nom d’un chien ! Mais alors, Croque-Mort, ça pourrait ne pas être accidentel !

- Je ne vous le fais pas dire…

- Nom d’un chien…

- Je peux vous tuyauter, mais d’abord, c’est donnant-donnant. Ensuite, vous n’écrivez rien sans me demander mon avis…

- Topez là ! fit Camille avec un large sourire.

Et Ted frappa la main qui se tendait. Ce garçon était vraiment charmant.

P.-S.

Le fantôme de Flora Tristan paraîtra en 24 chapitres pendant tout l’été, du mardi au vendredi.

Prochain épisode : Chapitre 12, en ligne le mercredi 6 août.