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Le malheur au malheur ressemble

Hommage à Jean Ferrat

par Pierre Tevanian
14 mars 2010

On aurait pu bien entendu choisir Nuit et brouillard, son hommage incroyablement digne aux victimes du nazisme : « Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent... » Ou bien, en ces temps de débats puants sur l’identité nationale, le beau contre-feu Ma France : « celle du vieil Hugo tonnant de son exil, des enfants de cinq ans travaillant dans les mines, celle qui construisit de ses mains vos usines, celle dont Monsieur Thiers a dit : qu’on la fusille ! »...

On aurait pu célébrer l’anticolonialiste et choisir Un air de liberté, avec une spéciale dédicace à Jean d’Ormesson et à tous ses successeurs éditocrates :

« Mais regardez vous donc un matin dans la glace

Patron du Figaro songez à Beaumarchais

Il saute de sa tombe en faisant la grimace

Les maîtres ont encore une âme de valet ».

On aurait pu se souvenir des beaux éloges de l’engagement collectif que sont Camarade et En groupe, en ligue, en procession :

« On peut me dire sans rémission

Qu’en groupe en ligue en procession

On a l’intelligence bête

Je n’ai qu’une consolation

C’est qu’on peut être seul et con

Et que dans ce cas on le reste ».

Mais il y eut plus beau encore : J’arrive où je suis étranger, Les poètes et quelques autres mises en musique magnifiques de poèmes d’Aragon. En hommage à Jean Ferrat, notre semblable, voici finalement J’entends, j’entends.

J’en ai tant vu qui s’en allèrent

Ils ne demandaient que du feu

Ils se contentaient de si peu

Ils avaient si peu de colère

J’entends leurs pas j’entends leurs voix

Qui disent des choses banales

Comme on en lit sur le journal

Comme on en dit le soir chez soi

Ce qu’on fait de vous hommes femmes

Ô pierre tendre tôt usée

Et vos apparences brisées

Vous regarder m’arrache l’âme

Les choses vont comme elles vont

De temps en temps la terre tremble

Le malheur au malheur ressemble

Il est profond profond profond

Vous voudriez au ciel bleu croire

Je le connais ce sentiment

J’y crois aussi moi par moments

Comme l’alouette au miroir

J’y crois parfois je vous l’avoue

À n’en pas croire mes oreilles

Ah je suis bien votre pareil

Ah je suis bien pareil à vous

À vous comme les grains de sable

Comme le sang toujours versé

Comme les doigts toujours blessés

Ah je suis bien votre semblable

J’aurais tant voulu vous aider

Vous qui semblez autres moi-même

Mais les mots qu’au vent noir je sème

Qui sait si vous les entendez

Tout se perd et rien ne vous touche

Ni mes paroles ni mes mains

Et vous passez votre chemin

Sans savoir que ce que dit ma bouche

Votre enfer est pourtant le mien

Nous vivons sous le même règne

Et lorsque vous saignez je saigne

Et je meurs dans vos mêmes liens

Quelle heure est-il quel temps fait-il

J’aurais tant aimé cependant

Gagner pour vous pour moi perdant

Avoir été peut-être utile

C’est un rêve modeste et fou

Il aurait mieux valu le taire

Vous me mettrez avec en terre

Comme une étoile au fond d’un trou.

P.-S.

J’entends, j’entends

Texte : Louis Aragon.

Mis en musique et chanté par Jean Ferrat

À écouter ici