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Le parcours d’une combattante

La loi anti-foulard vue par l’une de ses cibles

par Nadia
18 août 2015

Dans le texte qui suit, initialement paru en 2008 dans le recueil Les filles voilées parlent, Nadia [1] évoque les obstacles qui se sont dressés dans sa scolarité, à partir de 2005, du seul fait qu’elle s’est mise à porter un foulard. Après deux échecs au bac de « sciences économiques et sociales » dans des conditions très litigieuses, elle a rencontré les plus grandes difficultés à se trouver un établissement pour suivre sa troisième année de terminale. Quatre ans après le texte qui suit, Nadia a finalement obtenu son bac, puis une licence de droit, qui lui a permis de trouver un emploi auprès d’un opérateur téléphone, consistant à gérer les contentieux avec les clients. C’est désormais au sein de son travail, nous dit-elle, plus que par l’engagement associatif, qu’elle essaie de vaincre les incompréhensions et changer les mentalités.

En avril 2005, une réflexion intime de plusieurs années m’a amenée à porter le voile. Certains de mes camarades et de mes enseignants ont été surpris, mais ils se sont vite rendus compte que derrière ce vêtement, mon comportement restait le même : ma tolérance n’avait pas changé, ainsi que mon ouverture d’esprit. Ma priorité restait l’obtention du bac. Je pensais au voile depuis deux ans, mais le tapage médiatique autour du voile m’incitait à repousser le moment de le porter après le lycée, pour ne pas avoir à subir de pression. J’ai malgré tout soutenu les filles qui le portaient au sein de mon établissement : je les informais de leurs droits et de leurs devoirs, pour qu’elles puissent se défendre face aux pressions du proviseur. J’étais déléguée des élèves au Conseil d’Administration, et je surveillais les propos du proviseur concernant les « signes ostentatoires ». Il passait des heures à étudier les sanctions envisageables en attendant le vote de la loi, alors qu’il y avait d’autres problèmes beaucoup plus urgents dans le lycée, comme l’absentéisme, l’échec scolaire ou la violence. En dehors du lycée, j’ai aussi participé aux manifestations lilloises contre la loi.

Quand j’ai commencé à porter le voile, la loi était déjà en vigueur, donc je l’enlevais à la grille du lycée. C’était l’année de mon bac, et je ne voulais pas entrer en conflit avec le corps enseignant. Je suis donc restée une petite fille sage et respectueuse, afin d’avoir un dossier scolaire irréprochable. J’ai malheureusement échoué au baccalauréat, et je me suis donc réinscrite dans le même lycée. Le jour de la rentrée, je me suis présentée en cours avec un bandeau. Mon professeur principal m’a demandé de le retirer, ce que j’ai fait, mais je suis allée en fin de cours lui demander de s’expliquer. Il a évidemment évoqué la loi, alors je lui ai répondu avec le maximum de politesse que la loi ne concernait que les signes ostensibles. Il m’a dit que mon bandeau était ostensible puisque je le portais avec mon voile !

Ce jour de rentrée scolaire s’est terminé par une discussion avec le proviseur, qui m’attendait à la sortie du lycée, et qui m’a dit :

« J’espère que cette année, on n’aura pas de problème avec toi ».

Je lui ai demandé pourquoi il me posait cette question, alors que je n’avais jamais posé aucun problème. Il m’a répondu :

« Tu sais très bien de quoi je parle ! ».

Pour ne pas entrer en conflit, j’ai essayé de me conformer à la loi, en portant des cols roulés et un chapeau que j’enlevais en classe, en ne gardant qu’un bandeau de cinq centimètres de largeur. Le proviseur est malgré tout intervenu auprès des professeurs pour leur demander de me faire enlever même ce bandeau !

Après discussion, tous mes professeurs ont accepté que je le garde, à l’exception de mon professeur principal, car ils ne voyaient pas l’intérêt de me le faire retirer. Je suis retournée voir le proviseur, qui a vite compris que je n’étais pas prête à me soumettre aveuglément à son autorité comme les élèves voilées de l’année précédente. Je connaissais la loi, je savais qu’elle ne concernait pas le bandeau ou le chapeau, donc il n’a pas insisté, et j’ai pu porter mon chapeau dans la cour et mon bandeau en classe. J’ai eu un grand soutien de la part de mon entourage, qui m’a poussé à toujours privilégier la discussion plutôt que le conflit et la démission. Pour mes parents, il était essentiel de continuer mes études, même si je devais pour cela enlever mon voile.

En juin 2005, j’ai passé les épreuves du bac avec mon voile sans aucun problème, jusqu’à l’épreuve d’anglais. Là, en plein milieu de ma préparation, le proviseur du centre d’examen est venu me faire sortir, en me disant que je devais retirer mon voile, le temps pour lui de voir si rien ne se cachait au niveau de mes oreilles. Je n’ai pas essayé de discuter, je l’ai fait, car mon épreuve n’était pas terminée et je ne voulais pas perdre plus de temps. Le même chose s’est reproduite le lendemain lors de l’épreuve suivante. Le 3 juillet, j’apprends que je dois passer l’oral de rattrapage. Je choisis de repasser les épreuves de mathématiques et de philosophie. Je passe l’épreuve de mathématiques en demandant à l’examinateur s’il souhaite que je retire mon foulard. Il me répond que ce n’est pas la peine. Idem en philosophie.

Avant de partir, je discute avec les autres candidats, et je découvre que le professeur de mathématiques ne m’a pas traité comme les autres candidats. Aux autres, il proposait une note, en leur demandant si cela suffisait à rattraper leurs points, ce qu’il n’a pas fait pour moi. Je suis finalement recalée de justesse. En philosophie, je suis passé de 07/20 à l’écrit à 14/20 à l’oral, tandis qu’en mathématiques, je suis passé de 03/20 à l’écrit à seulement 04/20 à l’oral. Je veux alors faire appel pour « traitement différentiel », mais le proviseur m’explique que ma réclamation n’a aucune chance sans preuve, et me conseille donc de « rester sage » et de refaire une année.

Je refais donc une terminale, et en juin 2006 je me présente à nouveau aux épreuves. Lors de l’épreuve écrite en mathématiques, un professeur me bloque l’entrée en me récitant la loi sur les signes religieux. Je lui réponds calmement que cette loi n’est pas valable pour les candidats à un examen, et je demande à voir le proviseur. Une surveillante confirme que j’ai raison, elle me fait passer le « contrôle anti-triche » et me fait rentrer. Le professeur ne s’excuse même pas. Je me retrouve à nouveau à l’oral de rattrapage, et je décide de repasser les sciences économiques et sociales et à nouveau les maths, en me disant qu’il y a très peu de chances que je retombe sur le même examinateur. Je décide cette fois-ci de ne pas me présenter voilée aux épreuves, pour éviter de subir à nouveau un traitement discriminatoire. Mais le jour de l’épreuve de maths, je découvre que j’ai le même examinateur !

Je demande alors discrètement à une surveillante si je ne peux pas changer, elle me dit que non. Je vais donc à l’épreuve sans mon voile, mais l’examinateur me reconnaît tout de suite. Il me donne un sujet particulièrement difficile. Je passe ensuite l’épreuve de sciences économiques et sociales, et là, l’examinateur de mathématiques vient interrompre mon épreuve à plusieurs reprises, sous prétexte de demander des informations à l’examinateur d’économie. Il le prend à part pour discuter, sans que je sache de quoi ils parlent. Je passe donc mon épreuve assez inquiète et perturbée, puis je demande à nouveau aux autres candidats comment se sont déroulées leurs épreuves : je découvre la même différence de traitement que l’année précédente.

J’apprends en fin de journée que je suis à nouveau recalée, et je décide de faire appel à une avocate pour une procédure d’appel auprès du Rectorat et un dépôt de plainte pour discrimination. Mais, comme je pouvais m’y attendre, rien n’aboutit. Je reçois au bout de deux mois un courrier m’expliquant qu’aucun traitement différentiel n’a eu lieu : mon travail a été jugé mauvais parce que « le cours n’était pas su ». Quant à la plainte, elle a été classée, « faute de preuves ».

Après une longue remise en question, je décide finalement de refaire une troisième année de terminale. On me dit dans mon lycée qu’il n’y a plus de place pour un triplement, car les effectifs atteignent 36 élèves par classe en terminale. Je trouve un lycée privé, le proviseur me reçoit le 11 juillet, et me promet de me recontacter au plus vite pour confirmer une inscription. Deux mois passent sans nouvelles. J’appelle plusieurs fois, je me rends dans l’établissement : impossible de m’entretenir avec le proviseur... Je finis, après un mois de recherches dans tout le département, par trouver un lycée public qui m’accepte. Il se trouve à 40 minutes de bus de chez moi, et il n’y a qu’un seul bus le matin, et un seul le soir. Cela m’empêche donc d’avoir des relations « extra-scolaires » avec mes camarades de classe. J’ai deux vies complètement séparées : ma vie scolaire, avec bandeau et chapeau, et ma vie extra-scolaire, 25 km plus loin, avec mon voile. Car je vais au lycée avec mon col roulé et mon chapeau sur la tête, sans dire à personne que je porte le voile le reste du temps. Je peux ainsi garder mon bandeau en classe, sans qu’aucun professeur n’y voie quelque chose de religieux.

Le fait de cacher toute pratique religieuse à l’école me pèse beaucoup. Je me retrouve obligée de changer de sujet dès qu’on me pose des questions un peu personnelles sur les années passées. Je suis même obligée de mentir : quand on me demande pourquoi j’ai toujours un chapeau et un bandeau, et je réponds que j’ai une otite. J’aimerais être plus sincère, mais je n’ai pas trop le choix : l’expérience m’a appris que le bouche-à-oreille entre professeurs va très vite, et je risque gros.

Pour moi, cette loi anti-voile va à l’encontre des droits de l’homme. Elle n’est pas laïque. La laïcité, je l’approuve et je l’applique : je ne cherche pas à inciter les autres à se voiler ou à se convertir à l’Islam. On ne peut pas dire qu’un simple vêtement est en à lui seul du prosélytisme, c’est insensé ! Quant à l’argument du voile, « symbole d’oppression des femmes », je pose cette question : symbole d’oppression pour qui ? Pas pour moi. Je suis libre de mes choix, et si j’ai choisi de porter le foulard, c’est une expression de ma liberté. Contrairement à ce qu’ont montré les médias, je n’ai rien à voir avec les femmes d’Afghanistan ou d’Iran qui sont obligées de porter le voile. Je trouve aussi paradoxal, et désespérant, le fait que dans un pays où on valorise autant la tolérance et l’éducation publique, on refuse l’accès de certaines personnes à l’éducation. On m’a appris à l’école de la république que la tolérance et le respect de la différence étaient des principes fondamentaux, mais quand j’ai exprimé ma différence, j’ai découvert une autre règle, non avouée : l’exclusion de la différence.

Mais cette découverte n’a fait que renforcer ma volonté d’intégrer le corps enseignant, pour y défendre la tolérance. Je veux devenir institutrice, et je sais que si j’exerce en France, je devrai à nouveau enlever mon voile. Je le ferai comme je l’ai fait en tant qu’élève, à contre-cœur, mais sans hésitation, car je ne veux pas qu’une loi m’empêche de faire ce que j’aime : en l’occurrence enseigner. Je sais que la loi de 1880 impose la neutralité religieuse aux enseignants, et je suis totalement d’accord là-dessus. Mais personnellement, je ne vois pas en quoi mon voile devrait être considéré comme une atteinte à la neutralité : je ne pense pas qu’une tenue puisse influencer ou perturber la liberté des autres. Je travaille comme animatrice en centre de loisir avec mon voile, et ça ne pose aucun problème. Quand des parents expriment des inquiétudes, je discute et ils comprennent très bien que mes principes religieux ne m’empêchent nullement de travailler correctement.

À toutes les filles voilées, je veux adresser ce message : tenez bon face aux épreuves, ne vous repliez pas sur vous même, soyez au contraire ouvertes, discutez, expliquez, et militez pour vos droits ! C’est ainsi que nous avancerons tous ensemble.

P.-S.

Texte adressé à Pierre Tevanian le 9 janvier 2007, et publié initialement dans le recueil Les filles voilées parlent.

Notes

[1Pour assurer son anonymat, le prénom a été modifié, conformément à la volonté de l’interressée. Pour la même raison, la ville où elle habite et celle où elle est scolarisée ne sont pas mentionnées.