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Le philosophe, le Député-Maire et les irrécupérables (Première partie)

Quand Jacques Heuclin, élu socialiste, justifie l’impunité d’un homicide policier

par Pierre Tevanian
3 août 2004

Une lecture attentive de la " lettre ouverte " de Jacques Heuclin [1] permet de prendre la mesure de deux choses : d’une part de l’aveuglement, de la surdité et de l’incompréhension volontaires de nos élus lorsque certaines questions, comme celle de l’impunité policière, sont posées ; d’autre part, de ce que des élus socialistes sont désormais prêts à dire ou écrire pour gagner les élections.
Les dérives démagogiques, racistes et sécuritaires ne datent certes pas d’aujourd’hui ; mais il me semble qu’en ce moment, un nouveau cap est en train d’être franchi : ce qui se prépare ressemble à une légitimation de la mise à mort pure et simple de certaines populations.

La "lettre ouverte" de Jacques Heuclin est trop agressive pour que lui répondre ait un sens. Elle est surtout trop odieuse - en particulier lorsque Jacques Heuclin accuse gratuitement la famille Khaïf de laxisme, voire de complicité de vol et de trafics.

Je me suis donc fixé comme règle de faire quelques commentaires, au fil de la lecture, en m’interdisant certains procédés auquel Jacques Heuclin, lui, n’a pas répugné recourir : l’attaque personnelle, l’injure, le procès d’intention. Si la plupart des attaques de Jacques Heuclin portent sur des propos ou des idées qu’il me prête mais qui sont absolument absents de l’article auquel il réagit, je me contenterai, pour ma part, de m’exprimer sur ce que Jacques Heuclin a réellement écrit, en citant les passages en cause.

1. Jacques Heuclin me fait tout d’abord porter un jugement de valeur moral sur les "beurs" ("gentils") et sur les policiers ("méchants").

Or, si on relit attentivement mon article, on n’en trouvera aucun, ni sur les "beurs" ou les policiers en général, ni sur les "beurs" délinquants ou sur les policiers assassins. On pourrait le faire, mais ce n’était pas l’objet de ce texte : il porte un jugement moral et politique sur la justice, sur la classe politique et sur les grands médias. C’est tout.

2. Second procès d’intention : Jacques Heuclin, en parlant de "flics" entre guillemets, fait comme s’il me citait.

Or, là encore, si l’on relit l’article en cause, ce mot n’apparaît pas.

3. La première "preuve" que Jacques Heuclin trouve de "la perversité" de mon discours est que je m’attarde sur "des faits pour certains vieux de plus de dix ans".

Il n’a manifestement pas compris le propos de l’article. Ce texte n’était pas consacré aux "jeunes des banlieues" ni aux policiers, mais à la justice, à la classe politique, et au regard qu’elles portent sur différents types d’actes et différents types de personnes ("jeunes des banlieues" ou policiers).

Par conséquent, il est normal que des cas de brutalités ou de crimes policiers plus récents ne soient pas mentionnés, puisque ces faits plus récents n’ont pas encore été jugés, et qu’on ne peut par conséquent rien en dire du point de vue qui nous intéresse ici.

La problématique de mon article était la suivante : que disent et que font la justice et la classe politique sur les violences policières ? Or, sur cette problématique, les faits mentionnés dans l’article sont les plus récents qu’on puisse trouver : ce sont des faits certes anciens (anciens de plus de dix ans, pour certains), mais qui n’ont été jugés qu’à l’automne 2001.

Jacques Heuclin n’a par ailleurs pas compris que cette ancienneté qu’il m’objecte, je la mentionnais moi-même dans l’article, afin de faire apparaître l’un des aspects du scandale : l’extrême lenteur de la justice pour instruire les "affaires" de violences policières.

4. Jacques Heuclin se dit "interrogatif" sur les "graves négligences" et "certains excès" commis contre Aïssa Ihich à Mantes-la-Jolie en 1991.

Mais n’est-ce pas un peu euphémique, quand ce dont il s’agit est le tabassage en règle (devant témoins CRS) d’un jeune garçon asthmatique de 19 ans, pesant moins de cinquante kilos ? Jacques Heuclin ne s’embarrassera pas de ce type d’euphémismes, plus loin dans sa lettre, quand il parlera de jeunes "totalement irrécupérables" et d’ " assassins en puissance"...

5. Sous la plume de Jacques Heuclin, Youssef, Abdelkader et Habib n’ont pas été tués : ils sont simplement "morts" - et, qui-plus-est, morts "dans des conditions d’agression de leur fait".

La formule n’est pas claire, mais elle semble dire que les jeunes tués par des policiers sont les agresseurs.

Rappelons que si les victimes mentionnées dans l’article étaient parfois en train de commettre un acte illégal (vol de voiture, vol d’autoradio, ou conduite sans permis), on ne peut pas raisonnablement qualifier ces actes d’agression, et surtout pas d’agression contre des policiers. Tout au plus peut-on parler d’un préjudice commis à l’encontre des propriétaires de la voiture. En tout état de cause, dans les affaires en question, les policiers n’étaient pas en situation de légitime défense. En laissant entendre le contraire (puis, plus loin, en le disant explicitement), Jacques Heuclin ment, tout simplement.

6. Jacques Heuclin objecte que des dizaines de policiers sont morts ces dernières années, ce que mon article ne nie pas - il commençait même par l’évocation d’une "manifestation de policiers à la suite de la mort de l’un des leurs".

Le dialogue de sourds pourrait continuer longtemps ainsi. Je pourrais, de mon côté, rétorquer que le nombre de personnes tuées ces dernières années lors d’une course-poursuite, d’une altercation ou d’une simple rencontre avec des policiers est lui aussi de l’ordre de plusieurs "dizaines" (Maurice Rajsfus en a recensé 52 pour les cinq dernières années) [2].

Mais cela n’aurait aucun sens, car on ne peut pas mettre sur le même plan des policiers assassinés pendant leur service et des jeunes tués par des policiers en service. Il y a entre ces faits une véritable dissymétrie du point de vue de leur traitement judiciaire : la Justice a dans un cas "la main lourde", et dans l’autre la main excessivement légère.

Et de toute façon, que signifie ce recours aux chiffres : cela signifie-t-il qu’il est normal, à chaque fois qu’un policier "tombe", qu’un "jeune des cités" paye ? On ose espérer que ce n’est pas ce que sous-entend Jacques Heuclin, mais franchement, on ne voit pas d’autre explication. On ne voit pas d’autre réponse à cette question : pourquoi, lorsqu’est posé le problème des crimes policiers et de leur impunité, M. Jacques Heuclin répond-il en changeant de sujet, et en parlant des policiers tués pendant leur service ?

Rappelons au passage, puisque Jacques Heuclin insinue le contraire, que Youssef Khaïf n’est pas Saïdi Lhadj, qu’il n’a pas renversé et tué l’agent de police Marie-Christine Baillet. Et quand bien même il l’aurait fait, il ne mérite pas d’être abattu sans procès.

Rappelons également que Saïdi Lhadj, le conducteur de la voiture qui a renversé Marie-Christine Baillet, est allé se rendre spontanément le lendemain des faits, lorsqu’il a appris qu’elle était décédée, et qu’il a été condamné à treize ans de prison fermes.

Pour conclure, Youssef Khaïf et Saïdi Lhadj sont deux "jeunes des banlieues", d’origine maghrébine tous les deux, mais ils ne sont pas interchangeables pour autant - contrairement à ce que beaucoup ont tendance à croire, comme Jacques Heuclin, mais aussi Max Clos, qui a écrit dans Le Figaro que Youssef Khaïf avait renversé Marie-Christine Baillet [3]. Ou encore le socialiste Philippe Marchand, ministre de l’intérieur à l’époque des faits, qui s’était empressé de qualifier Youssef Khaïf de "tueur de flic", et la juge Mme Muller, qui, lors du procès de Pascal Hiblot, s’adressant au témoin Yazid Kherfi, a eu ce lapsus lourd de sens : "M. Youssef Khaïf, parlez nous de Yazid Kherfi".)

7. Jacques Heuclin me reproche de ne pas rappeler que, le soir où Youssef Khaïf a été abattu par Pascal Hiblot, Saïdi Lhadj avait renversé et tué accidentellement Marie-Christine Baillet.

Là encore, il suffit de se reporter à l’article pour voir que Jacques Heuclin ment : on peut y lire que "Saïdi Lhadj, qui avait renversé accidentellement Marie-Christine Baillet (une collègue de Pascal Hiblot) ce même soir du 9 juin 1991, a été condamné pour homicide involontaire à treize ans de prison ferme".

8. Jacques Heuclin affirme que la "violence", l’"incivilité", et "parfois la folie agressive de certains de ces jeunes" sont des phénomènes "datant de la dernière décennie".

Là encore c’est absolument faux. Il est très difficile d’évaluer avec précision l’évolution des différentes formes de délinquance et de violence, mais le croisement des chiffres du ministère de la justice, de l’intérieur et des enquêtes sociologiques permet d’avancer un certain nombre de certitudes : si certains faits semblent en augmentation (certains vols, les rapports conflictuels avec la police, l’usage de drogue) ; en revanche, le nombre d’homicides volontaires reste stabilisé autour de 600 par an depuis plus de quinze ans (ce qui fait que le taux d’homicides baisse, puisque la population totale augmente) [4]. Voilà pour la "folie agressive" prétendument apparue depuis dix ans.

Précisons que le nombre d’homicides commis par des mineurs est lui aussi stable depuis quinze ans, autour de 30 cas par an.
Enfin, le nombre de policiers tués n’est pas non plus en augmentation : on reste à une vingtaine de cas par an depuis deux décennies.

Il ne s’agit pas, en disant cela, de relativiser la gravité du phénomène - un homicide hors légitime défense, celui d’un policier, d’un citoyen ordinaire ou d’un voleur de voiture, est dans tous les cas un acte injustifiable. Il s’agit simplement de montrer que Jacques Heuclin ment. Et que son mensonge a pour effet, sinon pour but, d’entretenir une psychose et de justifier la mise à mort de certains jeunes.

9. Jacques Heuclin sous-entend que je trouve "normal" que les policiers se fassent caillasser ou insulter.

Je n’ai rien écrit qui aille dans ce sens. Je ne trouve pas cela spécialement normal, et je ne trouve pas normal non plus que des policiers insultent ou humilient des jeunes lors de contrôles d’identité à répétition (car cela aussi se produit régulièrement).

Il me semble par ailleurs que les policiers innocents qui se font caillasser sont dans une large mesure les victimes du laxisme de la justice face aux policiers fautifs. Si les "brebis galeuses" étaient normalement sanctionnées, d’abord cela produirait un effet de dissuasion et leur nombre tendrait peut-être à diminuer ; ensuite, les rapports jeunes-police commenceraient à se pacifier.

Pour être plus clair : ce n’est pas en couvrant les "bavures" comme le fait Jacques Heuclin que ce dernier assurera la sécurité de ses deux gendres policiers ; ma position, strictement républicaine, consistant à demander l’égalité devant la loi entre tous les citoyens de ce pays, me semble bien plus efficace pour assurer la paix civile et la sécurité de tous, y compris celle des policiers.

10. Sous la plume de Jacques Heuclin, Youssef Khaïf, abattu d’une balle dans la nuque alors qu’il s’éloignait, devient un jeune qui est "mort" dans des conditions où "il s’est lui même mis en situation d’agression".

Une balle dans la nuque est une simple "mort", et s’éloigner en voiture, c’est se mettre en "situation d’agression" : sans commentaire.

Deuxième partie

Troisième partie

P.-S.

Ce texte est extrait de :
Pierre Tévanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru aux éditions L’esprit frappeur en novembre 2003.

Notes

[1l’intégralité de cette lettre ouverte est consultable en annexe dans cette rubrique. L article auquel fait référence J. Heuclin est quant à lui disponible à la rubrique "Des mots importants", entrée "Laxisme".

[2Cf. M. Rajsfus, La police et la peine de mort, L’esprit frappeur, 2002. Au cours de l’année 2001, on a pu dénombrer 10 cas de policiers tués pendant leur service - hors accident de la route et suicide (source : Chiffres officiels, cités par L. Bonelli dans No Pasaran, Hors-série "Spécial sécuritaire : la guerre permanente", 2002) - et quinze personnes tuées par des policiers en service (source : M. Rajsfus, op. cit.). Depuis trente ans, le nombre de policiers tués en service varie peu : entre 20 et 25 cas (et 32 en 1990).

[3Cf. M. Abdallah, "L’affaire Youssef Khaïf dans les médias", Vacarme, janvier 2002

[4Cf. L. Mucchielli, Violence et insécurité, fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2001