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Le safari du 20 heures

À propos du traitement télévisuel des "banlieues sensibles"

par Hamé
23 septembre 2004

Une caméra de journaliste s’est embarquée à l’arrière d’un véhicule de police pour une patrouille nocturne au cœur des cités de la Grande Borne, des Francs Moisins ou du Val Fourré. Une tranche de vie qui voudrait, nous dit-on, " témoigner au plus près du réel de la difficile et dangereuse tâche des garants de l’ordre et de la paix. " Une voie off nous rappelle le " taux de criminalité record " enregistré dans cette partie de la ville, avant de compléter ces chiffres par la forte " proportion de familles immigrées aux marges de l’intégration ".

L’immersion en zone de non droit peut alors démarrer. À quelques rues de la cité, le véhicule de police roule déjà au pas, sur ses gardes, tous sens en éveil. A cette heure tardive et hivernale, les rues paraissent désertes, le ciel particulièrement bas et la nuit indéboulonnable. Aux néons sales et poussifs de quelques boutiques fermées succèdent de sombres parking dormant où toutes les 504 sont grises.

D’un bout du quartier à l’autre, d’un bout à l’autre des bâtiments la caméra guette, balaie l’espace de son œil glouton à l’affût d’une ombre fugitive ou d’un quelconque flagrant délit... Le grain poisseux de l’image laisse distinguer sans faire voir, dessine sans donner à lire.

Les lents travellings installent une pesanteur que ne manque pas de souligner la note continue d’un orgue hitchcockien.

Le véhicule avance en sourdine, gyrophares éteints et les plans s’égrènent selon une grammaire audiovisuelle rudimentaire : sujet viseur (la police) / objet visé (d’éventuels sauvageons).

Calé entre l’habitacle et les épaules protectrices des policiers, l’objectif impose l’unilatéralisme de son point de vue, ânonne un seul et même sentiment : " Ici vous êtes en sécurité, dehors c’est la jungle impitoyable et sauvage ".

Nous voilà donc convives d’une haletante partie de traque aux côtés du " chasseur ". Toujours rien. Pas de gibier en vue.

Nous suspendons le pas, retenons notre haleine.
Jusqu’à ce que, aux abords d’un square planté d’arbres morts, une masse noire remue et éclate en multiples silhouettes. Au plan suivant des pierres pleuvent sur le capot.

Le véhicule accélère alors sèchement, contourne le square, chevauche un trottoir. 90-100 au compteur. L’image remue sous les grands coups de volant du chauffeur. Par radio deux autres unités sont appelées à faire jonction de l’autre côté du square.

Surpris dans un retranchement, des gars en street-wear détalent brusquement, les pleins phares de la loi tatoués au cul. Un coup de plus sur le champignon, on arrive à leur hauteur. " Mais c’est qu’ils courent vite les saligauds ! " Manque de pot pour eux, les deux autres unités appelées en renfort leur barrent la route. La plupart parviennent quand même à s’échapper en escaladant in extremis un grillage ou le muret d’un local à poubelle. Un seul reste sur le carreau ; le moins agile. Immobile et hagard il a levé les mains avant d’être plaqué au sol, fouillé et menotté. " L’individu interpellé n’a que 19 ans à peine et il est de type N.A ", a pris soin de préciser un des agents.

L’indéfendable caillasseur - dont nous n’apercevrons pas le visage mais la peau basanée des mains et de la nuque - n’a que ce qu’il mérite : un séjour en garde à vue et une condamnation...

Il s’est jugé surpris puisqu’il était pris,
sa retraite et tous ses chemins pris...

Malheureusement, l’auteur du reportage n’est pas Alfred de Vigny. Et à l’inverse de la symbolique dans La Mort du Loup, nous n’aurons pas à nous identifier à " l’interpellé " ; à cet Autre, basané et violent, ce danger permanent que le passage d’une voiture de police a suffi à transformer en agresseur.

Outre la publicité rassurante qu’ils offrent quotidiennement au bras armé de l’Etat et au discours sécuritaire, ces reportages charrient une autre histoire ; bien plus ancienne que les dernières envolées lyriques d’un ministre de l’Intérieur. Cette histoire est celle des représentations héritées du colonialisme, produites par et dans une société qui a décrété pendant plus d’un siècle et au plus haut point l’infériorité, la fourberie ou la violence génétique des peuples qu’elle a enchaîné et surexploité. Aujourd’hui encore, nous dit-on, la menace nous vient de leurs descendants dans " ces enclaves aux marges de l’intégration et du droit ".

A l’instar des actualités coloniales des années 50, ces images télévisuelles actuelles, ultra dominantes, grossières et arrogantes, accusatrices et racistes, nous permettent de voir en gros et de saisir la dangereuse régression politique et philosophique à l’œuvre dans la société française.

En mettant en scène, de manière aussi récurrente et quasi exclusive, la traque légitime et la souhaitable neutralisation d’Arabes et de Noirs par d’honnêtes policiers blancs, les grands médias écrivent et relaient au jour le jour les nouveaux mythes post- coloniaux.

Attelons-nous à leur tordre le cou.

P.-S.

Hamé est membre du groupe La Rumeur. Cet article est paru dans CQFD, n°3, en juillet 2003, et dans La Rumeur magazine, en juillet 2004.