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Le silence en héritage ?

Les Arméniens et le génocide, entre impératif d’oubli et travail d’anamnèse

par Nazli Temir Beyleryan
24 avril 2023

Il y a cent-huit ans, le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur ottoman Talât Pacha ordonnait l’arrestation des intellectuels ou notables arméniens à Constantinople : ecclésiastiques, médecins, éditeurs, journalistes, avocats, enseignants, hommes politiques, ce sont plus de 2000 personnes qui furent alors arrêtées en quelques jours, avant d’être déportées puis massacrées. Ces journées marquent le déclenchement officiel d’un génocide planifié et initié plusieurs semaines plus tôt, qui coûtera la vie à plus d’un million de personnes, soit près des deux tiers de la population arménienne. Nous proposons, dans les lignes qui suivent, quelques aperçus sur un important travail de thèse soutenu le 9 juin 2016 et portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens aux prises avec le déni étatique turc. Cette recherche se base sur des entretiens menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans plusieurs villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens. N.B. Ce texte a été rédigé au début de l’année 2015, avant la radicalisation et la fascisation du régime turc, qui s’est bien entendu traduite par une radicalisation du discours négationniste et anti-arménien.

La société de Turquie (Türkiye toplumu) [1] est traversée par plusieurs mémoires, correspondant aux diverses minorités qui la composent, entre autres les Arméniens, les Kurdes, les Alévis, etc. Elles se trouvent toutes confrontées à une mémoire nationale turque, homogénéisée, globalisante. La République Turque, volontairement, a tout mis en œuvre, depuis sa création en 1920, pour effacer cette mémoire plurielle : une véritable politique de l’oubli organise toutes les institutions de l’Etat, et produit ses effets jusque dans la mentalité des citoyens.

Les Arméniens, qui font partie de ces citoyens, sont donc eux aussi affectés et conditionnés par cette politique de l’oubli. La question se pose donc de savoir si les politiques d’oubli ont atteint leur but, et imposé une mémoire unique grâce à une narration nationale, par des récits, des symboles, des discours officiels, par toutes ses institutions et finalement par tous ses citoyens. Les Arméniens ont-il été les pures victimes de cette politique d’amnésie, ont-ils complètement oublié leur propre passé, ou bien ont-ils résisté à cette hégémonie officielle et conservé tout ou partie de leur mémoire ? La communauté arménienne, qui cohabite avec les Turcs depuis des siècles, est-elle présente au sein de l’espace public, avec sa propre mémoire, ou reste-t-elle silencieuse, marginalisée et renfermée sur elle-même à cause d’événements passés – à commencer par le génocide ?

L’histoire des Arméniens a toujours été mise à l’écart de la sphère publique, tant dans les discours officiels que dans la vie politique et que dans les domaines de la culture, de l’éducation ou de la recherche. Un silence total a régné sur cette question jusqu’aux années 1980.

Après les attentats perpétrés par l’ASALA (Armée sécrète de libération de l’Arménie) au cours des années 1980, qui ciblaient principalement les diplomates turcs et qui ont provoqué plusieurs morts en Europe et à Istanbul, on a commencé à parler de « ce qui s’est passé » en 1915. Parallèlement, un certain nombre d’ouvrages de propagande turcs et étrangers ont été publiés avec l’intention de défendre l’idéologie officielle du gouvernement turc. Les Arméniens se sont vus cités dans l’historiographie turque, notamment dans l’ouvrage de Le Dossier Arménien [2], texte de propagande, développant l’argumentaire négationniste encore tenu par l’Etat turc aujourd’hui. Ce livre, comme les attentats de l’ASALA, a contribué à briser en Turquie le mutisme officiel sur le génocide des Arméniens. La Question arménienne est apparue brusquement dans le discours étatique, ce qui lui a donné une visibilité publique. Cependant, l’image négative renvoyée par les attentats de l’ASALA ont entrainé une nouvelle stigmatisation des Arméniens de Turquie, ces derniers étant de nouveau qualifiés de « traîtres » et d’« assassins » par la presse, mais également par une partie des citoyens.

Au cours des années 2000, nous assistons en Turquie à l’émergence prometteuse d’historiens, de sociologues, de chercheurs, d’intellectuels qui s’attaquent au tabou de 1915 et à l’historiographie officielle du pays. Cette société civile a joué un rôle essentiel pour le travail de mémoire des Arméniens. Plusieurs conférences ont été organisées, de multiples livres ont été écrits et édités, divers débats ont permis de remettre en cause l’histoire officielle. De plus, avec l’hebdomadaire bilingue turco- arménien Agos, fondé en 1996 par Hrant Dink, figure importante de la communauté arménienne et de la Turquie, les questions les plus sensibles de la mémoire arménienne ont été abordées dans l’espace public.

En 2007, l’assassinat de Hrant Dink a suscité chez de nombreux citoyens, turcs, kurdes, alévis, etc., une volonté de briser les tabous tout en permettant un dialogue entre tous les citoyens. Cet événement constitue une rupture au sein de l’amnésie politique. Depuis lors, une partie des citoyens du pays mène un combat commun contre cette politique d’oubli, induisant un changement profond au sein de la société.

Ce combat n’est toutefois pas facile pour les Arméniens. Ils ont une lutte à mener contre l’oubli, en résistant aux oppressions et aux amnésies politiques, tout en essayant d’effacer les souvenirs douloureux, traumatiques, de leur mémoire. Ce besoin d’oubli de leur passé tragique nous paraît, a priori, logique. En effet, cohabiter avec la nostalgie douloureuse du passé rend difficile le présent. Le propos de l’ethnologue Marc Augé : « l’oubli est nécessaire à la société comme à l’individu. Il faut savoir oublier pour goûter la saveur du présent, de l’instant et de l’attente »  [3], illustre bien le comportement des Arméniens, qui veulent effacer certains souvenirs pour vivre le présent, c’est-à-dire s’inscrire dans la contemporanéité. N’est-il pas parfois légitime d’oublier certains souvenirs profondément traumatisants ?

Pourtant nous enregistrons aussi, a posteriori, la grande difficulté d’un tel effacement des stigmates du passé. Malgré une forte volonté d’oubli, l’effacement du stigmate du passé est demeuré inachevé car un oubli profond, terme employé par Paul Ricœur, n’est jamais possible. Autrement dit : les traces psychiques des événements marquants ne s’effacent jamais des mémoires et restent inoubliables. Un événement qui nous a frappé, affecté, demeure en notre esprit  [4]. Qui pourrait en effet oublier les récits du génocide des Arméniens ? Qui pourrait effacer les traces de l’assassinat de Hrant Dink ? Même si les Arméniens gardent parfois le silence sur ces événements, ils n’ont constituent pas moins un fait traumatique. Si bien que ces récits ne sont pas oubliés mais ne sont pas transmis.

Le 24 avril 1915 (date du déclenchement du génocide) et le 19 janvier 2007 (date de l’assassinat de Hrant Dink) sont deux dates de référence qui marquent des ruptures importantes pour les anciens comme pour les jeunes Arméniens. Ces dates pourraient être inscrites dans l’ensemble des « lieux de mémoire » répertoriés par la communauté. Quand nous parlons de lieux, ceux-ci contiennent non seulement des espaces physiques mais aussi des espaces symboliques. Pierre Nora parle d’un lieu au sens plus large, du plus matériel et concret (comme par exemple « les monuments aux morts, les musées, les archives, les emblèmes, les symboles ») au plus abstrait et intellectuellement construit (comme la notion de lignage, de génération, de région et d’ « homme-mémoire » [5]. Selon mes entretiens avec divers interlocuteurs et interlocutrices sur trois générations, ces deux dates se juxtaposent entre « oubli » et « souvenir ». La mémoire est en effet un champ dans lequel le souvenir et l’oubli se côtoient. Aujourd’hui en Turquie, au travail d’oubli s’oppose un travail de mémoire. Certains souvenirs oubliés ont une visibilité publique croissante, grâce aux lieux de mémoire qui ont émergé et grâce au travail de mémoire.

Mes interlocuteurs sont issus de trois générations : la première, correspond aux descendants du génocide de 1915, la seconde est celle de leurs enfants, et la troisième et dernière est constituée par les petits enfants. Pour la première génération, le génocide est l’évènement inénarrable de leur récit de vie, mais qui constitue pourtant leur colonne vertébrale. Pour la deuxième et la troisième génération, j’ai constaté un désir d’effacer certains souvenirs, afin de vivre un présent sans stigmates du passé. Entre la première génération qui ne peut raconter ce que ses aïeuls ont vécu mais qui a porté ce drame, et la seconde et la troisième génération, qui l’ont ressenti, j’ai relevé, dans les propos recueillis, une auto confrontation pour ces derniers par rapport à ce passé non transmis.

Un silence devenu tradition, une peur faite corps

Lorsque j’ai interrogé les personnes de la première génération, elles ont souvent gardé longtemps le silence. Je me suis demandé pourquoi elles n’ont pas voulu transmettre leurs souvenirs qui les habitent : la peur est la raison principale. Leur passé marqué par l’humiliation ne leur a jamais permis d’être pleinement des sujets. Il les a réduits au statut d’objets, ou du moins de sujets focalisés sur la simple survie. Leur vie a toujours été un combat pour l’existence. Sur la place publique, se taire a été une contrainte forte. Selon les termes du philosophe Marc Nichanian, la perte essentielle du survivant est la perte de sa capacité de parler à propos de sa perte [6]. Autrement dit : pour survivre, il faut refuser de parler de ce passé. On pourrait dire en somme que, pour les personnes de cette génération, la peur et le silence constituent la mémoire collective, ou encore que « se taire », « ne pas dire », est devenu un habitus – que c’est en quelque sorte le capital culturel de ces Arméniens.

Ainsi, Etyen Mahçupyan, qui fut rédacteur en chef du journal Agos pendant les années 2007- 2010, et qui est depuis octobre 2014 le conseiller du premier ministre Ahmet Davutoğlu, explique :

« Le silence est passé comme une chaîne, de génération en génération. Le peuple non-musulman a appris à être silencieux. Les Arméniens notamment. Les enfants apprennent de leurs parents que certains sujets sont tabous. Pendant des années les Arméniens n’ont pas parlé de politique, mais cela ne les a pas empêché de former la communauté Arménienne ».

Ceci apparaît clairement dans la deuxième génération. C’est grâce aux descendants de la première génération que nous acquérons des données. Voici par exemple le témoignage de Natali, 45 ans, à propos de sa grand-mère qui a vécu en 1915 et qui a eu beaucoup de difficulté à s’exprimer sur les événements tragiques :

« Selon moi, derrière les longs silences de ma grand-mère, les errements dans le regard, il se cachait un besoin d’accalmie. Elle n’avait pas d’autre choix que de se taire face à son fort intérieur et ses tempêtes. Quand on la faisait parler du passé, elle nous reprenait parfois en disant : ne me faites pas raconter ça ! ».

Un autre exemple pour la troisième génération, illustre la tradition du silence qui est passée de la première génération à celle-ci, mais qui a été rompu par un membre de la famille qui a pu témoigner, sous le sceau de secret. Arménouhi, 26 ans, m’a raconté, les yeux pleins de larmes, l’histoire de son arrière-grand-mère qui a vécu les événements de 1915, un tabou même au sein de sa propre famille : 

« Je vais vous raconter ma propre confrontation avec 1915. J’ai appris sur le tard ce qui était arrivé aux Arméniens, c’est-à-dire mon histoire. J’avais sans doute seize ans. Une chose en emmenant une autre, ma grand-mère m’a dit un jour : je vais te confier un secret, il faudra le garder pour toi ! Et elle a commencé à me raconter cette terrible histoire : 

Ma mère à moi, a été enlevée par les turcs en 1915, ils l’ont de plus mise enceinte. Ma mère a étouffé son enfant le jour de sa naissance et l’a jeté à la rivière disant qu’elle ne voulait pas mettre au monde l’enfant d’un Turc. 

C’est l’histoire de mon arrière-grand-mère, elle s’est sauvée d’une façon ou d’une autre par la suite. Mais regardez comme cette histoire est pesante. Je n’ai pas réussi à partager cette histoire durant de longues années, tout comme ma grand-mère. Elle m’avait demandé de ne rien en dire, et comme si la honte m’en revenait, j’ai gardé cette histoire pour moi, tel un secret. Toute ma famille connaissait sans doute cette histoire mais personne n’en parlait. Je ne sais pas, j’ai eu peut-être peur qu’on me rejette. Comment raconter une histoire aussi dure ? Alors que maintenant, je me dis qu’il faut la raconter haut et fort. Ce n’est pas à nous d’avoir honte, c’est à ceux qui l’ont fait, non ? »

Cette histoire nous montre que le tabou est à la fois social et intra- communautaire. La difficulté de transmission de l’histoire vécue venait d’un double ressenti : le sentiment de honte et le récit du génocide vécu comme un tabou au sein même de la famille. C’est une violence à la fois physique et symbolique (au sens de Pierre Bourdieu), vécue par le rescapé du génocide, car elle a détruit le lien dans la même famille et reste dans le non-dit. Cet événement traumatique détermine le lien avec « l’autre » mais aussi les relations au sein d’une même famille. Comme a pu l’écrire la psychanalyste Janine Altounian :

« Comme les violences meurtrières détruisent bien au-delà des êtres humains et de l’espace-temps de leur vie individuelle, elles risquent en effet d’attaquer et endommager avant tout les liens que les survivants entretiennent eux- mêmes »  [7]

C’est pourquoi ces témoignages constituent non seulement de simples récits mais aussi des moments dans lesquels l’individu réfléchit sur soi et sur son passé familial grâce aux entretiens. Comme dit Michael Pollak à propos de l’expérience concentrationnaire : 

« Tout témoignage, sur cette expérience met en jeu non seulement la mémoire, mais aussi une réflexion sur soi. Voilà pourquoi les témoignages doivent être considérés comme véritable instrument de reconstruction de l’identité, et pas seulement des récits factuels, limités à une fonction informative »  [8].

Je constate aussi que la peur habite encore cette deuxième génération. Ainsi, monsieur Boghos, 65 ans, souligne qu’on ne peut pas parler de tout en Turquie, surtout des événements historiques :

« Nous n’avons rien su jusqu’à aujourd’hui. On nous a raconté une histoire inexacte. Nous n’avions accès à l’histoire que lorsque nous surprenions la discussion des grands. Nous entendions mais nous ne pouvions transmettre à notre tour. Nous n’avons d’ailleurs rien dit. C’est la faute de l’État. Par exemple, nous disons qu’il existe des livres sur les massacres d’Adana, que nous voulons les amener mais nous ne pouvons pas. Nous nous demandons si quelque chose peut nous arriver ».

Dans un autre entretien, Isdepan, 39 ans, instituteur, nous dit que la peur domine sa génération, et c’est pourquoi sa famille ne lui a rien raconté. Isdepan ayant étudié à l’étranger au collège, nous dit qu’il a commencé à apprendre là-bas et a interrogé sa famille à son retour :

« Mon père a l’habitude de dire que la famille est d’Istanbul, ma mère de Yozgat. Mon père a 85 ans aujourd’hui et ne m’a jamais répondu quand je l’interrogeais sur le passé. Nous savons que son père et sa mère sont d’Istanbul, que la génération d’avant est de Kayseri mais il n’a rien de concret pour le vérifier. Ni mon père ni ma mère ne m’ont jamais parlé de déportation. De plus il y a la peur, comment voulez-vous qu’ils nous disent ? C’est un sujet difficile à aborder, même en famille. Puis je suis allé à l’étranger où j’ai beaucoup entendu, appris, de la part des Arméniens originaires du Liban, de l’Iran. Il y avait aussi un cours d’histoire arménienne là bas. À mon retour j’ai questionné ceux de la maison qui ont commencé à se livrer petit à petit, à raconter ce qui s’était passé à Yozgat etc. »

Il ne faut pas s’étonner de cette faible transmission dans une société où le négationnisme prime, où le sujet du génocide est un tabou. La première génération a vécu dans le non-dit, ce qui a engendré une génération soumise à la peur et au silence également. Une première génération transmet la peur et le silence à la suivante et ainsi de suite. Il s’agit là de la limite entre le possible et le dicible : oublier ce qui s’est passé était la condition sine qua non pour vivre l’instant présent. C’est pourquoi toutes les générations ont été tentées par l’oubli et la solution de survie était le silence.

Entre le possible et le dicible

Le désir de protéger les enfants joue également un rôle dans les raisons de ce silence. Il est évident que les ascendants n’ont pas voulu transmettre ce passé traumatique afin de ne pas transmettre à leurs enfants une image négative et stigmatisée. C’est la raison pour laquelle, concernant la deuxième génération, il s’agit d’un processus d’auto-confrontation à son propre passé. Les individus interrogent leur propre passé pour rompre ce silence après qu’ils aient lu un livre ou entendu un récit concernant le génocide. A partir de là ils essaient de reconstituer leur histoire. Il s’opère ainsi un processus d’auto-apprentissage tardif au sein de la famille. La génération intermédiaire se plaint de ne pas avoir reçu les enseignements du passé, mais se garde de les transmettre à son tour à la génération suivante. La dernière génération, constituée des plus jeunes, s’arrangera seule pour avoir accès au passé. L’autocensure de la première génération a pour conséquence l’auto-apprentissage de la deuxième génération. Ceux ci doivent produire leur histoire à titre individuel, c’est-à-dire effectuer un travail de réécriture mentale de leur histoire étouffée. Dans un premier temps ils ont assimilé la peur et le silence, puis ont voulu s’en défaire.

Nous demandons à Natali, 45 ans, si dans sa famille les faits historiques n’étaient jamais évoqués. Elle nous parle d’une absence de transmission due à la peur, mais le fait que nous en parlions aujourd’hui montre qu’il n’y a plus de tabou pour elle :

« Nous évitions d’en parler aux enfants de peur qu’ils aillent le répéter dehors et qu’il leur arrive quelque chose. Maintenant le sujet est facilement abordé, même les journaux les plus conservateurs l’abordent. Cette évolution a commencé il y a quinze ans, les non-dits ont été abordés. Nous pouvons parler et débattre de tout plus facilement. Ce n’est certes pas assez mais il y a une évolution indéniable. De mon temps, je savais que j’étais différente mais on ne nous disait rien sur ce qui s’était passé. Si nous savons des choses, c’est à notre initiative, notre famille avait peur ! »

La génération intermédiaire, qui a tout appris de sa propre initiative, et qui se plaint d’avoir eu à demander des explications, a cependant reproduit le même schéma avec la génération suivante. Il y a toutefois un changement de leur comportement face à l’histoire et sa retransmission. 

La génération la plus jeune veut de façon impérative connaître son passé et avoir le droit de vivre en ayant affronté la vérité. En somme, chaque génération connaît un processus d’auto-apprentissage ou d’auto-compréhension. Eliz, jeune fille de la troisième génération, nous explique ainsi son auto-apprentissage et les raisons du manque de transmission :

« Je ne connaissais rien jusqu’à ce que je rentre à l’université. Ni l’école (arménienne), ni la famille ne nous ont rien appris. Comment voulez-vous que la famille nous apprenne quelque chose ? Maintenant que je sais, je les comprends, ils avaient peur. De toute façon, c’est tellement difficile de se confronter à ce passé ».

Je lui ai demandé : selon toi, de quoi avaient-ils peur ?

« Je pense qu’avant tout, ils ne voulaient pas que je sache, de peur que je sois affectée. Il y a aussi la peur que des Turcs, je m’en fasse des ennemis, que je me politise et que je me mette à en parler. Ils se sont tus pour que personne ne le sache finalement. Ils savent que j’aurais adapté mon comportement en connaissance de cause. Tu sais que c’est un sujet tabou en Turquie, ce n’est pas facile de transmettre une chose pareille. J’ai tout appris moi-même et je les comprends mieux maintenant ».

La plupart des entretiens nous confirme cette ignorance du passé, pour les mêmes raisons que la génération précédente. La raison essentielle est le souci de protéger la génération suivante, comme on l’observe d’ailleurs dans d’autres cas de génocide. Il est toujours difficile pour les rescapés de transmettre l’expérience génocidaire à la génération suivante. Les témoins confirment également, dans le cas du génocide des Juifs, que ce silence a pour but de défendre les enfants. La sociologue et anthropologue Nicole Lapierre donne l’exemple des Juifs ashkénazes qui se taisent au sujet de leur expérience génocidaire : 

« Dans l’espace privé, au sein des familles ashkénazes, régnait une autre forme de silence. Les parents avaient de multiples raisons de se taire. Ils voulaient d’abord épargner à leurs enfants le fardeau du passé pour que, ainsi délestés, ceux-ci puissent sans entraves se projeter dans l’avenir. »

Et elle ajoute :

« En effet, leurs enfants devenus adultes n’ont pas pu, pas su ou pas osé pendant longtemps sonder ce désespoir secret qui enveloppait tout le passé collectif et familial »  [9].

Deuil et anamnèse en terrain hostile

Tous ces récits à la fois singuliers et semblables expriment un fort désir de silence, dû au caractère traumatique du passé, si bien que nous pourrions qualifier ces interviewés de « gardiens de silence ». Ce silence commence toutefois à se briser, et une forte envie de déchiffrer le passé ignoré apparaît aujourd’hui. Chaque génération est partagée entre l’oubli et la mémoire : vivre le présent est difficile avec le poids des souvenirs, mais les jeunes générations ont osé les affronter – en cela, les membres de la dernière génération se différencient des précédentes. Sant par exemple, 23 ans, étudiant, est né à İstanbul, où il réside toujours :

« Mon père ne m’expliquait pas ce qui s’était passé. Je ne demandais pas non plus qu’il m’explique tout, mais quand j’ai cherché à avoir des réponses il ne m’en parlait pas trop puisqu’il ne connaissait pas l’histoire. Mon père aussi a appris tardivement son histoire. Mais aujourd’hui je veux approfondir le sujet. Par exemple j’ai vu par hasard sur internet le même nom de famille que celui de jeune fille de ma maman et j’ai l’impression que cette personne peut être un de nos parents perdus... J’ai envie de la rechercher maintenant ».

Cette jeune génération commence petit à petit à se souvenir et à vivre avec le passé en l’intégrant au présent. Des indices révélateurs les aident à connaître les histoires vécues. Les jeunes nous affirment que l’histoire des Arméniens ne leur a pas été racontée par leurs familles. Puzant, 24 ans, me dit par exemple :

« Mes parents ne m’ont jamais raconté l’histoire des Arméniens. Mais j’étais curieuse, je voulais savoir ce qui s’était passé dans l’histoire, parce que j’entendais divers récits sur les Arméniens. Donc quand j’étais au lycée, aux cours d’histoire j’avais compris qu’il y avait eu des guerres ou des luttes entre les Arméniens et les Turcs. Ou par exemple par le biais des médias, j’ai bien vu qu’il y avait eu un génocide arménien, qu’on appelait “le soi disant génocide” (sözde soykırım). »

Alex, jeune universitaire de 25 ans, nous le confirme :

« Non, on ne m’a pas transmis trop d’anecdotes parce que les ancêtres ont vécu des événements graves et il me semble que c’est la raison pour laquelle on ne nous a rien raconté, délibérément, afin de nous défendre et aussi de pouvoir oublier le passé. Pourtant, quand je reviens sur mon enfance, je me souviens très bien qu’on jouait avec les amis un jeu avec des fourmis, on les séparait en deux groupes : les fourmis rouges nommées arméniennes et les noires turques. Cela veut dire qu’il y a une distinction sur ces terres. Je suis sûr que les autres enfants aussi jouaient de la même façon ».

David, 25 ans, né à Istanbul, où il réside toujours :

« Mon grand-père est décédé quand il avait 90 ans et il ne nous a absolument jamais raconté ces histoires. Pourtant il a transmis cette histoire à mon père et pas à moi. Mon père a toujours caché ce qu’il savait. J’ai aujourd’hui du regret puisque je n’ai jamais demandé à mon grand père qu’il nous raconte tout cela. D’un autre coté je ne suis pas sûr que mon grand-père nous l’aurait raconté parce qu’il était un homme très prudent, voire méfiant. Je me souviens très bien qu’il me disait : ne dis pas ton prénom à haute voix, ne te mêle pas trop des histoires à l’université, n’oublie pas que ton identité est différente des autres. J’ai toujours entendu ce genre de conseils ».

De fait, la plupart des Arméniens que j’ai interviewés utilisent leurs prénoms arméniens dans la sphère familiale et l’entourage proche, mais dès qu’ils sont confrontés à des Turcs dans la vie quotidienne, ils se désignent par un prénom turc. De même, la non-utilisation de certains termes comme le mot « génocide » découle à la fois de cette peur et de la pression sociale. En revanche, dès lors que nous établissions une relation de confiance, les interviewés nous emmènent sur les traces du génocide de 1915 – ce qui nous montre que le silence se brise petit à petit, même si l’envie d’oubli demeure très présente. Les interviewés se trouvent en fait pris dans un profond dilemme : ils veulent connaître leur passé, mais en même temps cette connaissance va conditionner leur relation à « l’autre » – c’est à dire le Turc. Nubar, 27 ans, commerçant exprime ce désarroi :

« Si j’apprends quelque chose de plus sur mon passé, je ne pourrais pas vivre aujourd’hui, le présent sera plus difficile. Ce n’est pas bon pour moi. J’ai plus intérêt à ignorer qu’à savoir. »

Je lui demande : quel obstacle y a-t-il à connaître votre histoire ?

« Je ne veux pas faire naître un ennemi devant moi, parce que je sais que si je connais mon passé par ses détails, je pourrais avoir de la haine, d’autres sentiments mauvais envers mon copain, mon ami, mon conjoint. C’est pourquoi le mieux est de ne pas savoir tout, sinon je ne peux pas vivre aujourd’hui, je ne peux respirer le présent, comme je faisais avant ».

En cette année 2015 sera commémoré le centenaire du génocide des Arméniens. Dans le monde entier, les diasporas, les gouvernements et les politiques vont tout au long de l’année, et plus précisément le 24 avril, mettre en œuvre des actions de sensibilisation, de communication et de mobilisation autours de l’événement. Les Arméniens de Turquie, face à ce coup de projecteur, vont se trouver sur le devant de la scène. Leur position va être difficile car leur double besoin d’oubli et d’anamnèse va se jouer dans un environnement hostile, avec toutefois le soutien d’une partie de la population civile, tous citoyens confondus. Une question paraît essentielle : la commémoration de 2015 va-t-elle permettre aux Arméniens de commencer à faire leur deuil ?

P.-S.

Nazli Temir Beyleryan est docteure en sciences sociales. Sa thèse, La mémoire collective à l’épreuve de la politique de l’oubli. Le cas des Arméniens de Turquie à travers trois générations, a été soutenue le 9 juin 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sous la direction de Nilüfer Göle.

Notes

[1Il est important, avant tout, de comprendre la terminologie se référant à la société étudiée. Dans ce travail nous utiliserons ce terme, « la société de Turquie » (Türkiye toplumu), car elle reflète la pluralité ethnique et culturelle du pays alors que les termes « la société turque » renvoient davantage à la turcité d’une des composantes de cette société.

[2Traduction française de cet ouvrage : GURUN, Kâmuran, Le Dossier Arménien, Société Turque d’Histoire, Genève, ed. Triangle, 1983

[3AUGE, Marc, Les formes D’oubli, Paris, Payot, 1998, p.7

[4RICOEUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.541 et p. 554

[5NORA, Pierre, (dir.), Les lieux de mémoire, vol. I, Paris, Quarto - Gallimard, 1997, p.15

[6NICHANIAN, Marc, Edebiyat ve Felaket, Iletisim, Istanbul, 2011, p. 88

[7ALTOUNIAN, Janine, De la culture à l’écriture, l’élaboration d’un héritage traumatique, Paris, Puf, 2012, p.31

[8POLLAK Michael, Expérience concentrationnaire : Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1990, p.15

[9LAPIERRE, Nicole, « Le cadre référentiel de la Shoah », in Ethnologie française, 2007/3 Vol. 37, p. 475-482. p.476