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Le « terrain » et ses zones d’ombre

Déconstruction du « populisme » sécuritaire

par Pierre Tevanian
4 septembre 2010

« Moi, j’ai été sur le terrain, en Seine-Saint-Denis. Les Français nous disaient : Mais allez beaucoup plus fort sur la sécurité, occupez-vous des Roms ! ». Ainsi parlait, il y a peu, un certain Frédéric Lefebvre. Et c’est un fait : hormis les sondages d’opinion, une autre source est immanquablement convoquée, parfois même avec une bonne foi qui manque presque comiquement dans le propos de Lefebvre, par tous ceux qui soutiennent qu’il existe une « demande-populaire-de-fermeté » contre « les-violences-et-incivilités-qui-sévissent-en-banlieue ». Cette source est le « témoignage » des enseignants, des chauffeurs de bus et bien entendu des fameux « élus locaux », qui vivent ou du moins travaillent dans ces fameux « territoires perdus de la république » – bref : la légitimité du terrain. Ce sont souvent ces acteurs – de terrain, donc – qui « font remonter » [1] au sein de leurs partis respectifs et au-delà, dans les médias notamment, les doléances de leurs administrés, avec qui ils se croient en communication quasi-mystique. Or, ces élus ne « sondent » en réalité qu’une toute petite partie de la population : celle qui se déplace à la mairie, demande des rendez-vous, écrit des courriers, ou au moins interpelle ses élus dans la rue.

Il y a en effet un immense point aveugle dans le rapport des élus au « terrain » qu’ils invoquent si volontiers, et ce point aveugle correspond en grande partie, précisément, aux classes populaires. Car la véritable « France d’en bas » est celle qui s’abstient aux élections et refuse de répondre aux sondages mais c’est aussi celle qui est à ce point sans illusions sur la classe politique qu’elle n’écrit pas de lettres, ne demande pas de rendez-vous et n’interpelle même pas ses élus quand elle les croise sur un marché. Les élus oublient toujours cette population qui ne leur parle pas pour la simple raison qu’elle n’a rien à leur dire, qu’elle ne parle pas la même langue ou qu’elle a la certitude de ne pas être entendue.

Inversement, il est logique que ce soient les franges les plus racistes et les plus « sécuritaires » de l’opinion qui se manifestent le plus auprès des élus, puisque ces élus ne cessent depuis deux décennies d’annoncer que c’est sur cette question qu’ils souhaitent agir : c’est sur cette question qu’on peut encore espérer être entendu, et qu’une action de lobby apparaît envisageable. Il y a en somme une espèce de cercle vicieux : plus les élus mettent en avant la « guerre contre l’insécurité », plus ils encouragent les franges les plus racistes et « sécuritaires » de la population à se manifester, et par conséquent plus la « demande sécuritaire » qu’ils recueillent par courrier, rendez-vous et interpellations publiques augmente. Et dans le même temps, plus ces élus se désintéressent de la précarité sociale et des discriminations racistes, plus ils découragent celles et ceux qui vivent ces problèmes et plus ils les dissuadent de se manifester – si bien que, puisque personne ne se manifeste, les élus sont confortés dans l’idée que la précarité et la discrimination n’existent pas, ou n’intéressent personne, hormis une poignée de « droit-de-l’hommistes » et d’« intellectuels parisiens ».

Si le consensus « sécuritaire » a pour conséquence l’occultation des « autres violences » que sont le chômage, la précarité, les discriminations ou les abus policiers, la réciproque est vraie : l’occultation des ces violences facilite l’adhésion au consensus sécuritaire. En effet, si l’on songe plus qu’auparavant à se plaindre des « violences et incivilités » des « jeunes de banlieue », ce n’est pas forcément parce que celles-ci sont plus graves ou plus nombreuses mais peut-être bien parce qu’il est plus difficile qu’avant de se plaindre de son patron ou de ses conditions de travail.

Retour sur les années 80

Tout a commencé au milieu des années 80 lorsque la gauche, alors au pouvoir, s’est fièrement « réconciliée avec l’entreprise » et s’est mise au diapason de la droite en valorisant « le réalisme économique » et « l’esprit d’entreprise », aux dépens du combat syndical, soudainement devenu « archaïque » . Et comme le chômage ne cessait d’augmenter, on a facilement pu faire comprendre aux salariés qu’ils devaient être bien contents d’avoir un emploi. Contents et résignés, car le discours économique dominant présente toujours le chômage et la précarité comme les conséquences inéluctables de la « crise » ou de la « guerre économique » qui fait rage dans le monde. Dix ans de travail idéologique et de matraquage médiatique se sont avérés très efficaces pour persuader une bonne partie des salariés qu’on ne peut pas changer les choses et que « la conjoncture » impose tous les sacrifices.

C’est en grand partie pour cette raison qu’un nombre croissant d’enseignants et fonctionnaires des transports apportent de l’eau au moulin des pires politiques sécuritaires. Leurs plaintes contre la « violence des jeunes de banlieue » ont pour eux un avantage non négligeable : elles leur permettent de voir reconnues les difficultés de leur métier. Si des syndicats enseignants comme la FSU ont pu ces dernières années « jouer la carte sécuritaire » (en interpellant leur ministre sur ce thème, et même en demandant des « Assises de la violence scolaire »), c’est que le prisme de la violence est devenu ? dans l’espace politique et médiatique, le plus consensuel et le plus « légitime » pour réclamer des moyens – tandis que dans le même temps, leur discours traditionnel consistant à demander des moyens pour garantir la réussite scolaire de tous et toutes se heurtait au scepicisme, voire au rejet méprisant, des autorités politiques et des faiseurs d’opinion (« Allons, ce n’est pas une question de moyens ! »).

L’insécurité, seule doléance légitime

Et si de nombreux enseignants, moins cyniquement que leurs dirigeants syndicaux, ont adopté la problématique sécuritaire au détriment des questions de réussite scolaire et d’égalité des chances, c’est pour des raisons analogues : le thème de « la violence des jeunes », en tant que lieu commun, leur est apparu comme le moyen le plus efficace de voir reconnue par le reste de la société la difficulté de leur métier – ce dont les enseignants ont eu grand besoin, en particulier après les multiples injures et invectives que leur ont adressées, par médias interposés, leurs ministres successifs, de Claude Allègre à Xavier Darcos en passant par Luc Ferry. Beaucoup d’enseignants ont en somme adhéré à la problématique sécuritaire parce qu’elle leur permettait d’entendre moins de sarcasmes sur leur légendaire absentéisme ou leurs non moins légendaires « trois mois de vacances », et de rencontrer davantage de regards compatissants ou d’interrogations inquiètes : « Les élèves ne sont pas trop durs ? ».

Cette explication ne supprime aucunement la responsabilité desdits enseignants, en particulier de ceux qui ne se sont mis en grève qu’en réaction à des incidents plus ou moins violents causés par des élèves, en oubliant toutes les autres raisons qu’ils avaient de le faire : les classes surchargées, la multiplication des emplois précaires et plus largement le désengagement de l’État et son consentement à un échec scolaire massif. La contribution de ces enseignants aux politiques sécuritaires des gouvernements Jospin, Raffarin, Villepin et Fillon a été redoutable en termes de légitimation : lorsque même les éducateurs se détournent de l’éducatif pour ne plus demander que de l’encadrement et la punition, les gouvernants ont beau jeu de décréter que l’éducatif a fait son temps et qu’il faut désormais « rétablir la sanction ».

P.-S.

Une première version de ce texte est parue initialement dans Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru en 2004 aux éditions L’Esprit Frappeur.

Une manifestation unitaire aura lieu à Paris le 4 septembre 2010 contre l’actuelle offensive « sécuritaire » du gouvernement Fillon :

« Face à la xénophobie et à la politique du pilori : liberté, égalité, fraternité »

Place de la République à Paris, à 14h00.

Notes

[1Étant pourtant entendu qu’à l’exception des chauffeurs de bus et de certains enseignants non-titulaires, ils ne sont pas véritablement « en bas » de l’échelle sociale – en tout cas nettement au-dessus des « jeunes » qu’ils sont invités à stigmatiser.