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Les chiffres de l’homonationalisme

Construction statistique de l’homophobie comme problème des banlieues françaises (Partie 1)

par Elena Avdija
17 mai 2012

"46% d’agressions physiques ont lieu en banlieue" : tel est le chiffre, pourtant faux, repris allègrement par de nombreux journalistes suite à la publication d’un très curieux travail statistique réalisé par SOS Homophobie en 2005 et 2006. Dans cet article, Elena Avdija a mené une enquête sur la construction de ces chiffres et la manière dont ils ont été relayés par l’auteur d’un livre sur l’homophobie en banlieue paru quelques années plus tard. Elle apporte ainsi un précieux éclairage sur l’apparition d’un nouveau sens commun sur la sexualité : celle-ci serait libre chez "nous", opprimée chez les "autres".

La rentrée littéraire de septembre 2009 voit paraître deux ouvrages autour du phénomène de l’homophobie dans les banlieues françaises. Il s’agit de Homo-ghetto. Gays et lesbiennes dans les cités : les clandestins de la République, de Franck Chaumont et Un homo dans la cité. La descente aux enfers puis la libération d’un homosexuel de culture maghrébine, de Brahim Naït-Balk.

Le choix des titres et des mots-clefs donne immédiatement à voir les associations et les antagonismes sur lesquels se basent les livres. La « République » est opposée aux « cités » et à la « culture maghrébine », deux supposés « enfers » pour les personnes homosexuelles.

Les lignes qui suivent se proposent de prendre pour point de départ le processus d’écriture, de publication et de promotion des deux livres [1]. Etudier l’histoire de ces ouvrages permet de comprendre comment une certaine grille de lecture de l’homosexualité et de l’homophobie s’est instaurée ces dernières années. L’important relais médiatique qui a suivi leur publication est en effet parlant. Avec plus de vingt occurrences en quatre mois sur les chaînes de télévision et la presse papier nationale, l’engouement médiatique pour les deux livres est immédiat (Avdija, 2011).

Ancien responsable de la communication pour l’association Ni Putes Ni Soumises, et actuellement attaché parlementaire de la députée socialiste Aurélie Filipetti, l’auteur de Homo-ghetto mobilise dans son livre et à l’occasion de ses apparitions médiatiques, les statistiques produites par l’association française SOS homophobie. Ces dernières lui permettent de bâtir un argument selon lequel l’on assisterait actuellement à «  l’instauration d’une communauté homosexuelle à deux vitesses.  » D’un côté il y aurait « cette homosexualité établie, maintenant reconnue, dans les centres villes, qui est prescriptrice de tendance, qu’il est de bon ton de fréquenter, qui obtient de plus en plus de droits, et à côté de là, mais à 10km du centre ville, dans des cités ghetto qui sont exclues de toute modernité, on a affaire à une homophobie qu’on aurait même pas imaginé, qu’il n’y aurait même pas eu 50 ans avant  » (Chaumont, invité sur le plateau de « Vie privée vie publique », France 3, le 02.10.09) [2]. Ces statistiques sont ensuite relayées dans la presse [3]. SOS homophobie, qui produit ces chiffres, dispose du monopole de la production des statistiques liées à l’homophobie. Elle est le seul organisme en France à diffuser annuellement des publications quantitatives sur la question. Or, l’on sait que « la production de chiffres, loin de ne faire que refléter la réalité, contribue à la définir, et, de ce fait, contribue à durcir le ‘‘problème social’’ » (Tissot, 2004, 91). Ces statistiques, ainsi visibilisées dans l’espace médiatique, ont à leur tour contribué à dessiner les contours du phénomène décrit dans le livre de Franck Chaumont : « l’homophobie en banlieue ».

Cet article se propose ainsi de revenir sur la genèse de ces statistiques à travers le livre de Franck Chaumont et de sa promotion médiatique. Pour comprendre la fabrication des représentations autour des sexualités, il est nécessaire de se pencher sur les processus de production des chiffres qui les consolident. Retracer ce parcours, du chiffre statistique au chiffre politique, permettra de saisir les nuances et les décalages qui sont à la base des discours médiatiques mais qui n’apparaissent cependant pas une fois l’article journalistique publié. Pour commencer, je reviendrai sur les axes qui structurent le livre de Franck Chaumont.

Homo-ghetto : la dichotomie centre-ville/banlieue

Le livre de Franck Chaumont est structuré en une succession d’une dizaine de témoignages. Une introduction ouvre le sujet, résumant brièvement le parcours de l’auteur et les éléments qui l’ont amené à l’objet de son livre. La deuxième partie comporte une généalogie de dates clefs de l’histoire sociale de l’homosexualité, un « tour du monde » de l’état des droits des personnes LGBT, ainsi qu’un bref retour sur les témoignages sous forme d’« analyse ». La plupart des témoins interrogé-es sont des hommes (dix sur quatorze), la majorité d’entre elles/eux sont décrit-es comme étant « d’origine maghrébine ». Les deux témoins franco-français-es, sont pour l’un éducateur et pour l’autre, enseignante (et seule hétérosexuelle interrogée). Les deux résident en « banlieue » dans le cadre de leurs fonctions professionnelles.

La démarche de Franck Chaumont se base sur une mise en opposition de deux formes de vécu de l’homophobie : celle rencontrée selon lui dans les quartiers dits sensibles, et l’autre, supposée moins violente, des centre-ville. Cette mise en opposition implique tacitement une comparaison. Pour affirmer qu’une situation est pire qu’une autre, il s’agit de pouvoir décrire les deux. Franck Chaumont s’applique à restituer, selon ses propres grilles d’analyse, des témoignages venant de l’un de ces espaces, les « banlieues » sans pour autant proposer d’investigation sur les questions d’homophobie et d’homosexualité en général.

* « Du coup, pour écrire votre livre, est-ce que vous avez au préalable aussi fait une recherche sur des livres qui traitent d’homosexualité, ou de banlieue… comment ça se passe quand on écrit un livre ?

* Oui, on regarde. J’ai fait une recherche sur ce qui était sorti en presse écrite magazine, j’avais déjà lu par ailleurs, j’ai cherché des livres… J’ai fait google homo, cité homo. Après j’ai lu des bouquins sur le monde arabe. C’est l’éditrice qui m’a conseillé des bouquins, elle me disait « tiens lis ce bouquin il sort dans 15 jours » donc voilà je l’ai lu. Après, j’ai lu des choses sur la ghettoïsation plutôt, parce que moi mon sujet était aussi de montrer comment se met en place une ghettoïsation, un enfermement. C’est la ghettoïsation qui créé ce recul en banlieue… Donc sur l’homosexualité en banlieue, aucun livre n’était sorti. Après, y avait des livres qui étaient sortis, c’était les homos et l’islam, mais c’est différent. C’est pas dans les quartiers. Voilà, donc c’était rapide parce que y a pas tellement de choses. » (Entretien avec Franck Chaumont)

Dès lors, une série d’évènements qui peuvent lui paraître spécifiques aux « banlieues » peuvent très bien se révéler être en réalité propre aux situations quotidiennes d’homophobie. Les situations que décrit Franck Chaumont seront pour la plupart familières à la lectrice et au lecteur connaissant ne serait-ce que superficiellement la littérature ou le quotidien gai et lesbien. L’homophobie dans les « banlieues » selon Franck Chaumont, se passe un peu comme dans les romans de Proust : « Charlus n’aime pas Vaugoubert : il le trouve trop voyant, trop exubérant. Il se veut viril et déteste l’efféminement. Il se veut discret et craint les effets de cette exubérance.  » (Proust, 1921) Ainsi,

«  Majid préfère les garçons aux filles, mais déteste les pédés. C’est ainsi qu’il m’avoue ingénument avoir organisé une expédition punitive pour jeter des cannettes de bière sur des homos, à l’île du Ramier, l’un des principaux lieux de drague de Toulouse. En vrai petit gars des cités, il rejette avec violence la représentation sociale de l’homosexualité. Dans sa hiérarchie des valeurs, l’homo passif, inexcusable, est voué aux gémonies. » (Chaumont, 2009, 20)

Les phénomènes décrits obéissent aux structures d’un « placard » homosexuel qui implique une intériorisation de l’homophobie et de la hiérarchie des sexualités. Il s’agit non seulement de taire sa sexualité, mais également d’éviter d’en porter les apparents stigmates. Dès lors :

« il ne paraît pas non plus improbable [que] (...) contre des stéréotypes négatifs, contre un regard blessant ou de simples insultes, contre une interprétation coercitive de nos productions corporelles, certain(e) puissent choisir de rester délibérément au placard ou d’y retourner dans certains ou tous les segments de leur vie.  » (Kosofsky-Sedgwick, 1990, 86).

Une grille de lecture culturaliste

Toute l’analyse de Franck Chaumont s’appuie sur des grilles de lectures préexistantes à son étude. D’une part, la dichotomie, essentielle, sur laquelle se base le livre en question, celle qui sépare « les centres villes » des « banlieues », ne fait à aucun moment l’objet d’une définition. Parle-t-il de toute la périphérie parisienne ou uniquement des quartiers les plus défavorisés ? Les explications de l’auteur recourent essentiellement à des lecures en terme de « culture » ou de « religion ». Quand ces deux éléments ne peuvent expliquer un phénomène (l’homophobie ou son absence), ils deviennent dès lors des caractéristiques à expliquer :

« Entendre une mère maghrébine parler d’un sujet aussi peu évident avec un tel naturel m’épate (...) La réaction de Jamaïa m’étonne de plus en plus. Comment une femme de son âge qui, comme elle, baigne dans la culture maghrébine, peut-elle faire preuve d’une telle ouverture d’esprit ? Là encore, la réponse fuse : ’’C’est Dieu qui l’a fait comme ça !’’ Comme Jamaïa n’envisage pas de critiquer l’œuvre de Dieu, elle ne peut qu’accepter son fils tel qu’il est. » (Chaumont, 2009, 95-97)

Cette citation nous permet de dégager deux éléments. Incapable de penser en dehors des schèmes religieux qui structurent sa vie de « mère musulmane », l’enquêtée ne pourrait donc accepter l’homosexualité de son fils qu’avec l’accord divin. La marge de manœuvre et de réflexion qu’une « mère occidentale » (ou blanche) pourrait avoir dans une laïcité très républicaine est perçue dans le cas d’une « mère maghrébine » avec un très grand étonnement, et est expliquée par un recours à l’œuvre d’un Dieu qu’elle n’envisagerait pas de critiquer.

Ce commentaire s’appuie sur des schémas de pensée essentialistes et culturalistes qui attribuent à certaines catégories d’individu-es des comportements figés dans ce qui est défini comme une certaine « culture », et reproduit des dichotomies entre des manières de penser qui seraient tributaires d’une capacité à raisonner de manière autonome et d’autres qui ne pourraient se faire que dans le cadre de la foi et de ses structures. Comme l’explique Annamaria Rivera,

« dans cette perspective, la ‘‘« culture judéo-chrétienne » est considérée comme supérieure car elle est libérale, flexible et en perpétuelle évolution tandis que la culture musulmane, essentiellement perçue comme un carcan strict et figé, restreindrait la liberté de l’individu et expliquerait ses problèmes’’ d’intégration dans les sociétés européennes » (Rivera, 2000, 81).

Ainsi, la culture, comme critère causal, n’intervient que pour expliquer l’homophobie des groupes racisés. Les femmes et hommes blanc-hes, quant à elles/eux, n’ont nul besoin d’être caractérisé-es en termes culturels, puisqu’elles/ils font partie intégrante de la culture de référence qui n’a guère besoin de se parler. Lorsque

« les agents impliqués sont des immigrant-es de couleur, un comportement que nous considérons comme problématique, nous le qualifions de ‘‘culturel’’(…). En revanche, si dans des circonstances analogues, il s’agit [de blancs], nous y voyons un cas isolé de comportement aberrant et non l’expression d’une culture racialisée » (Volpp, 2006, 15).

Partie 2

Notes

[1Cet article est tiré d’un travail de recherche intitulé "La construction de l’homophobie comme problème des banlieues françaises"

[2Les chiffres cités dans la presse seront toujours les mêmes. Par exemple : « Cet ancien journaliste à Beur FM et RFI cite une enquête de SOS Homophobie datant de 2006 et assurant que 46 % des violences faites aux homosexuels ont eu lieu dans les quartiers populaires bordant les grandes villes. » (Anna Topaloff, « Les homos damnés des cités » in Marianne, 25.09.2009)

[3Pour ne citer que les plus grands médias nationaux, les chiffres de l’association ont été mobilisés dans la presse écrite : Inrockuptibles, Le Nouvel Observateur, Marianne, la presse radio : France Culture, et la presse télévisuelle : France 3, France 5, M6 (liste non exhaustie).