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Les faux subversifs

À propos de Houellebecq, Dantec, Sollers et autres specimens du star-system littéraire

par Faysal Riad
15 août 2005

Dantec, Houellebecq, Beigbeder, Angot, Sollers... voudraient passer (et passent visiblement pour tels aux yeux de nombreux critiques) pour des auteurs subversifs. Comment cela est-il possible ? Comment peut-on être aussi célèbres, aussi célébrés et être ainsi considérés comme « maudits » ? Comment peut-on se sentir aussi seul et vouloir ressembler à Charles Baudelaire lorsqu’on a défendu comme certains éditeurs mondains amis de T. Ardisson le « oui » au référendum sur la constitution européenne ? Qu’est-ce que cette solitude qui consiste, quand on s’appelle Houellebecq, par exemple, et qu’on s’en prend aujourd’hui, comble du courage, à une religion aussi appréciée de nos compatriotes que l’islam, à être entouré d’auteurs aussi traqués, insoumis et révoltés que Fallacci ou Taguieff ? Quelles sont les méthodes visiblement très efficaces de ces faux subversifs ?

L’auteur qui déclare que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam... » est considéré entre autre par le magazine Lire comme un auteur « à contre courant des modes... ». A contre-courant ? Je croyais au contraire que la haine de l’islam était la norme chez nos « intellectuels » et nos écrivains ultra-médiatiques. J’ignorais que dans le pays qui avait voté aussi massivement pour le FN en 2002, et qui a pour président un homme qui se plaignait il n’y a pas si longtemps de certains bruits et de certaines odeurs, être islamophobe était une position si originale.

De son côté l’ex ( ? ) publicitaire Beigbeder voudrait être une sorte de dandy anticapitaliste pendant que les balladuro-maoïstes bordelais passent dans les plateaux de télé pour les héritiers de Crébillon ou de Lautréamont (en mieux bien sûr car plus « actuels »...) [1]. Le très rockenrolleux Dantec, considéré comme un des meilleurs auteurs contemporains par de nombreux critiques est, comme si de rien n’était, le plus normalement du monde, interrogé sur ses idées politiques, sa vision du monde... par nos très courageux journalistes du service public qui semblent ignorer certaines de ses prises de position (sérieuses ? C’est tout le problème, paraît-il...) très éloignées de ce que l’on pourrait attendre d’un artiste inspiré par l’esprit de contestation qui dit-on anime le genre musical dont sa littérature se réclame.

Pourquoi pas, diront peut-être certains... Oui, en effet : pourquoi pas ? Le Front national est après tout notre troisième grand parti national (il est même arrivé en seconde position à la dernière élection présidentielle), et bon nombre de ses « idées » sont récupérées par les bons partis « républicains »... L’économie (sociale ou antisociale) de marché est bel et bien le modèle le plus « raisonnable » pour la plupart de nos dirigeants de droite et de gauche. Effectivement ces auteurs ne sont après tout qu’à l’image de notre société. Cela a très souvent été le cas dans l’histoire de notre littérature.

L’industrialisation des biens culturels analysée par Adorno et Horkheimer [2] a de plus certainement aggravé le degré de nullité nécessaire à l’élaboration d’un produit de consommation efficace voyant ainsi le niveau des auteurs à la mode atteindre des sommets de bêtise inouïs...

Cela est donc compréhensible.

Notre but n’est donc pas de les démasquer puisqu’une lecture un peu attentive permettrait de se rendre compte en quelques secondes du niveau affligeant que peuvent atteindre bon nombre de romans considérés par Josyane Savigneau [3] comme de véritables chefs-d’oeuvre.

Nous tenterons seulement de nous demander comment ces génies parviennent à faire passer pour éminemment originales les idées réactionnaires les plus vulgaires. Existe-t-il une stratégie commune ? Quelles sont leurs méthodes, leurs armes ? Ces questions sont à nos yeux essentielles car elles permettent d’une part de nous prémunir contre les usurpateurs professionnels et d’autre part de comprendre que leur succès est loin d’être sans incidence pour les véritables contestataires.

1. Paradoxe et contradiction

Le paradoxe - étymologiquement « contre la doxa » - est selon le Larousse une « chose contraire à l’opinion commune ». Dans notre histoire culturelle, les penseurs subversifs ont souvent été taxés de paradoxaux : lorsqu’une pensée ne va pas de soi, qu’elle remet en cause ce qu’on croit être évident, elle peut être qualifiée de paradoxale.

Le paradoxe est à distinguer clairement de la contradiction qui est, selon le même dictionnaire une

« proposition fausse quelle que soit la valeur de ses variables ».

On le voit bien, le paradoxe, peut en théorie cacher une contradiction, mais peut aussi révéler une vérité que l’opinion commune ignore. Alors que la contradiction ne peut en aucun cas être une vérité.

Par exemple certaines positions sont logiquement impossibles : être nazi et libertaire, marxiste et ultralibéral, homophobe et humaniste, anarchiste et de droite, antisémite et rationnel, islamophobe et tolérant... Toutes ces positions, pourtant très courantes dans le monde intellectuel français, sont tout bonnement contradictoires.

Bien sûr, les escrocs n’annoncent que très rarement la couleur, et les très nombreux « penseurs » qui vivent de leur malhonnêteté intellectuelle n’avouent que très rarement l’inanité de leurs écrits. Ainsi, une position proprement contradictoire est souvent par ignorance ou par complicité qualifiée par de nombreux critiques de « paradoxale », conférant ainsi à la plus plate bêtise le statut que peuvent avoir les positions d’un Rousseau ou d’un Bourdieu... Paradoxal le fait d’être publicitaire et de dénoncer ( certes sans prendre trop de risques ) les horreurs du « système » ? Non c’est une contradiction. « Aimer les juifs » et avoir « de la sympathie pour Pétain » comme le dit (par provocation ?) Houellebecq dans le magazine Lire ? Contradiction.

De plus, ce qui est censé être « contre la doxa » est le plus souvent justement la pensée la plus vulgaire : Houellebecq se moque des féministes, des antiracistes et autres progressistes qui sont loin d’inspirer la politique officielle de notre gouvernement, alors que ce sont plutôt ces positions qui peuvent être qualifiées de doxa.

Il ne s’agit évidemment pas d’interdire les contradictions : tout le monde peut s’amuser à énoncer des bêtises, soit pour montrer l’absurdité de notre monde (comme l’ont fait magistralement de nombreux auteurs du XXe siècle) soit pour s’en moquer. Aussi certaines personnes tombent-elles parfois sérieusement malades, et souffrent de leurs contradictions. Ce ne peut évidemment pas être le cas de nos stars qui semblent bien avoir la tête sur les épaules dans la mesure où elles savent parfaitement exploiter les modes du moment... S’il ne s’agit pas d’interdire quoi que ce soit, nous pouvons néanmoins réfléchir sur le statut de ces contradictions : pourquoi certains auteurs se contredisent - ils ? Et surtout, puisque cela semble être l’argument principal de leurs valeureux défenseurs, sont-ils vraiment sérieux ?

2. Le second degré

« Mais vous n’y comprenez rien ! A travers ces bêtises nos génies dénoncent en fait les lieux communs. »

Ainsi en soutenant Balladur, Sollers cherchait en fait à s’en moquer. En insultant l’islam, Houellebecq se moquait de l’islamophobie. En appelant à voter « oui » au référendum, Beigbeder appelait en fait à voter « non »... En ces conditions, qu’est-ce qui au juste est à « contre courant des modes » : être islamophobe, ou se moquer des islamophobes au second degré ? Comment distinguer les racistes de ceux qui font semblant d’être racistes pour dénoncer le racisme ?

Peu nous importe en réalité de savoir ce que pense vraiment Houellebecq. Qu’il soit au fond raciste ou pas, qu’il ait ou non des amis musulmans, ne nous intéresse pas. Et ce que certains de ses défenseurs prétendent comprendre de ses romans n’a aucune valeur si cela contredit totalement et son discours et, ce qui est le plus important, ses prises de positions publiques. Car ce qui importe, ce sont les positions qu’il choisit d’adopter en tant que personne publique face aux problèmes de son temps. Les arguments du type : « Oui mais en réalité, secrètement, au fond... il n’en est rien... » n’ont aucune valeur, car ils peuvent s’appliquer à tout le monde, et donc tout justifier.

Comment, par exemple, pouvait-on distinguer dans les années 30 les ironiques désespérés qui se sont finalement engagés dans la Résistance, des ironiques futurs collabos ? D’un point de vue pragmatique, plusieurs raisons peuvent pousser un artiste à se moquer des humains : le désespoir (parce qu’on voudrait que le monde soit meilleur) ou par cynisme (s’il l’on est vraiment misanthrope). Telle est la différence entre Sacha Guitry et Romain Gary, par exemple : deux attitudes radicalement différentes pendant la guerre, alors que tout deux, à leur manière, semblaient porter sur leur époque le même regard moqueur ... Il n’en était rien en réalité, et c’est uniquement leur attitude face aux problèmes de leur temps qui nous permet de mieux comprendre la vraie nature de leur dérision. Que fait Houellebecq aujourd’hui contre le sexisme ou l’islamophobie, pour nous permettre éventuellement de prendre ses romans au second degré ?

Sans compter évidemment que ce second degré serait pour le coup en contradiction totale avec son opposition au « droits-de-l’hommisme » et au « politiquement correct » ! Car s’il prétend aimer Pétain pour s’opposer à la « bien-pensance », comment peut-il en même temps être bien-pensant en dénonçant secrètement l’islamophobie ?

Un élément intéressant doit être relevé ici : pour pouvoir passer pour ironique, une affirmation vulgaire, donc partagée par de nombreuses personnes susceptibles d’acheter son bouquin, est souvent accompagnée d’une plaisanterie ou d’une concession censées faire passer le tout pour une provocation. Ainsi après avoir tenu un discours contre l’islam, Houellebecq affirme que « les juifs sont plus intelligents et plus intéressants que la moyenne » (ce qui d’ailleurs est tout aussi raciste dans la mesure où par essentialisme, un groupe humain est ainsi qualifié globalement ). Il dit qu’il a de la sympathie pour Pétain et qu’il aurait été collaborateur pendant l’occupation, il s’empresse d’ajouter qu’il aurait essayé de « sauver des juifs ».

Or force est de constater qu’il n’y a malheureusement aucune originalité dans le fait d’aimer Pétain. De plus, lorsqu’on voulait vraiment « sauver des juifs », on ne devenait que très rarement collaborateur [4]. En réalité, critiquer De Gaulle et relativiser la collaboration est justement caractéristique de l’attitude consistant à s’opposer à la prétendue « bien-pensance ». Cela aurait été valable si la majorité du peuple français avait été résistant et si les idées racistes de Vichy avaient réellement disparues. Tel n’est pas le cas.

3. L’autre grand truc : la théorie narratologique

« Mais vous n’y comprenez rien ! Les instances énonciatives, le narrateur, l’auteur, le personnage, le scripteur... sont des instances différentes ! ».

Bien sûr, nous avons été à l’école nous aussi, et nous avons parfaitement compris ce cours fort intéressant. La distinction des instances énonciatives est très pratique pour analyser par exemple une oeuvre qui joue de la complexité des rapports entre fiction et réalité. Mais cela n’enlève rien à la valeur idéologique d’un discours en général et d’un roman en particulier : de l’intrigue, du dénouement, du discours des personnages (à distinguer évidemment de la pensée de l’auteur), enfin de la logique générale de l’oeuvre, se dégage toujours une certaine vision du monde, un certain positionnement idéologique. Et ce positionnement peut ou non correspondre à des prises de positions que prennent parfois les auteurs en tant que personnes publiques.

Michel Houellebecq a bien sûr le droit d’être en accord ou en désaccord avec ce que dit son narrateur ou son personnage. Peu nous importe en réalité ; mais s’il s’avère que ses propos tenus en tant que personne publique dans un magazine correspondent à ce que dit son roman, alors on ne peut plus nous répondre sur le terrain si commode de la théorie narratologique qui semble cacher une évidence : les différentes instances énonciatives ne sont que des rôles tenus réellement par une personne réelle qui peut jouer de cette complexité pour défendre dans les faits telles ou telles positions.

On le voit bien, l’argument théorique est très pratique pour justifier tout et n’importe quoi.

4. Pervertir la subversion

Ces bêtises ne sont pas sans risques : en faisant passer ces auteurs vulgaires pour des poètes maudits, c’est justement la véritable contestation qui risque d’en pâtir : si la seule critique à formuler au capitalisme est celle de Beigbeder, alors oui, les choses sont bien tristes, mais que voulez-vous y faire ? En faisant passer les rares penseurs progressistes pour de dangereux terroristes de la pensée, en faisant passer la doxa réactionnaire pour de l’insoumission et l’insoumission pour de la pensée officielle, nos auteurs sont en fait les meilleurs défenseurs de l’ordre établi.

S’en prennent-ils au gouvernement ? À Jean-Pierre Raffarin ? À De Villepin ? A Sarkozy ? À Seillière de Laborde ? Non, les dirigeants politiques ne représentent bien sûr aucun dangers aux yeux de nos très courageux auteurs « à contre courant des modes ». À les entendre, le danger viendrait plutôt, semble-t-il, des féministes ou des alter-mondialistes...

P.-S.

Lire aussi :

 Pierre Tevanian, « Trois thèses sur Houellebecq et Chevènement » ;

 Éric Fassin, « Houellebecq sociologue » ;

 Princesse de Clèves Islamogauchiste, « Tressaillement d’enthousiasme »

Notes

[1Sur le balladuro-maoïste en question, un dénommé Philippe Sollers, cf. l’article de Pierre Bourdieu repris dans le volume Interventions 2, aux éditions Raison d’agir

[2Cf. T. Adorno, M. Horkheimer, Dialiectique de la raison, Gallimard, 1983

[3Directrice du Monde des livres

[4Notons au passage que l’image du « collabo qui cherche en fait à sauver des juifs » est justement l’image qu’ont cherché à prendre les Papon, Bousquet et compagnie.