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Les mamans portant le foulard, la gauche et le bon sens

Réflexions sur la laïcité et son dévoiement

par Joël Roman
21 février 2012

On aurait pu croire que la gauche, après avoir obtenu la majorité au Sénat, s’emploierait à préfigurer ce qu’elle compte faire quand elle sera au pouvoir, que les urgences politiques et sociales commanderaient qu’elle examine en priorité des proposition de lois de réformes structurelles touchant à l’impôt, au budget de l’Etat, aux conditions de la négociation sociale. Ou bien que la question des institutions retiendrait son attention, celle des modalités de la décentralisation, de l’instauration du conseiller territorial ou de la modification souhaitée par la majorité parlementaire actuelle de la clause de compétence générale des collectivités territoriales. Le Sénat est attendu sur ce terrain et ces questions ont pesé dans le basculement à gauche de la Haute assemblée...

Ou alors, on peut estimer que sûre de sa prochaine victoire à l’élection présidentielle, et respectueuse des traditions, elle ne voulait pas trop marquer le nouveau quinquennat par des initiatives trop audacieuses, et souhaitait laisser la primeur des annonces sur ces sujets au candidat puis au Président, sans les défricher . Dans ce cas, il lui restait le champ considérable de réformes visant à un peu plus libéraliser nos institutions et nos mœurs : la contestation de la loi Hadopi, l’éventualité du mariage homosexuel, ou encore le statut pénal du Chef de l’Etat, auraient pu lui fournir d’utiles thèmes de réflexion pour déployer une activité législative.

Et bien non : la gauche n’a trouvé rien de plus urgent, rien de plus symbolique, rien de plus identitaire que de mettre en discussion et d’adopter le 17 janvier un projet de loi visant à interdire le port du foulard aux personnes chargées de l’accueil de la petite enfance, notamment les assistantes maternelles à domicile. Autrement dit, alors même que le Sénat se présente traditionnellement comme le bastion de la défense des libertés individuelles, il a voté une loi d’interdiction et d’intrusion dans la sphère privée. Car comment une telle loi pourrait-elle entrer en application, sauf à prévoir une batterie de contrôleurs habilités à constater, à domicile, que la future nounou ou l’assistante maternelle en exercice a bien retiré son foulard ?

A l’unisson d’autres décisions, comme la décision récente du tribunal administratif de Montreuil qui valide l’interdiction faite dans le règlement d’une école primaire d’accompagnement des sorties scolaires par des mamans portant le foulard, une telle orientation signe un engagement résolu contre la pratique ordinaire de l’islam dans les milieux populaires issus de l’immigration. Il est vrai comme le dit le tribunal de Montreuil qu’

« il ne résulte d’aucune disposition législative ou réglementaire que le règlement intérieur d’un établissement scolaire soit tenu de respecter ou de contribuer à la cohésion sociale ».

La garde de jeunes enfants non plus, sans doute.

Une telle obsession est tout à fois grotesque et ridicule : Croit-on qu’agir ainsi limitera l’influence politique d’Ennadha en Tunisie puisque ce péril a été vivement dénoncé ? Cherche-t-on à tenir à distance de la vie commune les musulmans pratiquants ? Assiste-t-on en matière d’islamophobie à une sévère concurrence entre la gauche, l’UMP et le Front national ?

Il faut rappeler que les assistantes maternelles, agréées par les services de la protection maternelle et infantile (PMI), accueillent à leur domicile, dans leur cadre de vie habituel, les enfants qui ne sont pas encore d’âge scolaire, dont les deux parents travaillent et qui n’ont pas pu, ou pas souhaité bénéficier d’un accueil collectif dans une structure dédiée (crèche). Il s’est même trouvé des pédagogues et des psychologues pour juger que cette première sorite hors du cocon familial pouvait avoir des vertus de socialisation, mais ce devaient être de dangereux irresponsables. Comment veut-on dans certains départements à forte population issue de l’immigration, recruter des assistantes maternelles offrant toutes les garanties du non port du foulard ? Estime-t-on que la nounou qui accueille l’enfant à son domicile, lui fournit quelques jouets d’éveil, le nourrit et lui permet de faire la sieste représente un danger de prosélytisme ?

Surtout, il s’agit là d’une ingérence inadmissible de la puissance publique dans la vie privée : faudra-t-il demain traiter le domicile des assistantes familiales comme des institutions publiques, en bannir tous les objets qui pourraient avoir une résonance religieuse (crucifix aux murs, chandeliers, mezouzahs sur la porte d’entrée, etc.) ? En la matière c’est l’intérêt de l’enfant qui doit primer : faisons confiance aux services de la PMI pour se méfier des familles où régnerait une ambiance sectaire et confinée, tout comme, et c’est sans doute le danger le plus pressant, de celles ou l’enfant serait en permanence placé devant un poste de télévision allumé.

En revanche, faut-il disqualifier une assistante maternelle chaleureuse et enjouée, qui mitonne aux enfants de bons petits plats et se montre attentive à leur développement au seul motif qu’elle porte un foulard quand elle sort de chez elle, comme c’est son habitude ? De même faut- il décourager des mères de famille, souvent de mieux très populaires, qui, faisant taire leur appréhension devant l’institution scolaire franchissent le pas et se proposent d’accompagner leur enfant et ses camarades lors de sorties scolaires ? Que pensera l’enfant en voyant sa mère ainsi refoulée comme une personne dangereuse ?

Cette initiative malheureuse est symptomatique d’une grave dérive. Impulsée par de prétendus défenseurs de la laïcité qui n’ont en réalité pour seul but, que de pourfendre toute visibilité de l’islam, au mépris de l’esprit et de la lettre de la loi de 1905 qui est d’abord une loi de liberté et garantit la liberté de conscience et la liberté d’exercice du culte, cette proposition a été inconsidérément suivie par une majorité de sénateurs de gauche (grâce à la vigilance d’Esther Benbassa, les élus Europe écologie-Les Verts ne sont pas tombés dans ce piège grossier, tandis que les communistes s’abstenaient), prompts à croire dès qu’on le leur affirme que la laïcité est aujourd’hui profondément menacée en France par les pratiques ordinaires des musulmans ordinaires. Ce qui témoigne d’une ignorance profonde de la manière dont vivent les gens dans les milieux où de fait la pratique de l’islam est effectivement répandue, des valeurs de liberté auxquelles ils sont attachés et d’un empressement à se rallier à une lecture culturaliste de la question sociale.

La Pression du Front national est bien évidemment particulièrement sensible dans ce genre de dérive. Est-il donc si difficile d’y répondre en invoquant le véritable principe de la laïcité, les valeurs de liberté ? N’est-il plus possible de considérer les musulmans sans suspicion ? Au-delà est-il encore possible de tenter une appréciation positive de l’immigration en France ? La gauche croit-elle que s’est en se reniant qu’elle gagnera les élections ? Ce n’est désormais plus une question politique, mais une question morale. Cette gauche-là, nous n’en avons jamais été et nous n’en serons jamais.

P.-S.

Paru initialement dans la revue Esprit, ce texte est repris avec l’amicale autorisation de son auteur.