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Les plus silencieuses

Un souvenir important

par Pınar Selek
31 mars 2023

En hommage et soutien à Pinar Selek, dont débute aujourd’hui le nouveau procès, éminemment politique, et éminemment odieux, nous republions un extrait de son livre Parce qu’ils sont arméniens, qui reparait cette année. Nous sommes dans un collège d’Istanbul, peu après le coup d’Etat de 1980. On y chante, comme on le fera dans toutes les écoles jusqu’aux années 2000, tous les lundis matins et tous les vendredis après-midis, cet hymne nationaliste : « Heureux celui qui se dit turc ! » – et la formule est même inscrite au fronton de l’établissement. Fille d’un dissident emprisonné, Pınar Selek est en classe avec des dizaines d’adolescentes « obsédées par les marques », quelques filles d’intellectuels de gauche, deux Juives et quatre Arméniennes. C’est auprès de ces dernières qu’elle commence à ressentir, confusément d’abord, quelque chose que l’impitoyable monde militant, là-bas comme ici, méconnaît avec une grande brutalité, mais qu’elle finira par comprendre et qui est évoqué de manière à la fois très simple et très forte tout au long de ce livre paru initialement en 2015, intitulé Parce qu’ils sont arméniens : la production de l’être timide par une intimidation, la production de l’être apeuré par une terreur infligée, la production de l’être mutique par une censure et une absence d’écoute, la production de l’être soumis par une violence, un massacre, un héritage traumatique – et, symétriquement, le paradoxal et problématique (et trop inquestionné) enracinement de l’éthique et de l’esthétique de la révolte dans la « cuirasse d’assurance » que confère une « identité dominante ».

En classe, ma main était toujours levée. Autant que mes mots le permettaient, je parlais d’égalité, de liberté, de paix. Et de temps à autre, j’osais même prononcer les mots « capitalisme » ou « fascisme ». Les caricatures me fixaient comme si j’étais une vilaine communiste. La situation de mon père les poussait sans doute à me tolérer. Dans toute l’école, aucune autre élève n’avait sa mère ou son père en prison. J’ai eu beau chercher, je n’ai trouvé personne. J’en avais parfois assez d’être la rebelle de la classe. Je me cherchais des complices.

Savez-vous qui étaient les plus silencieuses pendant ces cours ? Les Arméniennes…

Je me disais que je devais me rapprocher de ceux et celles que les fantoches insultaient, qui poussaient le dictateur à sortir de ses gonds. Que je devais prendre leurs mains et les poser sur mon coeur, glisser dans ces mains tous les poèmes en bouquet. Les Arméniennes n’étaient-elles pas les seules avec qui je pouvais partager le tourment qui me rongeait ? Il fallait que nous devenions amies. Ensemble, nous devions arracher le képi du dictateur et le jeter à terre !

Mais enfin, pourquoi ne répondaient-elles pas aux insultes ?

Rien de rien… Ces filles ne bougeaient pas davantage qu’une feuille effleurée par le vent. On aurait dit qu’elles n’avaient pas le même âge que nous, qu’elles étaient des soeurs aînées plus mûres. Des tantes soucieuses, éteintes, silencieuses. Nos camarades muettes. Des filles studieuses et sages qui mangeaient ensemble des sandwiches apportés de chez elles. Et le pire était que nous nous habituions à cette image de « l’Arménien froussard ».

Pourquoi dis-je « nous » ? Je m’habituais, alors que je savais que le dictateur, la télévision, les manuels scolaires et les professeurs guignolesques débitaient des mensonges ; alors que j’avais entendu parler du génocide et que j’avais une certaine complicité avec telle « madame » ou tel « monsieur » fréquentant la pharmacie de ma mère.

Je ne me creusais pas la tête. J’avais intériorisé leur résignation. Je n’ai pas essayé une seule fois de me mettre à la place de ces filles. Je n’ai aucunement fait le rapport entre leur attitude et le fameux « parce qu’elle est arménienne » dont j’avais saisi l’absurdité enfant.

Plus tard, l’une de ces camarades craintives m’a rappelé ces mots. Me croirez-vous si je vous disais que j’ai oublié son prénom ?

Quel est le prix de l’oubli ? Que devient-on lorsqu’on oublie ?

À la sortie du lycée, alors que la plupart des filles prenaient les navettes pour rentrer chez elles, nous étions quelques-unes à traverser jusqu’au trottoir d’en face pour faire du stop. C’était interdit et, comme nous étions en uniforme, nous risquions le conseil de discipline. Mais personne ne nous a jamais remarquées et nous avons toujours circulé ainsi entre la maison et l’école.

Un jour, nous avons un peu traîné après les cours et la camarade au prénom oublié a raté sa navette.

– Allez, viens ! T’as qu’à faire du stop avec nous !

Elle ne voulait pas. Nous avons insisté.

– Quoi ? Nous aussi on fait ça en cachette de nos familles !

– Ce n’est pas à cause de ma famille…

– C’est parce que t’es boursière ? Personne n’est allé au conseil de discipline pour ça, t’en fais pas.

Elle tressaillit comme une abeille prise au piège.

– C’est parce que je suis arménienne.

Personne ne comprit. Mais comme par magie, ces mots nous firent taire.

Elle avait des yeux noisette. Un regard embué qui me fixa avant de se perdre au sol.

Je ne fis pas le lien entre ce chuchotement et l’implacable slogan au fronton de mon école primaire qui, des années plus tôt, m’avait choquée. J’étais prisonnière de l’image altérée…

Quelques jours plus tard, je l’oubliai.

Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal.

Je m’habituais à ce que les Arméniennes ne fissent pas de bêtises. Ma mère avait raison : ce qui était écrit dans les manuels était mensonger. Oui, c’étaient absolument des mensonges. Les Arméniens ne pouvaient pas être des ennemis de l’intérieur, encore moins des hors-la-loi. Les Arméniens ne faisaient pas de bêtises. Ils étaient dociles. J’en étais témoin. Témoin ?

Moi, je n’étais pas comme elles. Je collais des affiches, j’allais à la prison voir mon père chaque semaine, je contestais les professeurs, je portais les sanctions du conseil de discipline sur le revers de ma veste comme des médailles, je faisais entrer des livres interdits dans l’école, je lisais des poèmes, je faisais du stop, je fumais, je…

Heureuse celle qui se dit…

P.-S.

Ce texte est extrait du chapitre 3 (« Une image altérée ») de l’important livre de Pınar Selek : Parce qu’ils sont arméniens, paru en 2015 aux Editions Liana Lévi. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation des éditrices.

A propos de ce grand petit livre : Hommes, femmes et enfants qui ne voulaient que vivre