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Limites et mérites de la tolérance

Retour critique sur quelques poncifs de l’antiracisme d’Etat (Quatrième partie)

par Pierre Tevanian
18 avril 2017

A l’heure où une grotesque et offensante campagne de SOS Racisme appelle à s’unir « contre la haine » – et pas contre le mépris et la discrimination – au motif spécieux que « Mon pote et moi on est pareils » , un retour critique nous a paru nécessaire sur ce que nous appelons l’antiracisme d’Etat. Nous republions donc une série de réflexions extraites de La mécanique raciste, sur ledit antiracisme d’Etat et ses principaux fondements, notamment la tolérance.

Partie précédente : De l’existence des races

La tolérance n’est pas une vertu antiraciste, mais une vertu raciste

La tolérance se définit en effet comme la capacité de prendre sur soi afin de supporter et laisser exister ce qui nous est désagréable. Elle n’a donc de raison d’être que lorsqu’une différence nous indispose, autrement dit lorsqu’a déjà eu lieu le processus de focalisation, cristallisation, essentialisation et disqualification raciste  [1]. Pour une subjectivité non-raciste, la différence raciale, culturelle ou confessionnelle n’a pas à être tolérée puisqu’elle est appréhendée et éventuellement appréciée pour ce qu’elle est – une banale réalité, un attribut parmi mille autres – et qu’elle n’est investie d’aucune valeur négative a priori.

Toute tolérance renvoie en outre à un seuil de tolérance, au-delà duquel le racisme latent se manifeste sous une forme beaucoup moins vertueuse : l’intolérance. Ce seuil peut être

 intensif (j’accepte par exemple une étudiante musulmane mais pas « une voilée », ou j’accepte un employé noir ou arabe mais seulement s’il n’a pas d’ « accent banlieue »)

 ou extensif (j’accepte un quota de 10% de « voilées » ou de « jeunes de banlieue », mais pas davantage).

Mais dans tous les cas, c’est fondamentalement l’égalité qui constitue le seuil critique :

 l’extraversion excessive de la voilée ou du banlieusard n’est en effet rien d’autre que la manifestation concrète d’un sentiment d’égalité, là où la discrétion et la retenue indiquent qu’on se sent moins légitime, ou en tout cas insuffisamment armé pour prendre le risque de se poser comme égal ;

 quant au nombre, il n’est perçu comme excessif que dans les contextes où il peut constituer une force, et donc un moyen de défier l’assignation à l’humilité, de s’extraire d’une position subalterne et de s’affirmer comme égal.

La tolérance est une vertu raciste mais elle doit être valorisée en tant que telle, et même conçue comme une condition nécessaire au dépassement du racisme.

Si la tolérance nous maintient subjectivement dans un rapport raciste à autrui, elle n’en est pas moins une vertu au sens plein du terme, non seulement parce qu’elle constitue un véritable effort sur soi mais aussi et surtout parce qu’elle a pour effet tangible de reléguer la pulsion raciste dans le for intérieur et de contenir par là même ses méfaits potentiels. En d’autres termes, la tolérance a cet effet non négligeable de désarmer partiellement le racisme. Partiellement seulement, puisqu’en maintenant un dispositif relationnel asymétrique et en laissant au « tolérant » l’entière liberté de fixer les limites de sa bienveillance, elle place le « toléré » dans une situation d’insécurité psychique qui constitue en elle même une violence effective. Mais entre la menace de l’exclusion et l’exclusion actualisée, la différence n’est pas insignifiante, surtout du point de vue de l’exclu-e. Par exemple, le professeur qui ne remet pas en cause son préjugé défavorable à l’égard du « foulard islamique » mais s’efforce de prendre sur lui et de garder pour lui sa contrariété se situe déjà, du point de vue de l’étudiante qui porte ledit foulard, très loin du professeur intolérant qui l’exclut purement et simplement de son cours ou passe son temps à l’humilier.

Par ailleurs, si la tolérance n’est pas un dépassement du racisme, elle constitue en tout cas une étape et même une condition sine qua non de ce dépassement. En différant le moment du passage à l’acte, elle ouvre un espace-temps de coexistence pacifique au sein duquel la mise en cause radicale du dispositif raciste devient sinon inéluctable, du moins possible.  Pour reprendre l’exemple précédent, le professeur qui décide, au mois de septembre, de tolérer dans son cours la présence d’une étudiante voilée, peut au fil de l’année apprendre à la connaître et à l’apprécier, et reconnaître en juin qu’il avait eu des préjugés. Le processus demeure incertain puisque la coexistence, la familiarisation, le dialogue et le conflit se produisent sur fond de préjugé et de complexe de supériorité ; mais quand d’aventure il se produit, c’est toujours dans ce cadre relativement pacifié ou tempéré. Toutes les personnes tolérantes ne renoncent pas à leurs préjugés et à leur position privilégiée de dominant, doté du pouvoir discrétionnaire de tolérer ou ne pas tolérer ; mais toutes les personnes qui ont eu des préjugés et les ont un jour dépassés n’ont pu le faire qu’en passant par cette étape décisive qu’est la tolérance.

Dernière partie : Logique de la haine

P.-S.

Ce texte est extrait de La mécanique raciste, qui parait en avril 2017 aux éditions La Découverte.

Notes

[1Évoqué tout au long du livre La mécanique raciste.