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Logique de la haine

En finir avec l’antiracisme d’Etat (Cinquième partie)

par Pierre Tevanian
18 avril 2017

A l’heure où une grotesque et offensante campagne de SOS Racisme appelle à s’unir « contre la haine » – et pas contre le mépris et la discrimination – au motif spécieux que « Mon pote et moi on est pareils » , un retour critique nous a paru nécessaire sur ce que nous appelons l’antiracisme d’Etat. Nous republions donc une série de réflexions extraites de La mécanique raciste, sur ledit antiracisme d’Etat et ses principales thématiques – comme, justement, la réduction du phénomène raciste à une seule de ses formes : l’affect de haine.

Partie précédente : Limites et mérites de la tolérance

La haine n’est pas le fondement du racisme, mais au contraire le signe d’une crise du racisme.

Nous l’avons déjà souligné [1] : le racisé n’est perçu et traité comme un corps furieux, menaçant, haïssable, que lorsqu’il refuse sa position subalterne et s’affirme avec trop de détermination comme un égal. Inversement, lorsque l’ordre social et symbolique inégalitaire demeure incontesté, le racisé demeure invisible et peut même bénéficier d’une certaine forme de sympathie, en tant que loyal serviteur.

Le déchaînement permanent de violence et de furie prohibitionniste contre les filles et femmes voilées, par exemple, ne marque pas l’émergence d’un nouveau racisme : il constitue plutôt la forme réactive et exacerbée qu’a prise un racisme très ancien au moment où les racisées l’ont mis en crise. La haine qui s’est abattue depuis 2003 sur ces femmes peut en effet être comprise comme une réaction de panique qui s’est emparée des gardiens de l’ordre social et symbolique raciste face à l’émergence d’une génération de jeunes musulmanes sûres d’elles-mêmes, de leur choix et de leur bon droit, face à leur insertion dans le paysage français et face à leur accession progressive à des espaces sociaux qui leur étaient jusqu’alors interdits par les lois non écrites de la bienséance républicaine – l’école, l’université, les emplois qualifiés et le monde associatif et politique.

En d’autres termes, si les filles voilées n’ont pas été confrontées à une telle haine au cours des décennies précédentes, ce n’est pas parce que le racisme anti-Arabe, anti-Noir et anti-musulman n’existait pas mais bien au contraire parce qu’il était beaucoup plus fort et incontesté : les femmes voilées étaient pour l’essentiel des mères au foyer ou des femmes de ménage, invisibles socialement, et la pression sociale intégrationniste dissuadait de toute façon les autres d’user de leur droit de porter le voile à l’école ou au travail. Les lois de prohibition et les campagnes de dénigrement n’étaient pas à l’ordre du jour pour la simple raison que, sauf exception, les femmes voilées n’accédaient de toute façon pas à l’école et à l’université, ni au marché de l’emploi – ou bien en faible nombre et à des places très subalternes. C’est uniquement lorsque leur exclusion sociale de facto a pris fin que le vote d’une loi de prohibition s’est imposé comme ultime rempart.

La loi anti-foulard du 15 mars 2004 doit en somme être considérée à la fois comme un recul grave sur le plan juridique et comme un signe plus positif d’un point de vue sociologique, dans la mesure où elle révèle, en s’y opposant, un progrès de l’égalité sociale – suffisamment marquant pour inquiéter les gardiens de l’ordre inégalitaire et les pousser à l’extrême. La question qui se pose dès lors est de savoir ce qui, de la dynamique sociale égalitaire ou du contre-feu étatique, va l’emporter. Car s’il est certain que le déferlement d’injures et le recours à la prohibition trahissent une perte de puissance et de confiance des dominants, il n’est pas moins certain que les campagnes de diabolisation et les lois de prohibition transforment radicalement le rapport de force et tendent à renvoyer les femmes voilées dans l’inexistence sociale. Rien n’est joué, même si l’on joue – comme toujours dans une situation de domination – à armes inégales.

On peut d’ailleurs généraliser cette analyse, en interprétant de manière analogue l’actuelle libération de la parole raciste – du triomphe médiatique d’Éric Zemmour au sacre d’Alain Finkielkraut, reçu en grande pompe à l’Académie française, en passant par l’avalanche de campagnes anti-voile, de Nicolas Sarkozy et François Fillon à Manuel Valls. La tonalité souvent haineuse, bête et méchante des discours est à la fois inquiétante en tant qu’elle attise et légitime les tendances racistes dans l’ensemble de la population, et symptomatique d’une salutaire crise de l’ordre social et symbolique raciste. Car si la parole haineuse prolifère ainsi, jusqu’au sommet de l’État, c’est que désormais plus rien ne va sans dire. La forteresse raciste est assiégée. Les sans-papiers sortent de l’ombre et réclament leur dû, les détenus brûlent leur centre de rétention, la jeunesse – et plus largement la population – non blanche refuse de plus en plus la posture de profil bas et d’hypercorrection que leur impose l’idéologie intégrationniste, elle manifeste ostensiblement sa référence musulmane ou son identité « lascarde », elle exige le respect et demande des comptes. La monopolisation des postes de pouvoir politique, économique et médiatique par des Blancs est désormais mise en question, le débat est ouvert sur la nécessité de nommer et compter les Blancs et les non-Blancs afin de lutter contre les discriminations. Le passé colonial et son occultation sont mis en question. Bref : à une situation de domination tranquille a succédé une situation de domination inquiète, menacée, et de ce fait plus loquace et plus agressive.

D’une telle situation de crise peut émerger le pire (un violent backlash raciste prenant corps dans la population et s’inscrivant dans la durée) comme le meilleur (un réel enrayement de la mécanique raciste). Nul ne peut en vérité prévoir qui, des gardiens de l’ordre raciste ou de ses adversaires, est en mesure de l’emporter. Raison de plus, si l’on se veut réellement antiraciste, pour entrer en lutte.

P.-S.

Ce texte est extrait de La mécanique raciste, qui parait en avril 2017 aux éditions La Découverte.

Notes

[1Dans le second chapitre de La mécanique raciste. Cf. aussi « Le corps d’exception et ses métamorphoses », Deuxième partie